
Histoire publique et bande dessinée : actualité et potentialités des écritures et des usages de l’histoire en bande dessinée
Appel à communications - Colloque international
Histoire publique et bande dessinée : actualité et potentialités des écritures et des usages de l’histoire en bande dessinée
Mars 2026, Université de Tours / Laboratoire InTRu (UR 6301)
Face à l’objet qu’est l’histoire, les auteurs de bande dessinée ont multiplié les approches. Pascal Ory en a défini deux principales : la bande dessinée historique, où l’histoire est un décor exotique et un prétexte aux aventures des personnages, et la bande dessinée historienne – qu’Elisabeth Nijdam nomme aussi l’« historiographie graphique » – attentive à la véracité des faits et au sens de l’histoire. Si cette taxinomie reste d'actualité, elle est désormais travaillée par de nombreuses approches hybrides qui créent des catégories intermédiaires.
Un tournant du récit d’aventure historique est amorcé par les éditions Glénat dans les années 1970-1980 avec les magazines Circus (1975) puis Vécu (1985), dont l’héritage perdure dans une bande dessinée d’aventure renouvelée, avec par exemple Il était une fois en France de Fabien Nury et Sylvain Vallée chez Glénat, 2007-2015. Cependant, la bande dessinée historique est aujourd’hui entrée dans une nouvelle voie : des auteurs et autrices explorent de nouvelles démarches graphiques et narratives (recherches du côté de la non-fiction, dont le reportage, le documentaire, ou les expérimentations de la bande dessinée pédagogique, etc.). Nombre d’entre eux contribuent à une écriture de l’histoire où la mise en fiction s’enrichit d’une attention à la véracité ou, à défaut, à la vraisemblance historique, s’inspirant des pratiques disciplinaires des historiens et historiennes. Ils saisissent ainsi le matériau complexe qu’est le passé pour réfléchir à son sens et l’actualiser dans le présent, dans une perspective fréquemment politisée, voire militante. Dans un processus similaire à celui que connaît la bande dessinée documentaire, le choix par les auteurs de thèmes témoignant d’un intérêt pour les périodes de crises et de retournements (la guerre d’Algérie, la Révolution de 1789, Mai 68, etc.), ainsi que la politisation du discours, attirent l’attention des médias, des universitaires et des lecteurs, et participent au débat public français. Cette dynamique fait fortement écho à celle, d’ampleur internationale, qui se développe dans le champ de la public history.
L’émergence de l’histoire publique qui s’impose aujourd’hui comme une pratique culturelle autant que comme une discipline universitaire est encore timide en France, en dépit de la création de Masters universitaires comme celui de l’université Paris Est-Créteil, mais en développement exponentiel dans de nombreux autres pays. Elle interroge les usages publics et politiques de l’histoire et incite à une réflexion, d’une part, sur la communication de l’histoire au public par la médiation culturelle des savoirs historiens, d’autre part sur la production de la mémoire historique par le public lui-même, qui dans de nombreux endroits exprime la volonté de prendre part à la définition des mémoires collectives qui marquent les vies individuelles et les espaces qu’elles partagent. Elle questionne également le rôle des historien et historiennes dans les espaces, de plus en plus nombreux, où l’histoire est vécue, façonnée, renouvelée. Ils ont là, dans cette histoire publique, un rôle de passeurs : ils et elles ne sont plus les seuls producteurs et garants de l’histoire mais peuvent accompagner des groupes de citoyen et de citoyennes cherchant à saisir, produire et valoriser des pans de leur histoire, aux échelles de leur quartier, leur ville, leur pays. On pourra ainsi s'intéresser aux figures de transfuges-passeurs de la bande dessinée historique, avec des auteurs érudits tel que Gilles Chaillet, des historiens embarqués tôt dans l’aventure scénaristique comme Frank Giroud et Valérie Mangin, et des auteurs engagés spécialisés par exemple sur des thèmes historiques précis, comme Maximilien Le Roy sur les résistances militantes.
Dans cette perspective et pour conclure le programme de journées d’études conduit à l’InTRu entre 2023 et 2025, ce colloque propose d’interroger les manières dont la bande dessinée participe au processus public et collectif d’appropriation des mémoires et des héritages. À titre d’exemple, on peut penser à des projets éditoriaux comme la collection L’Histoire dessinée de la France (La Découverte/La revue dessinée) qui apparie un ou une artiste de bande dessinée souvent néophyte en histoire et un historien ou une historienne novice dans la scénarisation de bande dessinée, ou encore au succès des biographies dessinées, des « Grandes biographies en bandes dessinées » publiées par Edito-Services dans les années 1980 à celles de Catel Muller et José-Louis Bocquet, entre autres nombreux exemples. Ce colloque souhaite également interroger les modalités de participation de la bande dessinée au processus public d’appropriation du passé et questionner les usages par les institutions culturelles (musées d’art, d’histoire, mémoriaux) de la bande dessinée. Plus largement, il s’agit de se demander comment l’histoire est considérée, construite et transmise lorsqu’elle n’implique pas directement le concours d’un historien professionnel ou lorsqu’il n’y joue qu’un rôle de consultant. Serait-il possible d’aller plus loin, en s’inspirant de certains projets d’histoire publique ?
Pour traiter ces questions, nous proposons d’organiser la réflexion selon quatre thématiques qui recoupent particulièrement les enjeux liés aux rapports entre la bande dessinée et l’histoire. Les précédentes journées d’études du cycle ont commencé à aborder ces sujets, qui restent néanmoins à explorer plus largement :
Bande dessinée et mémoires traumatiques
Les trauma studies constituent aujourd’hui un champ particulièrement développé des études sur la bande dessinée, alimenté en permanence par le grand nombre de bandes dessinées explorant les thématiques du trauma et des conflictualités mémorielles. L’exemple fondateur en est Maus d’Art Spiegelman, publié en 1980, dont le message continue d’agir voire de déranger. Pour autant, les trauma studies ont jusque-là privilégié le prisme autobiographique, laissant souvent de côté la question des traumas collectifs. Cet axe aura donc pour but de considérer cette production (imprimée mais également numérique, qu’on pense par exemple à Anne Frank au pays du manga, BD documentaire interactive diffusée par Arte) et la bibliographie scientifique qui s’y rapporte sous l’angle de la relation à l’histoire publique. Quelles connaissances ces œuvres peuvent-elles apporter à la collectivité et aux individus ? Comment peuvent-elles participer à la construction du regard sur les mémoires traumatiques, aider les lecteurs à se les approprier, à les partager ? Que peuvent-elles apporter, d’une (re)connaissance, d’un rappel, d’un regard, sur les mémoires traumatiques, dans le but de leur donner une juste place, de se les approprier, de les partager et de les enseigner ?
Bandes dessinées biographiques, autobiographiques, mémoires
Le genre de la bande dessinée biographique historique est en pleine expansion depuis quelques années et prend des directions diverses dont il s’agira d’étudier les modalités et les tensions. D’une part, le biopic historique prend modèle sur la biographie historique classique, perpétuant le schéma de valorisation des « grands hommes » et de la « vie extraordinaire » (à travers une collection comme Ils ont fait l’Histoire chez Fayard/Glénat), le modifiant (avec entre autres Les Reines de sang, collection qui revisite le genre au féminin dans le sillage de #MeToo – avec des auteurs presque tous masculins) ou le contestant. D’autre part, après trois décennies de développement de l’autobiographie dessinée, la bande dessinée développe également un propos sur l’ordinaire, le quotidien, le banal, qui tient aussi aux écritures de l’intime. Il s’agira donc d’interroger cette production qui, dans une perspective de micro-histoire, tient à l’écriture d’une histoire collective s’incarnant dans des expériences individuelles. Il s’agira également d’observer comment la bande dessinée peut questionner ou inquiéter certaines des constructions épistémologiques des sciences humaines (la sociologie, l’histoire de l’art…), en perpétuant ou en contredisant certaines constructions disciplinaires (le topos de l’artiste en génie incompris ou les hiérarchies artistiques, par exemple).
Une autre piste, encore entièrement à explorer, est celle de la production florissante d’histoires et de biographies locales en bandes dessinées. Certaines maisons d’édition s’en font ainsi une spécialité, répondant manifestement à une demande grandissante, dont par exemple la maison nantaise Petit à Petit et ses nombreuses bandes dessinées sur les villes de Tours, Amiens, Angers, Avignon, Dijon, Bordeaux ou Castres. Qui sont les lecteurs et lectrices de ces bandes dessinées, et comment sont-elles diffusées ? Comment racontent-elles les mémoires locales et régionales ? Initient-elles des dialogues avec des récits plus nationaux et centralisés ?
L’histoire écrite par et pour les vaincus
Si l’histoire est traditionnellement écrite par les vainqueurs, des albums s’attachent désormais à renverser cet état de faits pour s’intéresser au sort des vaincus, des individus et des groupes en marge, des silenciés de l’histoire. Il s’agit ainsi pour les auteurs et autrices de leur redonner une visibilité, voire une voix et une agentivité. Ainsi de la bande dessinée documentaire Mégantic, un train dans la nuit d’Anne-Marie Saint-Cerny et Christian Quesnel, qui revient sur l’enquête qui a suivi le déraillement d’un train qui tua 47 personnes d’une petite ville au Québec (Écosociété, 2021). Dans des genres différents, pensons également au roman graphique d’aventure Hoka Hey ! de Neyef (Rue de Sèvres, 2022) ou au récit biographique Sermilik, Là où naissent les glaces de Simon Hureau (Dargaud, 2022), qui questionnent le sort funeste des peuples des Premières Nations, aujourd’hui en lutte pour retrouver leurs cultures et leurs traditions afin de les transmettre aux jeunes générations. Ces bandes dessinées résonnent à la fois de réflexions qui travaillent la société – donc la pop culture – concernant la remise en cause des mécanismes de domination et la reconnaissance des droits et des identités de chacun, mais aussi de tendances historiographiques majeures comme « l’histoire par le bas » promue par la New social history britannique et les Subaltern Studies. Comment ces réflexions sociales et historiographiques infusent-elles leurs créations ? Quels sont les événements et les personnages privilégiés par les auteurs et les autrices ? Comment repensent-ils˖elles les formes d’une histoire héroïque traditionnelle pour inventer d’autres formes de récit historique ?
Bande dessinée et utopies sociales
Comment la bande dessinée peut-elle faire mémoire des utopies, des luttes et des expérimentations sociales, notamment collectives, qu’elles soient contemporaines ou tirées de l’histoire ? Du conte L’âge d’or de Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil (Dupuis, 2018), qui s’inspire des Béguines du Moyen Âge, au récit sociologique La communauté [entretiens] d’Hervé Tanquerelle et Yann Benoît (Futuropolis, 2010), qui retrace l’histoire d’un groupe cherchant à fonder un modèle communautaire émancipé de la société de consommation après 1968, en passant par Les mauvaises gens d’Étienne Davodeau (Delcourt, 2005), les récits de mémoires ouvrières et même La Revue dessinée à partir de 2013, les auteurs et autrices de bande dessinée se font parfois les chroniqueurs des luttes et des tentatives d’émancipation de modèles sociaux dominants. Dans cette perspective, la bande dessinée du réel tient une place majeure, au carrefour entre témoignage, enquête et travail de mémoire. Il s’agira donc d’interroger ces récits historiques qui cherchent à inventorier des luttes et des mouvements qui souvent s’écrivent au présent et réactualisent le passé, voire l’érigent en modèle et en projet pour un futur collectif plus désirable.
L’histoire comme patrimoine partagé : la question des origines dans la bande dessinée.
Ce dernier axe d’études aura pour but d’étudier la question des origines dans la bande dessinée historique. Que peut-elle dire des origines du monde et de l’humanité autant que de la pluralité d’origines des événements, qu’ils soient provoqués ou subis ? Qu’en est-il de la question des origines de l’être humain dans la bande dessinée ? Comment la préhistoire est-elle représentée ? De Rupestre ! (2011), travail collectif sur l’art pariétal paléolithique, à Penss et les plis du monde de Jérémie Moreau (2019), les auteurs produisent des récits divers et originaux sur nos origines communes, identifiant ou fantasmant des similitudes entre nous et nos lointains ancêtres, et parfois retravaillant des imaginaires ancrés dans les cultures populaires, de Jules Verne à Rahan.
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Chaque proposition, en français ou en anglais, devra s’inscrire dans un des cinq axes exclusivement, pour des communications d’environ 30 minutes.
Les propositions de 500 mots accompagnées d’une bio-bibliographie sont à adresser à Christophe Meunier (christophe.meunier@univ-orleans.fr) et à Margot Renard (margot.renard1@gmail.com) avant le 30 septembre 2025. Vous serez informés de la sélection à la mi-novembre 2025.
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Comité d’organisation :
Margot Renard (École du Louvre / Université de Tours)
Christophe Meunier (Université d’Orléans)
Laurent Gerbier (Université de Tours)
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Comité scientifique :
Eric Villagordo (Université Paul-Valéry-Montpellier)
Virginie Martel (UQAR)
Jean-François Boutin (UQAR)
Sylvain Lesage (Université de Lille)
Maaheen Ahmed (Ghent University)
Thomas Cauvin (Université du Luxembourg)
Fabrice Preyat (Université Libre de Bruxelles)
Sylvain Venayre (Université Grenoble-Alpes)
Julie Gallego (Université de Pau-Pays de l'Adour)
Philippe Marion (Université de Louvain-la-Neuve).