Inscrite à la fois dans les catégories « Grammaire » et « Morale » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’imposture est décrite comme l’action d’imposer aux hommes « par des actions & par des discours ». Près de ce que l’on peut appeler la sémiotique de Diderot (Auroux 1979), la grammaire comme la morale sont alors affaires de degrés : la langue permet de saisir des nuances, des variations subtiles, empêchant tout jugement trop tranché. Vauvenargues, l’un des grands moralistes du XVIIIe siècle, ne dit pas autre chose, lorsqu’il écrit dans l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, que « [l]’imposture est le masque de la vérité; la fausseté, une imposture naturelle; la dissimulation, une imposture réfléchie; la fourberie, une imposture qui veut nuire; la duplicité, une imposture qui a deux faces. » (Troisième partie, 1981 [1747], §45). Fausseté, dissimulation, fourberie, duplicité; l’imposture implique nécessairement, ainsi que l’écrit Montaigne, que « [l]e vray champ et subject de l’imposture sont les choses inconnuës. » (2009 [1595], I, 32, 215A) Mais encore, pour bien comprendre et analyser l’imposture, il demeure que cette dernière doit s’appuyer sur quelque chose de connu, de reconnaissable. Cette imposture est imposée par des actions et des discours : mais quelles actions, quels discours?
Suivant la poétique des genres et l’esthétique de la réception, chaque auteur.ice élabore son œuvre à partir d’un héritage littéraire qu’iel doit tout à la fois reprendre et trahir : « Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte », affirme Julia Kristeva (1969, 85). Paraphrases, pastiches, charges, transpositions, variations… le texte peut abonder en palimpsestes, comme l’étudie Genette (1982). Le lectorat doit reconnaître certains codes qui lui permettent d’inscrire le texte dans un genre ou un courant, en même temps que l’auteur.ice doit suffisamment jouer de ces codes pour proposer une œuvre originale et intéressante. Alors que certaines impostures sortent du livre – nous pensons notamment à Mark Hofmann, maître forgeur de documents en lien avec le mouvement des saints des derniers jours qui allait jusqu’à fabriquer son propre papier et sa propre encre (Lindsey 2016 [1988]) –, d’autres jouent avec les limites de la littérature. Ainsi en est-il de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Borges, une nouvelle dans laquelle il est question d’une réécriture de Don Quichotte identique à celle de Cervantès, et pourtant unique grâce à son contexte de réécriture (Borges 2014 [1944]). La réécriture, la reprise, le recyclage, à terme, peuvent poser une question éthique; est-ce une imposture de défaire celui ou celle qui a inspiré le texte? À quel point l’auteur.ice doit-il camoufler ses palimpsestes – qui sont autant de signes de sa sensibilité et de ses obsessions? Tout écrivain.e, selon la fameuse formule de Descartes, larvatus prodeo (Descartes 2010, 45), n’avance-t-il pas masqué?
L’écriture sous pseudonyme peut laisser penser que cela est le cas. On pense, par exemple, à Madeleine de Scudéry, empruntant le nom de son frère Georges, qui récoltera pourtant les fruits du succès des romans Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653) et Ibrahim ou l’Illustre Bassa (1641). Le recours aux pseudonymes renvoie ici à une problématique sociale; mais cela peut encore renvoyer à une analyse de la subjectivité. Ainsi, la multiplicité d’auteurs préoccupe Kierkegaard. Ce dernier excède les pseudonymes; chaque nom renferme une personnalité propre et ces personnalités dialoguent entre elles. La communication indirecte (Kierkegaard 1941 [1846]) de Kierkegaard fonctionne par pseudonymes – comme d’ailleurs également celle de Fernando Pessoa (1982) –, des « poetized personalities » (Kierkegaard 1967 [1847], 302) qui « deceiv[e] the reader into the truth » (Becker 2016, 410). Outre l’aspect philosophique de l’imposture, « resentment and indignation are frequently the forger’s spurs » (Osteen 2021, 256). Le masque peut ainsi être outil de vengeance, tel que le démontre Harriet Burden, personnage qui, jugeant être victime de sexisme dans le monde de l’art, souhaite mettre au jour la faillibilité des critiques en présentant son art en se cachant derrière trois artistes masculins (Hustvedt 2014). Le projet, nommé Maskings, « is a game, a form of playing and competition » (Becker 2016, 411), élément fondamental à toute fraude (Osteen 2021, 264). Ce jeu de dissimulation et de dévoilement implique un danger, voire un désir d’être découvert: « most forgers seem unconsciously to want to be caught. How else can their intelligence, skill, and inventiveness be advertised? » (Ibid., 3)
On peut encore se questionner sur la valeur même de l’écriture en tant qu’activité humaine. Peut-on écrire à propos de tout sans subir le syndrome d’imposteur, sans être un androïde parmi les humains (Dick 1953)? À l’époque où l’humain prend conscience de l’Anthropocène et veut par conséquent se décentrer, de nombreuses écofictions emploient le point de vue des autres vivants, en les pourvoyant – puisqu’il s’agit, en fin de compte, de la littérature – de la parole humaine. Lorsque Tolkien personnifie les arbres dans Le Seigneur des Anneaux (1954-1955) ou Wajdi Mouawad dans Anima (2015) narre le roman depuis le point de vue d’un animal sauvage, s’agit-il véritablement du décentrement, si le langage employé demeure toujours le nôtre? Comment alors, comme le propose Estelle Zhong-Mengual (2022), adopter le seul point de vue possible pour représenter une fleur, à savoir celui du pollinisateur?
Or, comme le montrent les auteurs de The Language of Plants (2017), les végétaux ont bien un langage et une intelligence qui leur sont propres. Est-il donc éthique de les faire parler? Est-ce que la fiction peut parler de toute chose? Le.la narrateur.ice qui emploie le point de vue du.de la meurtrier.ère ou de la victime dans une réelle affaire policière – comme Duras (2006) ou Besson (2006) par exemple – a-t-iel le droit de le faire? Si ce n’est pas le cas, ne perd-t-on pas l’essentiel de la fiction, qui passe par le truchement de l’imposture pour déboucher, possiblement, sur le vrai?
Le Spectateur français (1728) de Marivaux s’appliquait à examiner « tous ces porteurs de visages, hommes et femmes » et c’est bien à la même tâche que Postures convie aujourd’hui les chercheur.euses. Pour ce quarantième numéro, Postures vous invite à étudier l’imposture, y compris la vôtre, dans toutes ses manifestations littéraires. La thématique de ce numéro ouvre la porte à une multiplicité d’axes et d’approches (liste non-exhaustive) :
- L’imposture dans les textes (personnages imposteurs, narration d’imposture, narration non-fiable, etc.)
- Les aspects poétiques de l’imposture (parodie, pastiche, détournement, intertextes, etc.)
- Faire et défaire l’horizon d’attente : pensées et formes hétérodoxes
- Aspects métacritiques : postures et impostures d’analyse
- Etc.
Les textes proposés – article scientifique ou essais libres –, d’une longueur de 12 à 20 pages à double interligne, doivent être inédits et soumis avant le 30 août 2024. La revue Postures offre également un espace hors dossier pour accueillir des textes de qualité qui ne suivent pas la thématique suggérée.
Veuillez accompagner votre article ou votre essai d’une courte notice biobibliographique qui précise votre université d’attache. Les auteur.rices des textes retenu.es — obligatoirement des étudiant.es universitaires, tous cycles confondus — devront participer à un processus de réécriture guidé par un comité de rédaction avant leur publication.
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Bibliographie
Auroux, Sylvain. 1979. La sémiotique des encyclopédistes : essai d’épistémologie historique des sciences du langage, Paris : Payot.
Becker, Susanne. 2016. « ‘’Deceiving the reader into the truth’’: A Conversation with Siri Hustvedt about The Blazing World (2014) », dans Hartmann, Johanna, Christine Marks et Hubert Zapf (dir.), Zones of Focused Ambiguity in Siri Hustvedt’s Works. Interdisciplinary Essays, Berlin, De Gruyter, coll. « Anglia Book Series », vol. 52, p.409-421.
Besson, Philippe. 2006. L’enfant d’octobre. Paris: Grasset.
Borges, Jorge Luis. 2014 [1944] [1941]. “Pierre Ménard, auteur du Quichotte”, dans Fictions, trad. Paul Verdevoye et Nestor Ibarra, Paris : Gallimard.
Descartes, René. 2010. “Preambula”, Œuvres philosophiques. I — 1618-1637. Paris: Classiques Garnier, éd. Alquié.
Duras, Marguerite. 2006. Sublime, forcément sublime Christine V. Montréal: Héliotrope.
Gagliano, Monica, John C. Ryan et Patricia Viera (éd). 2017. The language of plants: Science, philosophy, literature, Minneapolis : U of Minnesota Press.
Genette, Gérard. 1982. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris: Seuil, coll. « Essais ».
Hustvedt, Siri. 2014. The Blazing World, New York : Simon & Schuster.
Kierkegaard, Søren, 1967 [1847]. Søren Kierkegaard’s Journals and Papers, vol. 1, trad. Howard V. Hong et Edna Hong, Indianapolis : Indiana University Press.
Kierkegaard, Søren. 1941 [1846], Concluding Scientific Postscript, trad. Walter Lowrie et Joseph Campbell, Princeton : Princeton University Press.
Kristeva, Julia. 1969. « Pour une sémiologie des paragrammes », dans Semeiotike : recherches pour une sémanalyse, Paris : Éditions du Seuil, 1969.
N. Kremer, Y. Tran Gervat et J.-P. Sermain (dir.), Fictions de l'imposture, impostures de la fiction dans les récits d'Ancien Régime. Actes du Colloque de Paris (12-14 juin 2013), Paris, Hermann, coll. «La République des lettres», 2016.
Kremer, Nathalie, « Petite phénoménologie de l'imposture », Atelier de théorie littéraire de Fabula : https://www.fabula.org/ressources/atelier/?Imposture_et_fiction.
Lindsey, Robert, 2016 [1988]. A Gathering of Saints. A True Story of Money, Murder and Deceit, New York : Simon & Schuster.
Marivaux. 2010 [1721-1724]. Journaux I, Paris : Garnier Flammarion.
Mengual, Estelle Zhong. 2022. Peindre au corps à corps: les fleurs et Georgia O'Keeffe. Paris: Actes sud.
Montaigne. 2009 [1595]. Essais I, Paris, Gallimard, éd. Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête.
Mouawad, Wajdi. 2012. Anima. Paris : Actes Sud.
Osteen, Mark. 2021. Fake It: Fictions of Forgery, Charlottesville : University of Virginia Press.
Schlanger, Jacques. 1994. « Le philosophe et son masque », dans : Gestes de philosophes, Paris, Aubier, coll. « Philosophie », p. 39-60. URL : https://www.cairn.info/gestes-de-philosophes--9782700733464-page-39.htm
Tolkien, J. R. R., Ledoux, F., & Munch, P. 1972. Le seigneur des anneaux. Paris: Christian Bourgois.
Vauvenargues. 1981. Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Paris, Flammarion, éd. Jean Dagen.