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La violence formelle au cinéma. La perception malmenée (Caen et Paris)

La violence formelle au cinéma. La perception malmenée (Caen et Paris)

Appel à communications

Journées d’études

 La violence formelle au cinéma. La perception malmenée 

17 et 18 décembre 2024 (Caen) + Premier semestre 2025 (Paris, date à préciser) 

Organisation :

Baptiste Villenave - Université de Caen Normandie, LASLAR

Massimo Olivero - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut ACTE

La question de la violence est l’une des plus fréquemment traitées dans le cadre des études cinématographiques. Pourtant, c’est presque toujours à travers le prisme du « contenu » profilmique des images qu’elle est abordée : horreur de la guerre et des univers concentrationnaires, torture physique ou mentale, représentation de la mort, brutalité exercée à l’égard d’un être humain ou d’un animal… Dans le cadre de ces journées d’études, nous souhaitons déplacer la focale, afin d’examiner la violence de certaines formes cinématographiques. Il s’agira donc d’étudier ce que nous proposons de nommer la « violence formelle » au cinéma.

Il existe en effet tout un panel de formes cinématographiques brutales, agressives, au sens où elles génèrent pour les spectateurs des stimuli sensoriels désagréables, voire douloureux, et peuvent s’accompagner d’émotions intenses : montage ultra-rapide, pulsatile, de plans hétérogènes, parfois monophotogrammatiques (avec le cas limite du flicker) ; répétition ad nauseam de certains sons se caractérisant, par exemple, par leurs basses puissantes ; transformations soudaines et spectaculaires de la perspective et de la profondeur de champ ; changements brutaux et inattendus des échelles de plan ; images au cadre extrêmement tressautant ; absence volontaire de raccord et « saut » d’un plan à un autre ; usage de lumières aveuglantes ou de couleurs saturées, par exemple dans des plans monochromes s’enchaînant à toute vitesse… Ces formes peuvent traduire sur le plan stylistique la brutalité d’une situation de l’intrigue ou le traumatisme vécu par un personnage : dans ce cas, métaphores stylistiques[i] et plans « personnalisés »[ii] visent, d’une certaine manière, à renforcer la compréhension et la participation spectatorielles. Dans d’autres cas, la violence formelle n’a pas de motivation diégétique apparente ; elle assume alors des fonctions différentes.

Des formes violentes sont mobilisées, bien qu’à divers degrés, tant par le cinéma mainstream (Alfred Hitchcock, Martin Scorsese, Sam Peckinpah...) que par le cinéma dit « de genre » (films d’horreur, avec notamment les slashers qui inscrivent le motif de la taillade dans le style filmique lui-même ; gialli) et le cinéma d’avant-garde ou expérimental (Eisenstein ; Peter Kubelka quelques décennies plus tard ; puis le cinéma dit « structurel », avec notamment Paul Sharits, Ernie Gehr, Michael Snow, Tony Conrad, Ken Jacobs…). Aussi les corpus étudiés pourront-ils être très divers, pourvu qu’ils permettent d’aborder de front la problématique de la violence formelle.

Les propositions de communications pourront explorer différentes facettes de la question (la liste est évidemment non exhaustive) : 

- sa dimension théorique : pourquoi certains cinéastes recourent-ils à des formes qui relèvent d’une esthétique du choc ? Pourquoi cherchent-ils à produire sur leurs spectateurs un impact physiologique, viscéral, qui peut aller jusqu’à provoquer chez eux une forme de douleur, de souffrance ? Existe-t-il des situations précises qui nécessitent, voire requièrent, cette violence formelle, autrement dit ne peuvent se satisfaire de la seule violence représentée ? Quelle peut bien être la fonction d’une telle violence formelle ? Peut-on formuler des hypothèses, notamment en s’appuyant, lorsqu’on en dispose, sur des témoignages de cinéastes ? Certaines communications pourraient donc interroger les enjeux des théories du cinéma qui ont affronté cette question de la violence formelle. Celle-ci, par exemple, semble traverser toute la réflexion d’Eisenstein, en tant qu’elle permet une préparation des spectateurs à l’assimilation de concepts par le bouleversement de leur perception (voir la théorie du montage des attractions, mais aussi celle du « ciné-poing », Eisenstein enjoignant le cinéma soviétique de son époque à « fendre des crânes »[iii]) , ou en tant qu’elle rend possible, après une sorte de « calvaire », de passage par le « négatif » constituant l’épreuve du pathos, l’accès des spectateurs à l’extase de la représentation filmique (voir notamment sa théorie ultérieure du « tambour rythmique »[iv]). On pourra également examiner l’idée que se fait Walter Benjamin du cinéma, lui qui l’envisage, presque par nature, comme un art du choc et de la violence formelle, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[v]. Serge Daney, pour sa part, introduit une composante éthique dans la réflexion : la « violence formelle » (expression que l’on trouve sous sa plume) renverrait alors à l’inconfort moral que ressent un spectateur confronté à des formes cinématographiques qu’il juge inadaptées au traitement d’un sujet délicat – et donc indécentes, obscènes –, l’exemple le plus célèbre étant le travelling de Kapo[vi].

- sa dimension technique et esthétique : en s’appuyant sur des études de cas, quels procédés, et plus largement quelles formes filmiques agressives est-il possible d’identifier ? Quelles technologies, quels équipements, quels dispositifs de projection, peuvent-ils être mobilisés pour intensifier, amplifier, « augmenter » certaines formes visuelles, et peut-être plus encore sonores, de la violence ? Comment les formes agressives fonctionnent-elles sur le plan stylistique, dans des exemples précis ? Quels effets provoquent-elles chez les spectateurs ? Quel impact ont-elles sur leur perception ? Peut-on décrire, et éventuellement mesurer, leurs répercussions corporelles, tant en termes d’effets somesthésiques que kinesthésiques[vii] (accélération du rythme cardiaque, augmentation de la tension musculaire, sudation, sensations de « boule au ventre », de nausée, de dégoût, de vertige…) ? Il pourra notamment s’agir d’examiner la position des spectateurs confrontés à ce genre de formes cinématographiques : bombardés, agressés, violentés, sadisés, victimes de toutes sortes d’attaques formelles – leurs sens peuvent en sortir martyrisés, à l’image de l’œil tranché d’Un chien andalou (Luis Buñuel, 1929) –, les spectateurs peuvent-ils tout de même éprouver un certain plaisir ? Peut-il y avoir un plaisir intrinsèque – masochiste – à ressentir ce genre de douleur ? Les spectateurs peuvent-ils apprécier la position dans laquelle ils sont placés par le film pour d’autres raisons, par exemple intellectuelles ou affectives, parce qu’elle leur permet de mieux comprendre, mais surtout de mieux ressentir, les enjeux d’une situation ou la psyché d’un personnage ou d’un cinéaste, et de faire ainsi l’expérience de nouveaux états d’esprit ou de corps ?

- sa dimension historique : il sera par exemple possible de s’interroger sur une historicité de la réception spectatorielle, en particulier des sensibilités perceptives. Face à des formes filmiques agressives, la réponse spectatorielle n’est certainement pas la même en fonction des époques, les spectateurs ne supportant pas nécessairement le même degré d’intensité de stimuli. Il serait donc intéressant d’étudier la variabilité des expériences spectatorielles et leur évolution dans le temps, par exemple en s’appuyant sur des écrits – ou plus largement des témoignages – de spectateurs. Ainsi, les « transmutations-éclairs de la scène visuelle » (Laurent Jullier[viii]) – c’est-à-dire les passages d’un plan au suivant à la faveur d’un cut –, que semblaient difficilement tolérer les spectateurs des premiers temps, ne sont désormais plus ressenties comme agressives, sauf dans de très rares cas. Ces évolutions de la réception spectatorielle obéissent-elles à des logiques récurrentes ? Des mécanismes d’habituation « anesthésient »-ils les spectateurs et les rendent-ils de moins en moins sensibles à des formes qui, dans un premier temps, les ont agressés ? Par ailleurs, à une même époque, la réception spectatorielle peut aussi varier en fonction des cultures, des aires géographiques ou des sensibilités individuelles à la violence… Il importe donc de mesurer, autant que possible, la part des formes et la part des spectateurs dans la violence ressentie. Dans une tout autre perspective, n’existe-t-il pas des périodes de l’histoire du cinéma au cours desquelles les cinéastes semblent plus enclins à recourir à la violence formelle ? N’est-ce pas particulièrement le cas dans les années 1920, puis dans la deuxième moitié des années 1960 et durant les années 1970 ? Si oui, peut-on établir un lien entre ces partis pris formels et certains changements historiques ou sociétaux (brutalisation des sociétés consécutive à des événements historiques traumatiques ; évolution de l’importance accordée au corps et à ses affects...) ? Il pourrait également être stimulant d’interroger les échos, les correspondances et les réminiscences qui se font jour d’une époque à une autre, dans une dimension diachronique (cinéma d’attractions[ix] dans les films des premiers temps / cinéma du choc des fragments théorisé par Eisenstein[x] dans les années 1920 / esthétique du cinéma structurel qui met en crise les seuils de perception[xi] dans les années 1960-1970). 

Modalités de soumission

Merci de bien vouloir nous faire parvenir vos propositions avant le 15 juin 2024, sous la forme d’un texte de 800 mots maximum (accompagné d’une courte bio-bibliographie), aux adresses mail suivantes : baptiste.villenave@unicaen.fr et Massimo.Olivero@univ-paris1.fr 

Les communications dureront 45 minutes et seront suivies d’un temps d’échange.

Comité scientifique

Vincent Deville (Université Paul Valéry Montpellier 3)

Antoine Gaudin (Université Sorbonne-Nouvelle)

Aurélie Ledoux (Université Paris-Nanterre)

Sarah Leperchey (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

José Moure (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Hélène Valmary (Université de Caen Normandie)

Bibliographie indicative

- Bailblé Claude, La perception et l’attention modifiées par le dispositif cinéma, thèse de doctorat soutenue le 14 décembre 1999 à l’université de Paris VIII sous la direction d’Edmond Couchot.

- Barbion Sébastien, « L’effet-choc du cinéma dans « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » : De la possession à la propriété, de l’hypnotisé à l’examinateur distrait », Bulletin d’Analyse Phénoménologique [en ligne], Volume 12 (2016), n°4 : La modernité : Approches esthétiques et phénoménologiques (Actes n°9), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=858.

- Benjamin Walter , « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939], dans Walter Benjamin, Œuvres, III, tr. fr. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000.

- Daney Serge, « Le travelling de Kapo », dans Trafic, n°4, automne 1992, repris dans Persévérance, Paris, P.O.L., 1994, p. 15-39.

- Deville Vincent, Les Formes du montage dans le cinéma d’avant-garde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

- Eisenstein Sergueï, Au-delà des étoiles, tr. fr. Sylviane Mossé, Paris, U.G.E., collection 10/18, 1974.

- Eisenstein Sergueï, « Le Tambour rythmique », in Metod 1, Moscou, Muzej Kino, 2002.

- Elsaesser Thomas et Hagener Malte, Le Cinéma et les sens : théorie du film, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

- Faucon Térésa, Penser et expérimenter le montage, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009.

- Faucon Térésa, Théorie du montage. Énergie des images, Malakoff, Armand Colin, 2017.

- Freud Sigmund, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot & Rivages, 2010 [1920].

- Gunning Tom, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [en ligne], n°50, 2006. URL : http://journals.openedition.org/1895/1242 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.1242.

- Jullier Laurent, Cinéma et cognition, Paris, L’Harmattan, 2002.

- Levy Ophir, Images clandestines. Métamorphoses d’une mémoire visuelle des « camps », Paris, Hermann, 2016.

- Noguez Dominique, Une renaissance du cinéma. Le Cinéma « underground » américain, Paris, Paris Expérimental, 2002.

- Olivero Massimo, Figures de l’extase. Eisenstein et l’esthétique du pathos au cinéma, Paris, Éditions Mimésis, 2017.

- Olivero Massimo, « Le tambour rythmique : pour un cinéma de la régression improductive », Miranda [en ligne], n°10, 2014. URL: http://journals.openedition.org/miranda/6217; DOI: https://doi.org/10.4000/miranda.6217.

- Patoine Pierre-Louis, Corps/texte : pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk, Lyon, ENS Éditions, 2015.

- Sobchack Vivian Carol, The Address of the Eye. A Phenomenology of Film Experience, Princeton, Princeton University Press, 1992.

- Villenave Baptiste, Le Nouvel Hollywood (1967-1980). Une réinvention du point de vue, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.

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Notes


[i] Edward Branigan, Narrative Comprehension and Film, Londres, Routledge, 1992, p. 61.
[ii] Marc Vernet, Figures de l’absence. De l’invisible au cinéma, Paris, Éditions de l’Étoile, 1988, p. 33.
[iii] Sergueï Eisenstein, Au-delà des étoiles, tr. fr. Sylviane Mossé, Paris, U.G.E., collection 10/18, 1974, p. 153. Plus largement, voir Massimo Olivero, Figures de l’extase. Eisenstein et l’esthétique du pathos au cinéma, Paris, Éditions Mimésis, 2017.
[iv] Sergueï Eisenstein, « Le Tambour rythmique », in Metod 1, Moscou, Muzej Kino, 2002. Voir également Massimo Olivero, « Le tambour rythmique : pour un cinéma de la régression improductive », Miranda [en ligne], n°10, 2014. URL: http://journals.openedition.org/miranda/6217; DOI: https://doi.org/10.4000/miranda.6217.
[v] Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939], dans Walter Benjamin, Œuvres, III, tr. fr. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000. Pour mieux comprendre l’importance de ce texte par rapport à la problématique qui est la nôtre, cf. Sébastien Barbion, « L’effet-choc du cinéma dans « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » : De la possession à la propriété, de l’hypnotisé à l’examinateur distrait », Bulletin d’Analyse Phénoménologique [en ligne], Volume 12 (2016), n°4 : La modernité : Approches esthétiques et phénoménologiques (Actes n°9), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=858.
[vi] Voir Serge Daney, « Le travelling de Kapo », dans Trafic, n°4, automne 1992, repris dans Persévérance, Paris, P.O.L., 1994, p. 15-39 ; l’expression « violence formelle » apparaît p. 37.
[vii] Voir Claude Bailblé, La perception et l’attention modifiées par le dispositif cinéma, thèse de doctorat soutenue le 14 décembre 1999 à l’université de Paris VIII sous la direction d’Edmond Couchot, p. 205 et 208. Voir également Laurent Jullier, Cinéma et cognition, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 41. Dans le cadre des études littéraires, on peut signaler Pierre-Louis Patoine, Corps/texte : pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk, Lyon, ENS Éditions, 2015.
[viii] Laurent Jullier, Cinéma et cognition, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 51.
[ix] Voir Tom Gunning, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [en ligne], n°50, 2006. URL : http://journals.openedition.org/1895/1242 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.1242.
[x] Serguei Eisenstein, « Le montage des attractions » [1923], dans Au-delà des étoiles, tr. fr. Sylviane Mossé, Paris, UGE, collection 10/18, 1974.