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Imagination et inconscient dans la littérature, les arts et la philosophie du XVIIIe siècle (Lille)

Imagination et inconscient dans la littérature, les arts et la philosophie du XVIIIe siècle (Lille)

Publié le par Marc Escola (Source : Philippe Déan)

Imagination et inconscient dans la littérature, les arts et la philosophie du XVIIIe siècle 

Université de Lille

ALITHILA

Les Lumières ont-elles eu l’intuition de l’inconscient ? La question, audacieuse, volontiers et en apparence anachronique, touche à la manière dont on a tenté de penser et de représenter, au XVIIIe siècle, cette « faculté indépendante de nous » et « de la réflexion », les « ressorts invisibles » de l’être, de ses désirs, du fil de ses pensées et de ses sentiments. Elle prend son départ dans l’épistémè qui s’ouvre, à partir de L’âme des Lumières (Ann Thomson), sur une autre scène qui « tourne le dos », comme le dira Michel Foucault dans Les mots et les choses, au positivisme dans lequel s’envisage la « psychologie » entendue comme « science de l’âme » et bientôt science de l’homme (Fernando Vidal). De Malebranche à Leibniz, on voit se construire différents modes d’interrogation de ces « ressorts invisibles », de l’inscription hypothétique de traces, de la rémanence des perceptions insensibles, de tout ce qui, comme l’écrira Diderot dans ses Eléments de physiologie, « existe en nous à notre insu ». La question doit permettre d’envisager une sorte de conceptualisation imaginaire de ce fond plus ou moins obscur, ou fait de clartés enfouies, ou inavouées, qui trouveront dans l’invention freudienne, au siècle suivant, un éclairage décisif de ce qui se dérobe, enjambe la représentation, déborde le discours du savoir, met au jour les conflits chargés de normes et de lois. Elle fait prendre un nouveau départ à « l’anatomie de l’âme » étudiée par Mino Bergamo en se tenant au plus près de cette fonction critique et de cette imagination théorique assumées notamment par la physiologie et l’anthropologie qui entraînent un perpétuel principe d’inquiétude, de mise en question, de contestation dans les discours de la littérature, des arts, des sciences, de la philosophie. On s’attachera moins à considérer la psychanalyse comme paradigme clinique pour l’interprétation des auteurs et artistes que comme paradigme critique pour l’interprétation des œuvres, sans que la référence ou l’inspiration psychanalytique serve de cadre doctrinaire. L’étude magistrale de J. Starobinski sur Rousseau (1957), peut servir de référence à cet égard. 

Dans une perspective historique que l’on peut esquisser de Locke (Essai sur l’entendement humain, II, 11) à Kant, via Hume, Burke, Voltaire, Diderot etc., il existe une constance et une évolution dans la notion d’imagination. Voltaire associe l’imagination à la mémoire, dont on sait, depuis saint Augustin, qu’elle est un théâtre d’ombres autant que le champ des souvenirs volontaires. Dans son article pour l’Encyclopédie, il le souligne d’emblée, imagination et mémoire « sont au rang des choses dont nous ne pouvons rendre aucune raison », elles sont les « ressorts invisibles » de notre être ; l’imagination passive est un « sens intérieur » dont nous ne sommes pas maîtres et qui « agit avec empire ». L’imagination se voit paradoxalement dénier le pouvoir d’invention voire de « création ». Mais elle est la faculté par excellence de l’association. Avec Hume, l’imagination tend à subsumer l’entendement, dans sa liaison avec les passions, dont elle est la faculté d’expression et d’expansion. Elle est le champ privilégié où se déploient le plaisir mais aussi la douleur, où se manifestent les craintes, les espoirs et toutes les passions qui leur sont corrélées. Elle confère au sublime, passion la plus forte chez Burke, un pouvoir d’être affecté selon des modalités essentiellement pathiques et formelles. D’un côté, elle est le terrain d’élection des passions ; de l’autre, elle opère comme une faculté combinatoire et un pouvoir de redistribution que Voltaire encore voyait particulièrement active dans le rêve, d’autant plus puissante qu’elle échappe à la volonté. C’est en ce sens qu’elle fabrique ses images : en les montant et remontant, en agençant et redistribuant ses composants pris dans l’expérience, la mémoire, dans la matière de nos terreurs et de nos désirs. En ce sens elle devient « production » et faculté de connaissance.

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Ce colloque voudrait approfondir la recherche dans cette perspective et dans plusieurs directions. Les champs concernés incluront aussi bien la littérature, la philosophie, l’esthétique, la peinture et la psychanalyse. Quelques pistes de réflexion peuvent être proposées :

Philosophie

En prenant pour repère Locke, qui nie l’inconscient, tout en attestant des associations d’idées, on peut esquisser un courant de pensée en rupture avec l’Essai sur l’entendement humain, qui dissocie le rapport d’équivalence entre la conscience et la réflexivité qui fonde encore la philosophie de la connaissance de Locke, dans le fil de Descartes. Cette disjonction va utiliser le phénomène du rêve pour avancer vers une prise en considération d’une part non consciente, ou au moins non volontaire, dans les opérations de la conscience. L’abbé Richard témoigne de ce que le rêve est au cœur d’une révision des relations entre âme et corps, corps et pensée. Mais là où J.-M. Vaysse situe la notion d’inconscient avant Freud dans une perspective métaphysique comme une hantise de la philosophie, c’est par la voie du matérialisme, de la médecine et de l’anthropologie que les Lumières esquissent une nouvelle compréhension de la subjectivité.

On peut la lire chez D’Holbach de manière exemplaire et sans doute sans pareil, à propos de « l’insu » dont il est de nombreuses fois question dans le Système de la nature, lorsqu’il évoque « ces mouvements internes et cachés, dont quelques-uns sont sensibles pour nous tandis que d’autres se font à notre insu et ne se font deviner que par les effets qu’ils produisent au dehors. » Un insu constitué de ces « expériences » qu’« aucun de nous n’a présentes à la mémoire ou ne s’en représente tout le fil ; ce sont pourtant ces expériences qui nous dirigent machinalement ou à notre insu dans toutes nos actions » et pour lesquelles « l’on a imaginé le mot instinct. » On prendra encore la mesure de l’« insu » dont parle Diderot dans les Eléments de physiologie, qui doit beaucoup à Leibniz, et s’involue dans le « pli » entre petites perceptions et mémoire, laquelle est « très certainement une qualité corporelle » et donne toute sa mesure au rêve. Le jugement devient ainsi le résultat de petites expériences sensibles qui existent en nous à notre insu, et l’entendement donne lieu à une déclaration dont toutes les conséquences méritent d’être mesurées : « Ce que nous connaissons le moins, c’est nous. L’objet, l’impression, la représentation, l’attention ». Les Eléments de physiologie font ainsi droit aux « passions de réminiscence », à la dissociation des affects et des représentations que le texte qualifie de « sophisme du plaisir ». Et une ébauche de la théorie de la névrose peut se lire dans l’article « inquiétude » de l’Encyclopédie, définie comme une contrariété de l’instinct, des goûts, et qui est « presque toujours l’effet du mécontentement de soi-même, […] du prix extrême qu’on attache à la possession de sa maîtresse, d’une place, de son ami » quand elle n’est pas l’effet de « l’ennui, du besoin, des passions, du dégoût ». Dans la perspective médicale analysée par Jean Deprun, qui en fait un « symptôme » du siècle, on se souviendra que, dès Locke, « l’inquiétude », encore et sinon mieux traduite, par « malaise » (uneasiness), « c’est ce que nous appelons désir » au point où Locke a fait « remarquer […] que le principal, sinon le seul aiguillon de l’activité humaine, est le malaise ». 

A la fin du siècle, le Kant de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique réévaluait l’importance et le poids de la subjectivité consciente en attestant de l’existence de « ces représentations que nous avons sans en être conscients », prenait acte des « forces qui agissent sur nous hors de notre consentement et venant on ne sait d’où », et reconnaissait combien « le champ des représentations obscures est immense chez l’homme […] ». Il témoignait que « les représentations claires au contraire ne constituent que des points infiniment peu nombreux ouverts à la conscience ». 

Diderot, encore, fait de la pensée, une double action de la volonté dans laquelle le cerveau agit mais aussi d’une autre action involontaire où le cerveau est passif. L’âme elle-même est considérée comme une faculté subalterne par rapport à la puissance de la douleur, du plaisir, des passions. Dans le Rêve de d’Alembert et les Eléments de physiologie, il reconnaît encore combien l’homme est mû par une instance qui n’est pas la volonté.

Dans cette perspective, on essaiera de prolonger les travaux de C. Fauvergue, C. Jacot Grapa, C. Warman qui ont vu dans « l’insu » et l’obscur qui caractérisent les représentations de l’intériorité et l’expérience du corps comme de la vie de la pensée, une « archéologie de l’inconscient ». Le dissemblable, le dissonant, attestent d’une brèche dans la conscience de soi longtemps pensée comme l’essence de l’identité individuelle et tentent d’expliquer les phénomènes d’aliénation, de schize entre action et volonté, d’altération, d’altérité au cœur de la dynamique identitaire au siècle des Lumières. Ces ruptures dans l’unité du sujet ne font-il pas signe du côté d’une division du sujet, d’un « clivage du moi » dont la dynamique, en accueillant l’autre en soi, pointe en direction d’un inconscient qui tente de rendre compte de l’irrationnel, de l’impensé, de l’impensable. A ce titre, on pourra penser à nouveau frais les figures de l’être hors de soi, de la répétition, de la duperie de soi, d’amnésie ou de faux rapports dans le souvenir. 

Littérature

Robert Mauzi a très tôt attiré l’attention sur l’importance des « maladies de l’âme » au XVIIIe, faisant de ce siècle un tournant dans la compréhension de l’angoisse, dressant un tableau clinique de l’ennui, de la mélancolie, de la vocation au malheur (ou névrose de destin) bien documentés par la médecine et la littérature, contribuant à recentrer l’attention sur ces phénomènes qui ont longtemps été considérés comme l’apanage du XIXe. La nature des passions, comme fondement de la nature humaine, a donné lieu à plusieurs identifications de ces passions à « l’énergie ». Il en a résulté un primat du corps dans la source de la passion, une réaffirmation de la destination au plaisir des passions (après en avoir fait la source) et sa reprise, sinon sa substitution, par la notion d’énergie, peut-elle être envisagée comme une préfiguration des pulsions ?

Fictions et romans ont déjà fait l’objet d’une enquête sous la direction de R. Démoris et H. Lafon en décembre 1997 (colloque Folies Romanesques). D’autres auteurs doivent pouvoir féconder ce champ d’investigation en étudiant les figures de l’excès, de la guérison, de la recherche d’excitations, du destin, de la sexualité, des perversions.

Esthétique

Dès 1960, Yvon Belaval a formulé l’idée d’une « esthétique de l’inconscient » de Diderot, essentiel pour comprendre sa « théorie du goût et du jugement » et l’idée du beau comme perception de rapports. Peut-on étendre la valeur de cette proposition ? Du Bos lui-même n’avait-il pas ouvert la voie dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, qui faisait du théâtre le lieu où se mettent en scène « les inconvénients dont l’ignorance de soi-même est cause », une ignorance d’où naissent la tragédie et la comédie, chez Marivaux notamment. Baldine Saint Girons a lu, dans la théorie du sublime de Burke, une préfiguration de la théorie des pulsions de Freud, dans la version de la première topique. Plus généralement, comment une esthétique psychologique, adossée à une typologie des passions, comme elle l’est dans la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, peut-elle modifier la conception des images et servir de véhicule à la connaissance anthropologique à laquelle s’ouvre l’esthétique ?

En peinture, quels désirs traduisent l’exaltation de l’Eros dans l’abondante imagerie érotique du siècle dont G. Faroult a récemment fait l’histoire ? Le père et sa loi est-il le seul à être transgressé dans les nombreux attentats contre les figures de la paternité que présente Greuze dans sa peinture  (Régis Michel, Posséder et détruire) ? De Boucher à David, le dix-huitième n’a-t-il pas mis en image un processus de régression infantile et de dévirilisation, de trouble et de féminisation dans la représentation du masculin et qui va triompher au XIXe avec le nu féminin, dont atteste la Mort de Bara de David, comme l’a analysé A. Solomon-Godeau, Male trouble : A Crisis in Representation ?

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Date du colloque : les 26 et 27 septembre 2024 à la maison de la recherche, Lille.

Les propositions de communication (entre 2000 et 3000 signes) comportant le titre provisoire, la problématique et le corpus envisagé sont à envoyer aux organisateurs, aux deux adresses suivantes, avant le 30 juin 2024 :

caroline.grapa@univ-lille.fr

philippe.dean@univ-lille.fr