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Cartographies Mensongères / Lying with maps (Revue Interfaces)

Cartographies Mensongères / Lying with maps (Revue Interfaces)

Publié le par Marc Escola (Source : Emma Burston)

Appel à contributions / Call For Papers 

"Cartographies Mensongères" / "Lying with maps"

Revue Interfaces nº53, printemps 2025 / Spring 2025

 « Non seulement le mensonge est facile avec les cartes », nous explique Mark Monmonier dans la phrase d’ouverture de son ouvrage canonique, How to lie with maps, 1996, « mais il est même essentiel » (« not only is it easy to lie with maps, it’s essential »).  Sur ce point, les médias semblent s’accorder ; en témoignent les titres suivants : « La cartographie, entre science, art et manipulation », « La carte thématique, objet scientifique source de manipulations » ou encore « De “fausses” cartes pour dire le “vrai” » parus respectivement dans Le Monde Diplomatique, Cause commune et Libération. Et, à en croire la collection de « persuasive maps[1] » de la Cornell University Library – plus de 800 cartes de propagande classées par thème et par époque – le corpus de cartes corrompues serait inépuisable. Ces géographes et cartographes, journalistes et archivistes, en nous mettant en garde contre la science inexacte qu’est la cartographie, qui s’est pourtant arrangée pour qu’on la croie sur parole depuis l’école primaire, sont des lanceurs d’alerte nous invitant à sortir de la carte pour repenser notre rapport à, et notre conception de, l’espace. Au croisement du texte et de l'image, de la fiction et du réel, mais aussi des cultures et des langues, la cartographie mensongère est donc un sujet particulièrement bien adapté à la revue Interfaces et à sa vocation interdisciplinaire et intermédiale.

Illisibilité de la carte

Si toute carte est une fiction, alors que se passe-t-il lorsque ces questionnements, voire cette méfiance de la cartographie, s'invitent dans l'œuvre de fiction elle-même ? Que peut-on dire, par exemple, du court-circuit cartographique que subit la protagoniste de Flaubert, Félicité, dans Un coeur simple, lorsqu’elle est confrontée à ce « réseau de lignes coloriées » qu’est l’atlas de M. Bourais :

« Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce qui l’embarrassait elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n’en comprenait pas le motif, — elle qui s’attendait peut-être à voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée ! »

Si la carte géographique était une image fidèle du monde réel (idée dont joue Borges dans De la Rigueur de la Science (1946), en supposant une carte à l’échelle 1:1), Félicité devrait pouvoir voir la maison de son neveu, mais il n’en est bien entendu rien. Vue ainsi, 150 ans après la parution des Trois Contes, la candeur de Félicité révèle la vigilance d’une lectrice de cartes, voire d’une utilisatrice de Google Street View, avertie aux risques de la cartographie mensongère. L’illisibilité de la carte dont rend compte Félicité pourrait donc être un bon point de départ pour penser à d'autres moments de disjonction entre cartographie et espace réel, tangible, que ce soit à l’écrit ou à l’écran.

Réfléchir à l’illisibilité nous mène aussi à considérer le genre de la littérature jeunesse - et à songer, par exemple aux personnages-enfants qui ne savent pas encore lire la carte ou aux cartes à énigmes (telle celle qui lance les personnages à l’aventure dans Bilbo le Hobbit), ainsi qu’aux récits dans lesquels la carte ne s'offre qu'au héros (on peut penser à la carte du Maraudeur).

Illusion cartographique

À cette question de l'illisibilité, s’ajoutent, bien sûr, celle de l'illusion de la cartographie (la carte agit comme un support de rêve, lance à l'aventure, et a souvent pour conséquence un personnage déçu une fois sur place, qui doit faire face au fossé entre le réel et sa représentation), mais aussi celle de la carte mensongère au sein même du récit, lorsque des personnages dessinent volontairement de fausses cartes ou cartes piégeuses pour en tromper d'autres (ce qu’on retrouve par exemple dans Le Chant de l'Équipage de Pierre Mac Orlan) : le mensonge cartographique devient alors un moteur diégétique. 

Un moteur, aussi, de création d’images cartographiques a posteriori, c'est-à-dire de cartes créées à partir de récits de fiction, et donc par définition mensonges ou projections imaginaires. Ces objets-cartes, et non plus ces discours de – ou sur – la carte ont alors pour fonction :

-       de représenter des lieux inventés, que l’on songe aux cartes de Lilliput jointes aux éditions du Voyage de Gulliver dès 1727, à celles accompagnant le Lost World de Conan Doyle, ou à la représentation de l’île au trésor par R. L. Stevenson, mais aussi au tropisme des littératures de l’imaginaire et de la fantasy en particulier pour la représentation géographique. Le paratexte est ainsi au centre des questionnements que soulève la carte.

-       de représenter le parcours de personnages imaginaires dans des lieux réels : on songera par exemple à Victor Bérard qui en traduisant l’Odyssée en 1930 cherche à dessiner géographiquement le trajet d’Ulysse – puis à le refaire à la voile sa carte en main – ou à la Carte d’une partie du royaume d’Espagne, qui comprend les contrées que parcourut don Quichotte, et les sites de ses aventures (1780) qui, bien qu’établie à partir d’une fiction, possède, comme le rappelle Roger Chartier « tout le crédit scientifique désirable : elle a été dessinée par Tomás López, géographe du roi et cartographe des royaumes […], qui a suivi “les observations faites sur le terrain” ». Le texte et l’établissement de la carte même poussent alors à la crédulité, et interrogent la frontière entre carte-mystificatrice et carte représentation du mensonge, tout en soulignant l’importance de la carte dans la suspension de l’incrédulité.

On pourra aussi penser aux cartes allégoriques, fréquentes notamment au XVIIe (au-delà de la fameuse Carte du Tendre d’après la fiction de Mme de Scudéry), et qui posent la question des formes de l’artifice cartographique.

Enfin, à l’écran notamment, la représentation cartographique, modèle calqué sur le documentaire, sert à entretenir l’illusion du déplacement tout autant que de la véracité de la fiction, comme dans la scène d’ouverture de Casablanca (1945) qui trace un chemin de Paris à Casablanca, sur laquelle l’image se recentre, ancrant le spectateur dans le réel – l’histoire en paraît plus vraie – et entretenant la fiction du tournage in situ. D’autre part, lorsque l’objet carte apparaît à l’écran aux mains d’un personnage, il est souvent détourné de l’usage qu’on en attend, ou se voit modifié par l’adjonction de précisions imaginaires qui floutent ou altèrent l’espace référentiel réel.

Axes suggérés

Ces quelques réflexions sur le sujet du mensonge cartographique dans la fiction, quelle que soit sa forme (cinéma, radiophonique, romanesque...), nous permettent de dégager plusieurs pistes indicatives autour desquels les contributions pourront s’organiser : 

- Cartes illusoires – illusion cartographique

- Cartes (il)lisibles

- Cartes mystificatrices

- Cartes allégoriques

- Cartes elliptiques et tronquées

- Cartes surréalistes

- Cartographie de l'espace colonial

- Cartographie et propagande

Bibliographie indicative

-       Black, Jeremy, Maps and History. Constructing Images of the Past. New Haven, Yale University Press, 1997.

-       Black, Jeremy, Visions of the world - A History of maps, Londres, Octopus publishing Group, 2003

-       Braco, Diane et Genay, Lucie. Contre-Cartographier le monde, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2021.

-       Castro, Teresa. « Le cinéma et la raison cartographique des images », Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, vol. 33, no 129.

-       Chartier, Roger. Cartes et Fictions (XVIe-XVIIIe Siècle), Collège de France, 2022.

-       Collot, Michel. Pour une géographie littéraire, Paris, Éditions Corti, coll. « Les essais », 2014.

-       Garel-Grislin, Julie. « Les coordonnées de la fiction : ce que la carte fait au récit », Revue de la BNF, vol. 59, no. 2, 2019, pp. 22-30

-       Monmonier, Mark. How to lie with maps, The University of Chicago Press, 1991

-       Jacob, Christian. L'empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992.

-       Lefort, Jean, L’Aventure cartographique, Paris, Belin, 2004. 

-       Lumbroso, Olivier. Zola, La Plume et le compas: La construction de l'espace dans Les Rougon-Macquart d'Emile Zola, Honoré Champion, 2004

-       Milon, Alain. Cartes incertaines : regard critique sur l'espace, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

  •       Séveno, Caroline. « La carte et l'exotisme », Hypothèses, vol. 11, no. 1, 2008, pp. 47-56.

Calendrier :

Envoi de l’appel à contributions: 10 décembre

Les propositions de contribution (titre ; argumentaire d’une demi-page ; brève notice biographique) sont à envoyer avant le 15 mars 2024 à eburston@holycross.edu et sophie.f.bros@gmail.com

Les articles complets rédigés en anglais ou en français ne devront pas excéder les 25,000 signes espaces compris et seront à envoyer pour le 15 juin 2024.


 
[1] https://persuasivemaps.library.cornell.edu/  Il s'agit d'un ensemble de cartes « persuasives » destinées principalement à influer sur l'opinion publique plutôt qu'à communiquer des informations géographiques.