Je/ux autobiographiques dans la littérature de jeunesse contemporaine en langue française (revue Relief)
Le comité de rédaction de Relief - Revue électronique de littérature française (revue-relief.org) vous invite à proposer des contributions pour un dossier thématique sur les rapports entre littérature de jeunesse et écriture de soi. Ce dossier sera dirigé par Régine Battiston et Arnaud Genon – Institut de recherche en langues et littératures européennes – ILLE UR 4363 – Université de Haute-Alsace.
Le vaste champ autobiographique a fait l’objet, depuis les années soixante-dix, de nombreuses études. Les travaux portant sur la question ont permis de cartographier différentes pratiques telles que le roman autobiographique dans lequel un auteur retrace la vie d’un personnage duquel il se distingue, mais avec qui il partage de nombreux biographèmes. À côté des journaux intimes et des Mémoires, genres clairement identifiables, se développe une nouvelle approche de l’autobiographie qui se caractérise, elle, par le pacte théorisé par Philippe Lejeune en 1975. Ce pacte repose sur l’identité onomastique de l’auteur, du narrateur et du personnage et sur l’engagement de l’auteur à ne raconter que la stricte vérité. Dans le tableau classificatoire que propose Lejeune, subsiste une case aveugle : « Le héros d’un roman déclaré tel, peut-il avoir le même nom que l'auteur ? Rien n'empêcherait la chose d'exister, et c'est peut-être une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intéressants. Mais, dans la pratique, aucun exemple ne se présente à l'esprit d'une telle recherche » (Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, coll. Points Essais, 1996, p.31). Serge Doubrovsky, alors en pleine rédaction de Fils (Galiléé, 1977) comprend que son entreprise comble un vide théorique et propose le néologisme « autofiction » pour qualifier sa propre pratique. Il s’agit pour l’écrivain-théoricien d’écrire sa vie (en son nom propre) en empruntant les procédés du roman et en s’autorisant l’apparition de « pellicules de fiction » (l’expression est de Hervé Guibert). Il théorise ainsi une nouvelle approche de l’écriture de soi – entre fictionnel et factuel – qui nourrira le champ critique pendant plusieurs décennies : « Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d'événements et de faits strictement réels ; si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. » (Doubrovsky, Fils, 1977). Si les définitions de l’autofiction varient selon des acceptions étroites (Jacques Lecarme, Philippe Gasparini) ou beaucoup plus larges (Vincent Colonna), elles révèlent tout autant l’intérêt porté par les chercheurs à la question des écritures de soi que la variété des pratiques qui investissent les frontières toujours plus poreuses de la fiction et de la non-fiction. Cette littérature du moi s’est par la suite enrichie de nouvelles dénominations, parmi lesquelles le récit transpersonnel (récit autobiographique à visée sociologique) ou encore les « romans du Je » (Philippe Forest), traduisant ainsi une effervescence tant théorique que pratique.
Ce retour de l’auteur semble cependant n’avoir que rarement franchi les frontières de la littérature de jeunesse puisque l’autobiographie n’y est encore aujourd’hui présente que de manière marginale. Le pacte de vérité et de transparence que postule le genre semble, a priori, difficilement conciliable avec un public de jeunes lecteurs que l’on souhaite généralement préserver et protéger de ce que la vie peut avoir de plus dur. En effet, tout dire signifie dévoiler les violences subies, morales et/ou physiques, la sexualité, les douleurs, la maladie, la mort et ce, parfois sans pudeur, de manière crue ou abrupte. Autant d’éléments que la loi de 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse a longtemps exclu de son champ au motif que cela était de nature à « démoraliser l’enfance ou la jeunesse ». Cette même loi, modifiée en 2011, prohibe, quant à elle, des textes « de nature à nuire à l'épanouissement physique, mental ou moral de l'enfance ou la jeunesse ». Si, pour ces raisons, les confessions réelles sont relativement rares ou clairement édulcorées (on pense cependant à quelques textes « canoniques » tels que Poil de Carotte de Jules Renard (1894) la trilogie de Marcel Pagnol initiée par La Gloire de mon père (1957), À la guerre comme à la guerre de Tomi Ungerer (1991), Voyage à Pitchipoï de Jean-Claude Moscovici (1995), ou, en littérature étrangère Journal d’Anne Frank (1947), Moi Boy de Roald Dahl (1984), et plus proche de nous encore le Journal de Zlata (1991), il n’en reste pas moins que les dispositifs autobiographiques au sens large de l’expression (narration à la première personne, journaux intimes, échanges épistolaires) ont été, eux, largement exploités dans des œuvres romanesques par des auteurs qui souhaitent créer entre leurs personnages et les lecteurs un lien étroit, intime que cette écriture fictionnelle et donc faussement autobiographique permet. En témoignent notamment les romans de formation, initiatiques ou d’apprentissage, destinés à de jeunes lecteurs et qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, relatent, dans des récits adoptant les codes de l’autobiographie, la vie de jeunes personnages fictionnels (Sans famille (1878) d’Hector Malot, par exemple). Plus proche de l’autobiographie, mais n’assumant cependant pas ce positionnement générique (absence de pacte), se trouvent des textes qui fictionnalisent ou romancent la vie de l’auteur (Le Gone du Chaâba (1986), d’Azouz Begag).
Aussi, c’est peut-être parce que la vérité crue ne peut être dite que les auteurs pour la jeunesse en passent par des autobiographies déguisées, édulcorées, qui portent le masque de la morale et de la fin heureuse. La simulation ou dissimulation, la réécriture, la transformation, le travestissement du réel, sa métaphorisation, sa fabulation dans des pratiques d’ordre autofictionnel (qui se permettent de petits arrangements avec le réel ou le reconfigurent à des fins romanesques[1]) sont parfois les biais qui permettent de rendre les récits crédibles, accessibles ou conformes aux attentes du public visé ainsi que des prescripteurs de cette littérature (parents, enseignants, bibliothécaires…).
En France, le genre de l’autobiographie écrite pour la jeunesse s’est développé durant les 20 dernières années et des collections entières lui ont été dédiées (on pense notamment à la collection « Confessions » créée au début des années 2000, aux éditions De la Martinière). Comment expliquer ce succès ?
Il sera intéressant d’étudier, dans les littératures française et francophone et éventuellement en comparaison avec des pratiques européennes, la manière dont le « moi » peut s’écrire dans des livres destinés à un jeune public, comment ces textes parviennent à faire entendre la voix de l’enfant et voir l’univers de l’enfance à travers le narrateur adulte, qu’il s’agisse d’une enfance blessée ou heureuse. L’univers créé montre parfois le poids des coutumes, des malentendus, des règles familiales et sociales, les blessures et dommages causés par le comportement des adultes, la souffrance des enfants et leur possible résilience.
Par ailleurs, il faudra envisager tout le pan de la littérature de jeunesse qui utilise les dispositifs énonciatifs ou génériques propre au genre autobiographique au service d’une littérature pourtant totalement fictionnelle dans laquelle le monde imaginaire ou imaginé transcende le réel, et permet aux jeunes lecteurs de s’identifier à l’histoire des personnages mis en scène (la série Journal de Gurty de Bertrand Santini, ou la série Journal d’un dégonflé de Jeff Kinney). En ce sens, ces récits participent à la construction de l’identité du lecteur à travers celle de l’enfant ou des scénarios mis en scène dans le texte qu’il tient entre ses mains. Ils mettent aussi en lumière les discours et les représentations de l’enfance à travers le temps. Ce travail d’analyse sera d’autant plus apprécié que l’intérêt porté à ces questions ne se résume souvent qu’à quelques pages dans les écrits théoriques consacrés à la littérature de jeunesse (Daniel Delbrassine, Le roman pour adolescent aujourd’hui : écriture, thématiques et réception, SCÉRÉN-CRDP de l’académie de Créteil, 2006, Christian Chelebourg, Francis Marcoin, La littérature de jeunesse, Armand Colin, 2007, Nathalie Prince, La littérature de jeunesse, Armand Colin, 2021)… quand il n’est pas totalement passé sous silence.
Le questionnement pourra notamment porter sur les projets autobiographiques ou autofictionnels des littératures envisagées, sur les procédés narratifs mis en œuvre (perspective et point du vue, problématique des espaces et des temporalités choisies…), sur la manière de parler de soi en construisant son discours, ce qui constitue un frein aux confessions, ce qui distingue les paroles et les intentions.
La relation au lecteur dans la littérature de jeunesse autobiographique pourra aussi faire l’objet d’analyses : un auteur s’adressant à un jeune lecteur adopte-t-il les mêmes modalités d'écriture que s’il s’adresse à un adulte ?
Ce questionnement rejoint celui lié aux stratégies éditoriales : quelles sont celles qui facilitent l’accès à ces confessions ? En lien direct avec ces questions, on pourra par ailleurs s’interroger sur les raisons pour lesquelles le corpus d’une littérature ouvertement autobiographique est limité quand destiné à de jeunes lecteurs alors qu’au contraire, depuis la fin des années 70, il est en pleine expansion dans le domaine de la littérature dite générale. Les jeunes lecteurs se désintéressent-ils des expériences de leurs ainés ? Dans quelle mesure l’épistolaire, l’autobiographie et la confession sont encore adaptés aujourd’hui au jeune lectorat, alors que l’univers de la fantasy, de l’heroic-fantasy, de la romance ou celui des mangas – pour ne citer que les plus visibles – captent une majorité de jeunes lecteurs ? Que dire enfin des stratégies éditoriales (paratexte, péritexte, illustrations…) mises en œuvre au service de cette littérature du « moi » ?
Une fois envisagés ces aspects théoriques, il serait intéressant d’ouvrir un volet plus précisément didactique qui interrogerait, par exemple, la manière dont s’enseigne une littérature autobiographique (ou se présentant comme telle) auprès de jeunes lecteurs. Quels sont les enjeux d’une didactisation de ces écritures du « je » ? La réception de textes appartenant à ce genre fait-elle l’objet d’approches particulières dans les classes où elle est enseignée ? En quoi ces textes peuvent-ils aussi constituer un outil didactique intéressant, permettant de favoriser la mise en écriture des élèves ? Les propositions d’article dans ce sens viendraient compléter et renouveler les travaux déjà menés en 2001.
Afin d’élargir cette réflexion on pourrait questionner le rapport entre ces écritures de soi et les pratiques médiatiques contemporaines, notamment de présentation de soi, de partage de l'expérience sur les réseaux sociaux : quels sont les impacts de ces pratiques sur la manière dont est abordée la littérature de jeunesse, comment se positionne-t-elle par rapport à ces enjeux/objets ?
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Les contributions, en français ou en anglais, porteront de préférence sur un corpus francophone. Des liens ou comparaisons avec des œuvres étrangères permettront éventuellement de faire émerger des convergences ou des particularismes.
Date limite pour l’envoi des propositions, le 1er juillet 2024.
Les auteurs des propositions retenues devront soumettre l’article complet (de 6000 à 8000 mots) en respectant la feuille de style de Relief pour le 1er décembre 2024. Conformément au protocole de la revue, les contributions seront soumises à une évaluation en double aveugle pour publication dans Relief en septembre 2025. Merci d’envoyer une proposition d’environ 300 mots, accompagnée d’une brève notice biobibliographique à la revuerelief@gmail.com ainsi qu’à ecrituredesoi2024.ille@uha.fr
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À propos de la revue
Relief – Revue électronique de littérature française est une revue scientifique internationale évaluée par les pairs et consacrée aux études littéraires et culturelles. Son périmètre historique est ouvert, pourvu qu’il soit en relation avec des corpus de langue française. Relief est un lieu de rencontre de l’étude des littératures, des textes et des discours. Bilingue (français-anglais) et pionnière, Relief est une revue numérique et en accès libre depuis son premier numéro publié en 2007. La revue Relief est publiée deux fois par an. Les numéros sont organisés par thème ou par monographie, mais chaque numéro réserve un espace aux contributions diverses ainsi qu’aux comptes rendus de lecture. Site web : www.revue-relief.org.
Bibliographie théorique liée aux genres autobiographiques
Allamand Carole, Le « Pacte » de Philippe Lejeune ou l’autobiographie en théorie, édition critique et commentaire, Honoré Champion, 2018.
Burgelin, Claude, Grell, Isabelle, avec la collaboration de Roger-Yves Roch, Autofiction(s), actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Lyon, PUL, 2010.
Colonna, Vincent, Autofiction & autres mythomanies littéraires, Auch, Tristram, 2004.
Forest, Philippe, Le Roman, le je, Nantes, Éditions Pleins Feux, 2001.
Forest, Philippe, Les Romans du Je (avec Claude Gaugain), « Horizons comparatistes », Pleins Feux/ Université de Nantes, Nantes, 2001.
Gasparini, Philippe, Autofiction – Une aventure du langage, Paris, Seuil, Poétique, 2008.
Gasparini, Philippe, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, Poétique, 2004.
Genon, Arnaud, Autofiction : pratiques et théories (Articles), Mon Petit Editeur, coll. Essai, 2013.
Lecarme, Jacques ; Lecarme-tabone, Éliane, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997.
Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
Lejeune, Philippe, L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971.
Bibliographie littérature de jeunesse
Chelebourg, Christian et Marcoin, Francis, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2007.
Diament, Nic, Histoire des livres pour les enfants : du Petit Chaperon rouge à Harry Potter, Montrouge, Bayard éditions, 2008.
Escarpit, Denise, La littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008.
Lévêque, Mathilde, Écrire pour la jeunesse en France et en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011.
Lévêque, Mathilde, Histoire de la littérature allemande pour la jeunesse, Vincennes, Editions Thierry Marchaisse, 2017.
Mas, Marion et Mercier-Faivre, Anne-Marie (Dir.), Écrire pour la jeunesse et pour les adultes. D’un lectorat à l’autre, Classiques Garnier, Collection Rencontres, n° 459, 2020.
Nières-Chevrel, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier, 2009.
Nières-Chevrel, Isabelle, et Perrot, Jean, Dictionnaire du livre de jeunesse, Paris, Editions du cercle de la librairie, 2013.
Nières-Chevrel, Isabelle, Littérature de jeunesse : incertaines frontières, Actes du colloque de Cerisy la Salle (5-11 juin 2004), Paris, Gallimard jeunesse, 2005.
Pham Dinh, Rose-May et Douglas, Virginie (Dir.), Histoires de famille et littérature de jeunesse / Family Stories and Children’s Literature. Filiation, transmission, réinvention ? / Parentage, Transmission or Reinvention?, Peter Lang, collection “Recherches comparatives sur les livres et le multimédia d’enfance”.
Poslaniec, Christian, Des Livres d’enfants à la littérature de jeunesse, Paris, Découvertes Gallimard, Bibliothèque nationale de France Littératures, 2008.
Prince, Nathalie, Thiltges, Sébastian, co-graphies : écologie et littératures pour la jeunesse, Presses Universitaires de Rennes, PUR, coll. “Interférences”, 2018.
Prince, Nathalie, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2021 (3e édition).
Prince, Nathalie (Dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
Schneider, Anne et Jeannin, Magali (Dir.), Littératures de l’altérité, altérités de la littérature, collection Dyptique, Université de Namur, 2020.
Soriano, Marc, Guide de la littérature pour la jeunesse : courants, problèmes, choix d’auteurs, Paris, Flammarion, 1975 (Delagrave, 2002).
Littérature de jeunesse et didactique
Ahr, Sylviane et Mongenot, Christine (Dir..), (D)Écrire, prescrire, interdire : les professionnels face à la littérature de jeunesse aujourd’hui, 2016.
Bishop, Marie-France et Penloup, Marie-Claude (Dir.), Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n°34, 2006.
Dulibine, Chantal, Grosjean, Bernard, Coups de théâtre en classe entière, CRDP de Créteil, 2004.
Hamaide-Jager, Eléonore, « La mise en abyme de la lecture ou comment l’album peut former son lecteur ? », in Christiane Connan-Pintado, Florence Gaiotti et Bernadette Poulou (éd.), L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ?, Actes du colloque de Bordeaux des 28, 29 et 30 novembre 2007, Presses Universitaires de Bordeaux, Modernités, n° 28, novembre 2008, p. 225-235.
Houvel, Christine et Poslaniec Christian, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, Paris, Hachette éducation, 2000.
Langbour, Nadège, Littérature de jeunesse : la construction du lecteur, L’Harmattan, 2020.
Massol, Jean-François, et Quet, François (Dir.), L’auteur pour la jeunesse, de l’édition à l’école, Grenoble, ELLUG, 2011.
Poslaniec, Christian, Pratique de la littérature de jeunesse à l’école, Paris, Hachette, 2002.
Roques, Marie-Hélène (Dir.), L’autobiographie en classe, Delagrave/CRDP Midi-Pyrénées, 2001.
[1] Voir notamment Gasparini, Philippe, Autofiction – Une aventure du langage, Paris, Seuil, Poétique, 2008.