USAGES SOCIAUX ET ÉCONOMIQUES DES CRÉOLES
SOCIAL AND ECONOMIC USES OF CREOLE LANGUAGES
KRÉYOL YO KA SÈVI ATÈ ISI-A POU LAVI SOSIAL EK ÉKONOMIK
Qui pourrait véritablement contester la vitalité des langues créoles ? Langues jeunes, nées de la rencontre entre des peuples de civilisations différentes, porteuses de visions idiosyncrasiques du monde, les langues créoles se sont certes développées dans des contrées différentes, mais ont abouti à des résultats qui peuvent paraître/paraissent similaires sous certains aspects. Cela est sans doute dû à des conditions sociohistoriques identiques, mais aussi aux universaux linguistiques.
Pour autant, ces langues souffriraient d’une affection congénitale : la décréolisation. Aujourd’hui, tant dans les Caraïbes que dans l’océan Indien, il est question de ce phénomène qui s’accentue selon des conditions sociopolitiques spécifiques à chaque territoire : l’assimilation linguistique dans les territoires français (de la Caraïbe, de l’océan Indien) ou encore un déficit de politiques linguistiques avérées dans des pays émancipés de toute tutelle coloniale.
Si les politiques sont globalement peu enclins à doter leur pays d’outils nécessaires pour l’épanouissement des locuteurs natifs-nataux, ces derniers sont à l’origine d’une gestion in vivo d’un bi-, voire d’un plurilinguisme. Ainsi, dans un article intitulé : Dire, maudire, écrire, Diane Rey-Hulman (1993) explique pour les territoires français, et singulièrement la Guadeloupe, comment le créole, qui fut banni de l’appareil d’État dès 1804, après avoir été socialement condamné à partir du Code noir, réussit à s’imposer dans l’espace juridique puis à envahir les médias audiovisuels au fil du temps. L’ethnolinguiste montre cette progression de la langue dans l’espace social de 1938 à 1975, date de son irruption dans l’espace juridique.
Cet exemple illustre la longue conquête par le créole desdits espaces. En son temps, la sociolinguiste Dany Bébel-Gisler plaidait en faveur d’un usage généralisé du créole : « Il est grand temps à l’économie, au droit, à la politique, en un mot à la science, de parler créole. Pour faire dialoguer, avec plus de succès, la science avec le développement économique, culturel, humain » (1989).
Ce défi, un autre praticien de la culture créole (Thierry Malo) entend le relever. Pour autant, il s’interroge car il constate que la science ne se décline pas en créole : « Lasyans poko ka palé kréyol, pa ni liv asi jaden, pon liv asi manjé, pon liv asi lang kréyol ki maké an kréyol »/ « La science ne parle pas encore créole, il n’existe aucun livre sur le jardinage, sur la cuisine, aucun livre sur les langues créoles écrit en créole » ; en outre, il relève de nombreuses fautes dans les textes en créole ainsi qu’un fort taux d’illettrisme (2023).
Ces constats ne sont pas propres à l’île de la Guadeloupe, encore moins à celle de la Martinique. Si en 2012, le créole mauricien fait son entrée comme matière optionnelle à l’école, ce n’est qu’en novembre 2023 qu’ont eu lieu les premiers examens pour cette langue au School Certificate, après cinq années d’études secondaires ; cependant, cette langue n’est choisie que par très peu d’élèves. Pourtant, on observe que dans cet archipel, l’Église romaine, en tant qu’acteur social majeur, plaide pour que « le créole devienne une véritable matière » (Mayotte 1ère, février 2024) pour ce niveau d’éducation et soit un outil d’épanouissement et de développement économique.
S’interroger sur la vitalité des créoles prend ainsi tout son sens. Comment se matérialisent les usages des créoles dans les différents espaces sociaux des territoires concernés ? En dehors des circuits « classiques » de la langue (écoles, médias, églises, etc.), les acteurs économiques font-ils de la langue un outil de développement de l’économie de marché ?
Si ici et là fleurissent des publicités en créole – à petite dose, disent certains analystes, et surtout pour vanter des produits des terroirs concernés : ainsi, c’est tel assureur qui mise sur la force perlocutoire d’un proverbe pour vendre ses produits[1] –, aucun consommateur ne peut se targuer d’avoir trouvé des indications en créole sur les produits qu’il achète, alors que les créoles sont utilisés à des fins communicatives dans les transactions marchandes traditionnelles – les marchés de Port-au-Prince, de Pointe-à-Pitre ou de Victoria ou les petits commerces – lolo en Guadeloupe. Par conséquent, quels usages commerciaux des créoles faut-il encourager en contexte moderne ?
On peut également s’interroger sur la place du créole dans des domaines plus spécialisés : le numérique, la justice – à un moment où des territoires comme Haïti y réfléchissent. Quelles recherches lexicographiques, graphiques en lien avec ces domaines-clefs de la vie sociale et économique ? Quels risques économiques prennent des éditeurs spécialisés de ces textes techniques ? Comment transmettre ce lexique spécialisé ? Et, par-delà ces aspects graphiques, lexicographiques voire lexicologiques des créoles, quel est l’état de la recherche en termes plus largement descriptifs ?
Aux chercheurs créolistes de penser ces axes de réflexion selon leurs propres domaines de recherche et les préoccupations de leurs territoires, car les situations sont spécifiques. Les propositions qui seront faites seront examinées sous ces modalités.
—
Notre colloque vise à explorer cette question-clef des usages sociaux et économiques des créoles, leur marchandisation dans divers domaines :
LA LITTÉRATURE
· Production d’ouvrages en créoles.
· Le marché de l’édition.
· Les dictionnaires unilingues.
· La question de la graphie pour une uniformisation de l’orthographe.
LA SOCIO-DIDACTIQUE
· La production de manuels.
· La production de jeux éducatifs en créoles comme marché à conquérir.
L’ANTHROPOLOGIE
· La communication dans les divers médias.
· Usages commerciaux des créoles.
· Créole, créolité et Politique.
LA LINGUISTIQUE
· Morphosyntaxe, lexique, phonologie.
· Variation linguistique.
· Production d’ouvrages ou de lexiques spécialisés.
—
Les propositions de résumé doivent parvenir au Comité scientifique à l’adresse suivante : colloqueciec2024@gmail.com le 16 juin 2024
[1] Le proverbe créole : Jou malè pa ni pwan gad (en somme, prévenir vaut mieux que guérir) est utilisé pour vendre des produits d’assurance.
—
Who can truly contest the vitality of Creole languages? They are indeed young languages, born of the encounter between peoples of different civilisations, carriers of idiosyncratic visions of the world. In addition, they were effectively developed in different regions, but achieved similar results. This is likely due to identical sociohistorical conditions, but also tolinguistic universals.
Even so, these languages (seem to) suffer from a congenital affection: decreolisation. Today, as much in the Caribbean as in the Indian Ocean, this heritage is accentuated depending upon sociopolitical conditions that are specific to each territory: the linguistics assimilation in the French territories (of the Caribbean, of the Indian Ocean) or again a deficit of recognized language policies in the countries that are emancipated from all colonial tutelage.
If politicians are globally inclined to endow their country with the tools necessary for the emancipation of its natif-natal speakers, the latter are at the origin of an in vivo management of a bi-, if not a plurilingualism. Thus, in an article entitled “Dire, maudire, écrire,” Dian Rey- Hulman (1993) explains how for the French territories, and Guadeloupe singularly, Creole, which had been banished from the State apparatus as early as 1804, after having been socially
condemned with the Code noir, managed to impose itself in the juridical space then to invade the audio-visual media over time. The ethnolinguist demonstrates the progression of this language in social space from 1938 to 1975, the date of its irruption into juridical space.
This example illustrates the long conquest by Creole of said space. In her day, the sociolinguist Dany Bébel-Gisler pleaded in favour of a generalised usage of Creole: “It is high time for economics, the law, politics, in a word science, to speak Creole. To bring science with greater success into dialogue with economic, cultural, human development.” (1989). Another practitioner of Creole culture (Thierry Malo) intends to take up this challenge; even so, he is hesitant. Because he notes that science cannot be declined in Creole: “Lasyans poko ka palé kréyol, pa ni liv asi jaden, pon liv asi manjé, pon liv asi lang kréyol ki maké an kréyol”; furthermore, he identifies numerous errors in texts written in Creole as well as a high rate of illiteracy (2023).
The above-named reality is not characteristic of the island of Guadeloupe, even less so of Martinique. If in 2012, Mauritian Creole made its entry as an optional subject at school, it was
only in November 2023 that the first exams for this language were held for the School Certificate; a language that very few students opt for. Nonetheless, it has been observed in this archipelago that the Roman church pleads for “Creole [to] become a true subject” at this level of education. As a major social player, this institution pleads for the Creole language to be a tool of emancipation and economic development.
Questioning the vitality of creole languages thus takes on its full meaning. How do the uses of creoles materialise in among the different social spaces of creolophone territories? Outside of the “classic” circuits of the language (schools, media, churches, etc.), do economic actors use language as a tool of economic market development?
If here and there publicities flourishe in Creole – in small dose, say certain analysts, and especially to praise the products of the territories in question: thus, it is also such and such an insurance company that wagers on the perlocutionary force of a proverb to sell its products1 –, no consumer can claim to have found instructions on the products he1 The Creole proverb : Jou malè pa ni pwan gad (in short, an ounce of prevention is worth a pound of cure) is used to sell insurance products, buys in Creole, whereas Creoles are used for communicative purposes in traditional trade transactions – the markets of Port-au-Prince, Pointe-à-Pitre or Victoria or else small businesses – lolo in Guadeloupe. Consequently, what commercial uses for Creoles one must encourage in a modern context?
One can also question the place of Creole in more specialised domains: digital technology, justice – at a time at which territories like Haiti are considering it. What lexicographic, graphic research in connection with these key areas of social and economic life? What economic risks do the specialised editors of these technical texts take? How to transmit this specialised lexicon? And beyond these graphic, lexicographic, even lexicological aspects of Creoles, what is the current state of research in more largely descriptive terms?
It is for Creolist scholars to consider these axes of reflection in relation to their own areas of research and the preoccupations of their territories, because the situations are specific. The propositions that will be made will be examined within these terms.
—
Our colloquium seeks to explore this key question of the social and economic uses of Creoles,
their commoditisation in diverse domains:
LITERATURE
· Production of works in Creoles.
· The publishing market.
· Unilingual dictionaries.
· The question of written form for a standardised orthography.
SOCIO-DIDACTICS
· The production of manuals.
· The production of educational games in Creoles as a market to conquer.
· ANTHROPOLOGY
· Communication in diverse media.
· Commercial uses of Creoles.
· Creolity and Politics.
LINGUISTICS
· Analyses of variants.
· Morphosyntax, lexicon, phonology.
· The production of specialised volumes (specialised lexicons.).
—
Abstract proposals must be sent to the Scientific Committee at the following address:
colloqueciec2024@gmail.com by 16 june 2024.