Intercâmbio n°17 (2024)
Revue d’Études Françaises de la Faculté de Lettres de l’Université de Porto (Portugal)
https://ojs.letras.up.pt/index.php/int/issue/archive
Appel à contributions
Le silence dans les lettres françaises et francophones
Jadis, les bruits de la ville, symptômes de la modernité fracassante, cacophonie d’où fulgure le silence lumineux de la poésie, comme Baudelaire l’avait si bien illustré avec sa célèbre passante : « La rue assourdissante autour de moi hurlait ». Aujourd’hui, les rumeurs incessantes de la scène publique et privée, alertes, notifications, messages, réclames, bruits qui capturent le temps de cerveau humain disponible (Le Lay, 2004). L’écrivain américain Don DeLillo parlait, dans son roman éponyme White noise (2005), des « bruits blancs » en tant que symptômes de la postmodernité. À notre époque, le silence est devenu une denrée rare, un luxe, pour lequel on est prêt à délier sa bourse : retraites spirituelles ou non, vacances dans des lieux isolés, casque anti-bruit. Dans ce contexte, l’activité de lecture consiste en un retrait temporaire du monde puisqu’il est difficile de lire ailleurs que dans le silence, ainsi que le formule de manière humoristique Groucho Marx : « Je trouve que la télévision est très favorable à la culture. Chaque fois que quelqu’un l’allume chez moi, je vais dans la pièce à côté et je lis. » (Halliwell, 1965)
Du point de vue de la création, le silence intérieur de l’écrivain fait écho au silence de sa pratique scripturale, prenant parfois des accents spirituels. Au sein de l'œuvre, le silence peut devenir un moyen d’expression et de communication extrêmement puissant : « Écrire c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit. » (Duras, 1993) Dans le contexte d’une vision du monde postmoderne, le silence recherché dans et par l’œuvre littéraire constitue aussi un refuge face au désastre en cours :
Comme Mahmoud, oui, plus je vieillis, plus ce que je trouve beau dans l’écriture, c’est ça, c’est le silence. J’en ai besoin. Un lieu qui ne crée ni bruit ni douleur, ni manque ni regret. C’est paradoxal, évidemment : écrire pour produire du silence… Mais c’est vrai. Quand Mahmoud plonge ou qu’il rame, il occupe la place de toute personne qui écrit (ou qui marche, ou qui rêve, qui peint, ou qui prie). Un lieu de silence, à la croisée des mondes. Dans le réel et hors de lui (Wauters, 2023).
On entend aussi le silence d’un point de vue socioculturel dans le sens où les textes littéraires contemporains s’attachent à donner la parole à ceux et à celles jusqu’à peu condamnés au silence – ou au rôle de figurants – dans le récit historique, social et politique mené par les classes dominantes : silence des femmes, des minorités ethniques et sexuelles, des migrants, des peuples anciennement colonisés, des classes populaires… L’exemple de Patricia de Geneviève Damas (2017) est éclairant à cet égard : le récit donne tour à tour la parole à un migrant sans-papiers du Centrafrique, à la Française avec laquelle il se met en couple, puis à sa fille, adolescente devenue mutique à la suite du naufrage en Méditerranée où le reste de la famille a péri.
Car le silence est aussi celui de ceux qui ne peuvent pas parler, les enfants (étymologiquement « ceux qui ne parlent pas »), autistes (Robinson de Laurent Demoulin), qui ont décidé de se taire pour faire entendre leur révolte (Les Cerfs de Veronika Mabardi, Chut de Charly Delwart) ou ceux et celles qui sont devenus aphasiques (Un élément perturbateur d'Olivier Chantraine ou Les gratitudes de Delphine de Vigan). Être privé du langage verbal ne revient pas à être privé de la capacité de communiquer, on en veut pour preuves les travaux scientifiques sur les modes de communication des animaux, qui ont trouvé un prolongement récent dans les textes littéraires (Vinciane Despret).
Enfin, le silence est aussi celui de l’indicible, de l’incommunicable, celui des victimes qui sont parfois doublement condamnées au silence : parce que leur traumatisme est impossible à exprimer et parce que, quand bien même elles réussissent à le dire, on ne les écoute pas, ou pire, on ne les croit pas. Le silence s’impose aussi par les protagonistes à eux-mêmes, parfois inconsciemment, au sein du mécanisme psychanalytique du refoulé, ce qui provoque alors des débordements en d’autres endroits.
D’un point de vue textuel, les phénomènes de silences narratifs (ellipses, découpages, interruptions, suspensions, implicites, non-dits, hors-champs etc.) encouragent une pratique interprétative intense dont il convient d’analyser les effets. Y font écho les effets dramatiques produits par l'aphasie partielle ou complète qui structure certains dialogues au théâtre, dans la lignée de Maeterlinck ou de Beckett ; ainsi que ceux produits par les personnages muets ou mutiques, pantomimes revisités au XXIe siècle, au croisement du théâtre et de la danse (Lafond, 2024).
Enfin, dans une perspective sociolittéraire, on sait que les institutions littéraires et les pratiques éditoriales ont un impact très fort sur le succès des œuvres littéraires (Dubois, 1978). Les littératures francophones, mais aussi les genres mineurs, souffrent ainsi encore de phénomènes de marginalisation qui peuvent les condamner à un certain silence critique et médiatique.
Le n°17 (2024) de la revue en ligne d’Études Françaises de l’Université de Porto – Intercâmbio – propose aux chercheurs et chercheuses d’illustrer, d’interroger, d’explorer et de faire parler le topos du silence dans les lettres française et francophones contemporaines, en prenant en compte la diversité des genres littéraires et dans une perspective volontiers transversale.
Les domaines de recherche suivants peuvent être envisagés et ne sont pas exhaustifs :
Dans les littératures contemporaines de langue française (à partir des années 2000) :
- Silences de l’œuvre et œuvres du silence : le rôle du silence dans la création et la réception des textes littéraires ;
- Représentations des personnages réduits au silence ou aphasiques, par choix ou par contrainte, dans un contexte socioculturel déterminé ;
- Manifestations du silence dans les textes de prose, de poésie, de théâtre et de tout autre genre à la frontière du littéraire ;
- Phénomènes d’invisibilisation, d’occultation et d’oubli d’œuvres faisant partie des francophonies littéraires ; ainsi que d’auteurs et d’autrices ou de genres littéraires au sein de l'espace littéraire franco-francophone ;
- Dialogues entre la littérature et les autres disciplines interartistiques sur la question du silence et de sa représentation. - —
Langue de rédaction : le français
Calendrier :
30 mai 2024 : envoi des propositions (un résumé de 200 mots, 7 mots-clés, 5 références théoriques et une notice biographique de 150 mots) à l'adresse email intercambio@letras.up.pt ;
30 juin 2024 : notification d’acceptation des propositions et envoi du protocole de rédaction ;
15 septembre 2024 : envoi des articles, qui seront soumis à une évaluation par les pairs ;
15 novembre 2024 : notification de rejet ou d’acceptation des articles, avec ou sans modifications ;
31 décembre 2024 : envoi des articles en version définitive ;
31 janvier 2025 : publication en ligne de la revue.
—
Organisation :
• Françoise Bacquelaine (Un. Porto)
• Marie Giraud-Claude-Lafontaine (Un. Porto)
Adresse de contact : intercambio@letras.up.pt