Appel à communications
Colloque « Récit et scénario dans le “cinéma d’auteur” (1959-1989) »
Université de Lausanne, 3-4 octobre 2024
Colloque organisé par
Vincent Annen, Alain Boillat et Jeanne Modoux
Langue du colloque : français
Date du rendu des propositions (1 page A4) : 30 avril 2024
À envoyer à : vincent.annen@unil.ch, alain.boillat@unil.ch, jeanne.modoux@unil.ch.
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Organisé dans le cadre du projet FNS « Le scénario chez Alain Tanner : discours et pratiques. Une approche génétique du récit filmique et des représentations de genre », ce colloque international vise à interroger et à construire comme objet théorique certaines singularités narratives de films associés au « cinéma d’auteur » – concept qu’il sera précisément productif d’interroger dans cette perspective. Ces particularités scénaristiques et narratives se définissent en termes de transgression des normes considérées comme prévalant dans le cinéma dominant. Dans le cinéma d’auteur ou indépendant, développé dans un cadre de production à faible budget qui tend à réduire les contraintes de conformité aux attentes du grand public, certaines formes narratives ne correspondent en effet pas aux recommandations formulées dans les manuels de scénario ou dans des ouvrages consacrés aux principes de la narration classique (Bordwell 1985 et Bordwell, Staiger et Thompson 1985). Robert McKee, dans son célèbre manuel Story, explicite cette question de la norme au sein d’un discours prescriptif qui ne s’accompagne pas, contrairement à d’autres ouvrages de ce type, d’une occultation implicite de formes moins canoniques. Il illustre sa conception de l’intrigue en recourant à un triangle dont le sommet est occupé par le « schéma classique » caractérisé par « un protagoniste actif, [...] lutt[ant] essentiellement contre des forces externes antagonistes pour accomplir son désir [selon] une logique de causalité cohérente jusqu’à [...] une fin fermée », et dont la base est définie par le « minimalisme » d’une part (« mini-intrigue procédant à une réduction de l’intrigue majeure), « l’anti-structure » d’autre part. Les exemples d’« anti-intrigue » mobilisés par McKee se trouveraient « principalement [dans les] films européens datant de l’après Seconde Guerre mondiale » (McKee 2009 : 151-154), et privilégieraient, entre autres, la passivité du protagoniste, le surgissement de coïncidences et une temporalité discontinue. On retrouve ici les critères prônés par Raoul Ruiz dans sa critique de la théorie du conflit central (Ruiz 1995).
Le type de récits filmiques que nous souhaitons aborder dans ce colloque nous conduit à renouer avec des oppositions conceptuelles qui n’ont pas été forcément invalidées par l’époque dite « postmoderne », et ce d’autant que la période considérée ici se situe entre 1959 pour la borne inférieure – période de sortie de plusieurs longs métrages associés à la « Nouvelle Vague » comme Les Quatre cents coups, Moi, un noir, Hiroshima mon amour, ou À bout de souffle – et 1989 pour la borne supérieure, première année d’un soutien à la coproduction par Eurimages et période-clé dans un processus de reconfiguration des utopies sociales qui sous-tendaient certains modes de représentation et de narration (voir la question de la « distanciation » et du « théâtre épique » brechtien chez Ishaghpour 1982).
La notion de « cinéma d’auteur » est entendue ici au sens large, et avec la conscience que, comme le dit Serceau, « il n’y a pas là d’ensemble organique, cohérent ; il n’y a que des sous-ensembles » (Serceau 2014, p. 343). De même, la notion de « cinéma moderne » qui a été parfois associée à l’émergence d’un cinéma d’auteur européen, a connu des acceptions très hétérogènes (comme l’illustre l’ouvrage de Château et Jost 1981, et comme le discute Beylot 1993), et s’est vu rattacher à des périodes particulières, à l’instar du moment de la convergence entre le Nouveau Roman et certaines pratiques cinématographiques (Chateau et Jost, 1979 ; Murcia 1998), « et cela non seulement parce que certains nouveaux romanciers collaborent avec des cinéastes [...] avant de passer eux-mêmes derrière la caméra, mais aussi parce que ce sont les mêmes problématiques qui préoccupent alors écrivains et cinéastes (crise du sujet et du personnage, dissolution de l’action, jeux sur la temporalité et le point de vue, etc.) » (Beylot 1993, ¶ 4). En dépit d’importantes différences méthodologiques et terminologiques, cette question de la « modernité » contribue à fonder la célèbre notion deleuzienne d’« image-temps », laquelle comprend notamment la « narration cristalline », soit l’« écroulement des schémas sensori- moteurs » (Deleuze 1985, p. 167).
À la fin des années 1960 déjà, Christian Metz débutait « Le cinéma moderne et la narrativité » (Metz 1968) par un état de la question, à partir des « principaux schémas interprétatifs qui [étaient] dans l’air du temps concernant le cinéma moderne » et du « grand thème de “l’éclatement du récit” » (Metz 1968, p. 186), avant d’en déconstruire les principes-clés (improvisation, dédramatisation, « réalisme fondamental », ...). Dans le cadre de ce colloque, nous veillerons à conserver un important relativisme vis-à-vis de telles catégories générales qu’il importe d’historiciser et d’interroger à partir des textes. On se penchera par conséquent sur des scénarios (achevés ou inachevés) et des récits filmiques dont on examinera le degré de divergence par rapport aux pratiques traditionnelles, ou sur des discours émanant soit de scénaristes, cinéastes, producteurs, ..., soit de l’espace de la critique. On privilégiera une étude du récit qui ne s’en tient pas à une dimension « textuelle » (organisation syntagmatique par exemple), mais qui inclut la production du texte narratif, dans une perspective issue de la critique génétique, voire d’une « génétique scénaristique » (Boillat 2020).
Ce colloque entend en effet réenvisager, dans une perspective relevant de la narratologie, de la génétique des scénarios ou de l’étude des discours, le cinéma d’auteur des décennies 1960-1980. Nous privilégierons les contributions exploitant des sources inédites et prenant en considération le cadre de production, y compris lorsque les films sont restés à l’état de projet (Jeannelle 2015). Les différents aspects du récit – arcs narratifs, (non-)respect d’une structuration en actes, motivation des personnages, formes de (non-)clôture, etc. – pourront également être abordés en termes d’études culturelles, et notamment sur le plan des rapports de genre (gender), dans le prolongement, par exemple, de la réflexion menée par Geneviève Sellier dans La Nouvelle vague, un cinéma au masculin singulier (Sellier 2005). Nous souhaiterions qu’à l’échelle du colloque les exemples issus de la période considérée puissent dialoguer entre eux dans une perspective internationale et en incluant des œuvres et cinéastes peu discutés aux prismes du récit et du scénario tels qu’Agnès Varda, Jacques Rozier, Jacques Demy, Maurice Pialat, Werner Herzog, Helma Sanders-Brahms, Rainer Werner Fassbinder, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Wim Wenders, Alain Tanner, Michel Soutter, Daniel Schmid, Patrizia Moraz, Chantal Akerman, Alexandre Sokourov, Marta Mészáros, Věra Chytilová, Jiří Menzel, Otar Iosseliani, Sergueï Paradjanov ou d’autres cas d’étude issus de cinématographies extra-européennes.
Propositions d’axes de recherche :
– Axe scénaristique : quelles sont les pratiques concrètes d’écriture des auteurs du cinéma ? Quelles pratiques de production et de filmage induisent-elles ? Comment informent-elles les récits filmiques ? Comment les archives scénaristiques permettent-elles de nuancer ou de resituer les discours de scénaristes ou de réalisateurs/réalisatrices sur leur travail ?
– Axe génétique : comment les outils de la génétique textuelle/scénaristique permettent-ils de repenser les singularités narratives du « cinéma d’auteur » ? Comment certains éléments de la forme narrative évoluent-ils au cours des étapes de l’écriture scénaristique ? Comment la mise au jour par la recherche en archives de variantes ou de scénarios abandonnés permet-t-elle de reconsidérer les pratiques narratives d’un-e cinéaste ?
– Axe narratologique : comment certaines théories ou notions narratologiques (tension narrative, réflexivité, fictionalité,...) permettent-elles d’appréhender de manière productive le récit filmique dans les films du corpus ?
–Axe socioculturel: en quoi les singularités narratives examinées induisent-elles (ou non) un renouvellement des représentations en termes de genre, d’ethnie, de classe, etc. ?
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Bibliographie
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