Temps lointains : de la littérature géologique à la science-fiction, XIXe-XXIe s. (Champs-sur-Marne)
Journée d'étude jeunes chercheurs
13 juin 2024 – Université Gustave Eiffel, Paris-Est (Champs-sur-Marne) – LISAA (FTD)
Organisée par Tristan Tailhades (LISAA) et Sarah Mallah (LISAA) - Invitée : Claire Barel-Moisan (CNRS/ENS-Lyon).
Aux XVIIIe et XIXe siècles, c’est à la géologie qu’il est revenu de s’engager dans « le sombre abîme du temps » qu’évoquait Buffon, et de révéler que l’histoire du monde ne s’écrivait pas en milliers d’années, comme l’enseignait l’Écriture, mais en millions et bientôt en milliards d’années. On sait l’usage qu’ont fait les sciences de ces très longues durées : Charles Darwin y a adossé sa théorie de l’évolution, qui ne réclamait pas moins que « des milliers de générations » (Darwin, 1859) pour expliquer le passage progressif d’une espèce à une autre. Les temporalités longues des sciences de la nature ont inspiré à Michelet, dans le domaine des sciences humaines, des développements sur la préhistoire des nations (Petitier, 1997). Les découvertes scientifiques rendent possible d’imaginer le monde en des temps très éloignés, dans le passé comme dans le futur. Sur le plan politique, Roger Luckhurst rappelle que le XIXe siècle est le grand moment de la domination des empires coloniaux, ce qui explique selon lui l’élargissement des échelles à la fois temporelles et spatiales (Luckhurst, 2012).
À partir de la première moitié du XXe siècle, l’école des Annales investit les temporalités nouvelles des sciences. Fernand Braudel, dans la continuité des travaux de Marc Bloch et de Lucien Febvre, propose la notion de « temps long » (Braudel, 1958). Au début du XXIe siècle, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz emploient le terme de « géohistoire » pour sceller la rencontre entre le temps profond de l’histoire de l’espèce humaine et celui de la Terre.
En littérature, les auteurs n’ont pas été insensibles aux nouvelles représentations qu’offraient les développements des sciences de la Terre. Bien des textes d’auteurs célèbres, Balzac, Sand, Verne, Nerval, Flaubert, Zola, montrent des écrivains aux prises avec les temps profonds de la géologie qu’ils cherchent à exprimer par toutes les ressources de la littérature, narratologiques, poétiques, grammaticales. Des travaux d’épistémocritique ont abordé la question : en 2013-2014, dans le cadre du programme franco-allemand « Biolographes » coordonné par Gisèle Séginger et Thomas Klinkert, le projet « Temps historique, temps biologique » s’intéressait aux représentations du temps dans la littérature du xixe siècle, à l’intersection des sciences historiques et biologiques alors en pleine mutation.
Sur le temps géologique en revanche, les recherches restent limitées. Quelques articles s’y sont ponctuellement penchés (Arahara, 2009 ; Petitier, 2019 ; Watrelot 2020). Dans l’important ouvrage dirigé par Hugues Marchal sur la poésie scientifique, Muses et ptérodactyles (Marchal, 2013), la géologie se faisait discrète. Plutôt que la géologie, c’est la préhistoire qui a bénéficié d’une masse importante de travaux ; parce qu’elle met en scène des êtres humains, elle se prête à la narratologie. Des auteurs comme Claudine Cohen et Marc Guillaumie se sont intéressés à cette question. Ce dernier, auteur d’une importante synthèse dans le domaine, Le roman préhistorique (Guillaumie, 2005), est revenu sur les difficultés à envisager un récit prenant pour cadre (temporel, mais aussi épistémique) la théorie de l’évolution (Guillaumie, 2014), tant sa lenteur la rend rétive à toute mise en récit.
Comment dépasser cette aporie ? Peut-être en s’inspirant des champs de recherche voisins. Si le passé lointain semble difficile à investir, pour les lettres, il n’en est pas de même du futur, et l’essor des recherches sur la science-fiction en témoigne. Istvan Csicsery-Ronay Jr. suggérait de caractériser le science-fictionnel comme une spéculation sur le futur (Csicsery-Ronay Jr., 2008). Cette démarche conjecturale a trouvé un terreau culturel favorable au XIXe siècle, où s’observent les germes de la littérature d’anticipation : les romans de J.-H. Rosny aîné en France, de H. G. Wells au Royaume-Uni, dessinent un paysage culturel où le temps futur devient un vaste continent à arpenter. Mais la science-fiction ne se limite pas au futur : dans un article récent sur Jules Verne et Rosny aîné, Paule Faggianelli faisait le parallèle entre rétrospection et anticipation, parlant de projeter « les traces de ruptures observables dans une histoire géologique vers un futur lointain » (Faggianelli, 2023).
L’anticipation française (Barel-Moisan, Chassay, 2019) et britannique est au fondement des traditions américaines de la science-fiction qui se développent à partir des années 1920 et dont les publications sont venues inonder les marchés éditoriaux jusqu’à aujourd’hui. Paradoxalement, cela n’empêche pas les textes d’être marqués par le « présento-centrisme » (Saint-Gelais, 1999), cette tendance de la science-fiction à se positionner sans cesse en relation avec le présent de son écriture. Dans Le temps rapaillé, Irène Langlet analyse ce phénomène et invite à sortir des productions médiatiques immédiates pour observer des corpus de science-fiction qui, échappant à l’analyse présentiste (Hartog, 2003), offrent de riches fabriques du futur (Langlet, 2020). L’articulation entre temporalité science-fictionnelle et vision critique de la société (Jameson, 2005) reste pourtant dialectique, si l’on pense au Near Future des années 1980 qui soutenait que les temps longs sont escapistes, et que seuls les temps proches permettent une véritable spéculation critique.
La question de la temporalité est donc toujours aujourd’hui au cœur des études littéraires. En mai 2023, le colloque international « Temporalités alternatives. Uchronies, mondes parallèles et rétrofuturisme » (Université du Québec) invitait à remettre en cause le modèle de succession linéaire des régimes d’historicité, pour au contraire envisager le fait que les temporalités se superposent, coexistent, luttent entre elles (notion de « chronocenosis », Edelstein, 2020).
Dans Figures III, Gérard Genette regroupait dans la catégorie des anachronies deux « discordances » par rapport au présent : à l’analepse, retour dans le passé, correspond la prolepse, le saut dans le futur (Genette, 1972). En augmentant la portée, concept genettien désignant la distance temporelle qui sépare l’anachronie du présent, ne risquons-nous pas de découvrir que ces temporalités changent de nature et trouvent autre chose à signifier ? C’est au mystère de ces lointains, dans leur articulation complexe à un présent qu’on laisse derrière soi, que s’intéresse cette journée d’étude, par-delà certaines frontières — passé et futur, littérature générale et littérature de genres.
Parmi les objets d’étude possibles, nous proposons les pistes suivantes, qui ne sont en rien limitatives :
L’étude des récits des XIXe, XXe et XXIe siècles qui mettent en scène des savoirs scientifiques et techniques permettant l’exploration du temps et de l’espace à grande échelle.
L’étude des mécanismes du merveilleux et de l’étrangeté permettant de créer, dans les fictions du temps, des univers lointains plus ou moins défamiliarisants (par exemple le novum en science-fiction (Huz, 2022)).
L’étude de textes de fiction qui appellent à sortir de l’imaginaire immédiat capté par le présent pour renouveler les imaginaires du temps lointain.
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Modalités de communication :
Les propositions de communication, d'une longueur de 400 mots et accompagnées d'un titre et d'une courte bio-bibliographie, sont à envoyer au plus tard le 24 mars 2024 aux adresses mails suivantes : tristan.tailhades@univ-eiffel.fr et sarah.mallah@univ-eiffel.fr.
Les notifications d'acceptation seront envoyées le 7 avril 2024.
La journée d'étude aura lieu le 13 juin 2024 sur le campus de l'Université Gustave Eiffel (Champs-sur-Marne), bâtiment Copernic. Un hébergement d’une nuit peut être pris en charge par l’organisation.
Les communications pourront donner lieu à une publication.
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Bibliographie indicative
ARAHARA Yukiko, “Des mots et des fossiles : la géologie dans Bouvard et Pécuchet” in Kazuhiro Matsuzawa (dir.), Balzac, Flaubert : la genèse de l’oeuvre et la question de l’interprétation, Nagoya, Nagoya University Graduate School of Letters, 2009, p. 95-102 [disponible en ligne]. URL : https://www.gcoe.lit.nagoya-u.ac.jp/eng/result/pdf/F12_ARAHARA.pdf (consulté le 6 décembre 2023).
BAREL-MOISSAN Claire et CHASSAY Jean-François (dir.), Le roman des possibles. L’anticipation dans l’espace médiatique francophone (1860-1940), Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2019.
BENDER Niklas et SEGINGER Gisèle (dir.), Biological Time, Historical Time: Transfers and Transformations in 19th Century Literature, Leyde, Brill-Rodopi, 2019.
BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L'évènement Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
BRAUDEL Fernand, « Histoire et Sciences sociales. La longue durée », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations [En ligne]. 13ᵉ année, n° 4, 1958, p. 725-753. URL : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781, consulté le 6 décembre 2023.
BUFFON George-Louis Leclerc (comte de), Les Époques de la Nature (1779), édition critique par Jacques Roger, Paris, Mémoires du Muséum national d’histoire naturelle, 1962.
COHEN Claudine, L’Homme des origines, Paris, Seuil, 1999.
CSICSERY-RONAY Istvan (Jr.), The Seven Beauties of Science Fiction, Middletown, CT, Wesleyan UP, 2008.
DARWIN Charles, On the Origin of Species, Londres, John Murray, 1859.
EDELSTEIN Dan, Geroulanos Stephanos, Wheatley Natacha, “Chronocenosis: An Introduction to Power and Time”, in Power and Time: Temporalities in Conflict and the Making of History, sous la direction de Dan Edelstein et al., University of Chicago Press, p. 1-50, 2020.
ELLENBERGER François, Histoire de la géologie, 2 tomes, Paris, Éditions Lavoisier, coll. « Technique et Documentation », tome 1 : Des Anciens à la première moitié du XVIIe siècle, 1988, et tome 2 : La Grande Éclosion et ses prémices, 1660-1810, 1994.
FAGGIANELLI Paule, « Usages de la conjecture naturaliste chez Jules Verne et Rosny Aîné : origines, fin des temps et règnes parallèles. », Belphégor [En ligne], 21-1 | 2023, mis en ligne le 2 mai 2023, consulté le 6 décembre 2023. URL: http://journals.openedition.org/belphegor/5221.
GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
GOULD Stephen Jay, Time's Arrow, Time's Cycle: Myth and Metaphor in the Discovery of Geological Time, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1987.
GUILLAUMIE Marc, Le roman préhistorique. Essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe, Talence, Éditions Fedora, 2021. Première édition : Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. « Médiatextes », 2005.
GUILLAUMIE Marc, « Fiction préhistorique et darwinisme : amour impossible ou mariage blanc ? » in Dumasy-Queffélec Lise et Spengler Hélène (dir.), Médecine, sciences de la vie et littérature en France et en Europe de la Révolution à nos jours, volume III, Le médecin entre savoirs et pouvoirs, Paris, Droz, coll. « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2014.
HARTOG François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
HUZ Aurélie, « Démêlés avec le novum : démontages et remontages de la notion dans une perspective culturelle intermédiatique », ReS Futurae [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 13 décembre 2022. URL: http://journals.openedition.org/resf/11338
JAMESON Fredric, Archeologies of the Future: The Desire Called Utopia and Other Science Fictions, New York, Londres, Verso Books, 2005.
KLINKERT Thomas et SEGINGER Gisèle (dir.), Biolographes : mythes et savoirs biologiques dans la littérature française du XIXe siècle, Paris, Hermann, 2019.
KLINKERT Thomas et SEGINGER Gisèle (dir.), Littérature française et savoirs biologiques au xixe siècle : traduction, transmission, transposition, Berlin ; Boston, De Gruyter, 2019.
LANGLET Irène, Le temps rapaillé. Science-fiction et présentisme, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2020.
LUCKHURST Roger, « Les laboratoires de l’espace-temps mondialisé : le science-fictionnel et les expositions universelles de 1851 à 1939 », traduit de l’anglais par Benoît Gaillard, ReS Futurae [En ligne], 7 | 2016, mis en ligne le 30 juin 2016. URL: http://journals.openedition.org/resf/856
MARCHAL Hugues (dir.), Muses et Ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris : Éditions du Seuil, 2013.
PETITIER Paule, La géographie de Michelet. Territoire et modèles naturels dans les premières œuvres de Michelet, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire des Sciences Humaines », 1997.
SAINT-GELAIS Richard, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Paris, Nota Bene, 1999.