Extension africaine francophone du domaine paralittéraire. Formes, enjeux et perspectives (revue Interculturel Francophonies)
Ce numéro de la revue Interculturel Francophonies ambitionne d’explorer le domaine postcolonial et francophone d’une réalité littéraire qui, si l’on en croit Yves Reuter, est l’objet d’une « dévalorisation théorique et pédagogique généralisée » ( 1986 : 3) : les paralittératures. Concept mettant l’accent sur le caractère marginal et plus ou moins culturellement illégitime d’un ensemble varié de genres dont la typologie est particulièrement stable, le terme ‘‘paralittératures’’ sert à tracer une frontière institutionnelle entre ce qui relèverait du littéraire et ce qui, en dépit d’une ressemblance apparente, s’en écarte. Quant à l’usage du pluriel, quels que soient le champ littéraire et l’aire géographique où l’on se situe, il revêt un double enjeu. D’une part, cet usage met en lumière « une masse hétéroclite d’objets ‘‘culturels’’ qui semblent n’avoir d’autre chose en commun que leur absence prétendue de valeur esthétique » (Angenot, 1974 : 9), quand, d’autre part, l’emploi du pluriel semble traduire non seulement la « nature intergénérique » (Huybrechts, 2014) du domaine paralittéraire mais également la diversité des codes sémiotiques distinguant les genres paralittéraires.
S’y retrouveront, par exemple, des genres affiliés au roman (roman sentimental, roman pornographique, roman d’aventures etc.) et des genres à dominante visuelle (bande dessinée, photo-roman). Il est également possible d’adopter le modèle typologique promu par Daniel Fondanèche (2005) en organisant les genres paralittéraires en cinq socles : un socle spéculatif (roman policier, roman fantastique, roman utopique et dystopique), un socle psychologique (roman sentimental, roman érotique), un socle iconique (bande dessinée, photo-roman), un socle documentaire (roman historique, roman rural et roman uchronique) et le socle d’aventure (roman d’espionnage et roman de western). Phénomène transcontinental et transhistorique, les paralittératures, qu’elles soient européennes, américaines ou africaines, qu’elles relèvent du monde anglophone ou de la francophonie, ont un bon nombre de traits et de caractéristiques formels et sociologiques en commun.
L’illégitimité symbolique des textes elle-même liée à la précarité symbolique des auteurs vis-à-vis de l’institution littéraire, la sérialité, le modèle éditorial de la collection, la diffusion de masse et le mercantilisme en constitueraient, entre autres attributs, les marqueurs distinctifs. Il semble, cependant, légitime de se demander si les principaux marqueurs précédemment décrits s’avèrent être les seuls ou, peut-être même, les véritables causes qui font l’efficacité du modèle paralittéraire. Ne faudrait-il pas, par exemple, chercher les possibles origines de cette fortune culturelle dans le profond ancrage social, l’attrait pour l’actualité et l’écriture du quotidien qui résident au cœur des paralittératures ?
Sur le continent africain, le succès du roman sentimental, du polar et de la bande dessinée, depuis de nombreuses décennies, est, en effet, bien la preuve, comme l’écrivait Daniel Fondanèche, que « l’une des caractéristiques de base des paralittératures est d’être en prise sur leur époque, d’en rendre compte beaucoup plus précisément et surtout plus rapidement, que les littératures générales » (Fondanèche, 2005 : 14). Qu’il s’agisse de Gbich ! en Côte d’ivoire et de Goorgoorlou au Sénégal, pour ce qui concerne la bande dessinée populaire postcoloniale ; ou que l’on considère l’étonnant destin éditorial des romans sentimentaux de la collection Adoras, le constat est que l’hypothèse de l’ancrage social des fictions paralittéraires se montre particulièrement éclairante et féconde. Quand bien même elle n’occulterait pas complètement l’ensemble des arguments esthétiques et économiques qui ont longtemps servi à expliquer l’utilité marginale des paralittératures, l’hypothèse de l’ancrage social détourne le regard critique de ces coefficients de légitimation pour faire émerger de nouvelles sensibilités heuristiques à l’égard d’un discours paralittéraire postcolonial en pleine mutation et d’une frontière entre littérature et paralittératures plus tout à fait perméable.
C’est, en partie, le roman policier postcolonial qui permet de réaliser que cette frontière symbolique qui extraterritorialise le corpus paralittéraire est beaucoup plus poreuse que n’ose le croire l’institution littéraire. Les dernières décennies ont, en effet, vu s’accroître l’intérêt pour le polar dans le champ des études culturelles africaines. La somme des articles, numéros spéciaux de revue, thèses et monographies sur le polar africain postcolonial désormais indénombrable a permis de déceler un vaste répertoire de stratégies d’institutionnalisation littéraires adoptées par les auteurs réputés paralittéraires. Ces stratégies relèvent, par exemple, des pratiques intertextuelles propres à la littérature (Togola, 2020), tandis qu’à l’inverse on constate, chez les auteurs dits littéraires tels qu’Alain Mabanckou et Léonora Miano, l’adoption même de ce qu’Alain Michel Boyer a nommé le pacte paralittéraire (Agnessan, 2014). En fait de porosité des frontières esthétiques et institutionnelles, si l’on se réfère à la seule collection Adoras des Nouvelles Editions Ivoiriennes, bon nombre d’auteurs adoubés par l’institution littéraire y publient des romans à l’eau de rose sans se dissimuler derrière un pseudonyme d’emprunt. Ce basculement continu qu’effectuent certains auteurs entre le champ littéraire et le domaine paralittéraire, de même que l’utilisation de stratégies paralittéraires dans la réécriture du canon littéraire problématisent non seulement la pertinence des frontières institutionnelles mais cet aller-retour constant permet également de questionner à nouveau frais le discrédit esthétique, culturel et idéologique dont est frappé le corpus paralittéraire.
Cet intérêt croissant pour le polar africain ne doit cependant pas occulter la masse de genres paralittéraires dont les singularités esthétiques, les enjeux épistémologiques et la fonction sociale sont très peu étudiés par la critique. C’est ainsi un immense domaine de l’imaginaire social africain postcolonial qui se retrouve inexploré. A l’aune de perspectives historiques, théoriques et critiques, et sous couvert des théories postcoloniales, ce numéro spécial de la revue Interculturel Francophonies souhaite explorer le domaine des paralittératures africaines en y posant un regard neuf et délesté de tous préjugés esthétiques. Le parti pris heuristique de ce numéro consistera, dès lors, à voir les objets paralittéraires africains autant comme les manifestations d’une « contre-littérature » – selon la bonne formule de Bernard Mouralis – que tels de vastes laboratoires d’une ethnographie postcoloniale de soi et d’efficaces foyers d’observation des changements sociaux et culturels. L’ambition, en arrière-fond, de ce numéro est de donner une vue d’ensemble du phénomène paralittéraire francophone à l’échelle du continent africain.
Les articles attendus pourraient s’inscrire, sans toutefois s’y limiter, dans les axes suivants :
- Histoire des paralittératures africaines coloniales et/ou postcoloniales
- Domaines nationaux des paralittératures africaines (paralittératures ivoiriennes, sénégalaises, congolaises etc.)
- Paralittératures africaines et ethnographie de soi
- Frontières institutionnelles entre champ littéraire et champ paralittéraire africains postcoloniaux
- Histoire et poétique des genres paralittéraires africains francophones (roman sentimental, photo-roman, roman érotique et pornographique, bande dessinée etc.)
- Sociologie des paralittératures africaines francophones Réception des paralittératures africaines francophones
- Transfictionnalité et sérialité paralittéraire
- Les écritures paralittéraires du populaire et du quotidien
- Le personnel des fictions paralittéraires africaines francophones
- Porosité des régimes esthétiques du littéraire et du paralittéraire Les propositions d’articles (500 mots au maximum) seront accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique et envoyées à alain.agnessan@ufhb.edu.ci, au plus tard le 15 septembre 2024.
Échéancier :
Envoi des propositions : jusqu'au 15 septembre 2024.
Notification d’acceptation des propositions : 15 novembre 2024
Envoi des articles : 1er septembre 2025
Publication du numéro : novembre-décembre 2026 .