Journée d’étude
« L’insensibilité en question »
(Jeudi 28 mars 2024, Aix-Marseille Université)
Avec le soutien du CGGG (UMR 7304) et du CIELAM (UR 4235)
Comité d’organisation : Anthony Le Berre (CIELAM et TELEMMe, AMU), Juliette Privat (CIELAM, AMU), Julia Vincenti (CGGG, AMU).
Cette journée d’étude, qui fait suite à un séminaire labellisé par la fédération CRISIS qui s’est tenu de mai à décembre 2023 à Aix-en-Provence, souhaite réunir des spécialistes de différentes disciplines (philosophie, littérature, histoire, arts).
Depuis plusieurs décennies, la culture sensible fait l’objet de nombreux travaux dans les sciences humaines, pour lesquelles la sensibilité s’est constituée comme un champ d’étude à part entière. En revanche, la notion d’insensibilité reste quant à elle un impensé de la recherche en lettres et sciences humaines, quoiqu’un récent numéro de la revue Sensibilités (n° 11, 2022) ait ouvert la voie. Si l’indifférence ou l’apathie de tel ou tel personnage tiré d’une œuvre littéraire ou artistique a pu être soulignée, l’insensibilité est le plus souvent conçue comme une absence ou un refus. Un des objectifs de cette journée d’étude serait ainsi d’étudier cette notion pour elle-même, dans une perspective à la fois pluridisciplinaire et pluriséculaire.
L’insensibilité a d’abord un sens physiologique. Dans le Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680), l’adjectif dérivé « insensible » est défini à la fois comme ce « qui ne sent pas » et comme ce « [q]u’on ne sent point, qu’on n’aperçois [sic] point par le sens ». La première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) ajoute qu’est insensible ce « qui n’est point touché de l’impression que l’objet doit faire sur les sens ou sur l’ame » et donne l’exemple des lépreux et du froid qui engourdit les membres et les rend insensibles. La notion a ainsi une application lexicale directe en médecine : à la Renaissance, les médecins distinguent les parties « sensibles », aptes à recevoir la douleur, des parties « insensibles ».
Pourtant, de ce premier sens, le terme glisse donc de façon presque concomitante vers un sens moral péjoratif. Ainsi, chez Richelet, « insensible » fustige celui « qui ne ressent rien, car il est sans cœur et sans raison », tandis que l’« insensibilité » désigne une « dureté de cœur ». L’insensibilité apparaît dès lors comme un défaut moral, une incapacité à s’émouvoir. Elle est régulièrement associée à la dureté et à la froideur, voire à la cruauté : « L’insensibilité à la vue des misères, peut s’appeler dureté ; s’il y entre du plaisir, c’est cruauté » (Vauvenargues, Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Paris, Antoine-Claude Briasson, 1746, p. 114). La notion recouvre donc un sens physiologique et un sens moral, dont on pourra questionner la superposition : peut-on en effet, à la manière de Jean-Baptiste Grenouille, le « nez » meurtrier du Parfum de Patrick Süskind, allier une sensibilité physiologique hors du commun et l’absence de tout sens moral ? Allant de l’indifférence à l’inhumanité, l’insensibilité est considérée comme le signe anormal d’un manque. Elle est la marque des cœurs inflexibles du bourreau ou encore du tyran. Davantage qu’un manque d’acuité sensorielle, l’insensibilité s’apparente à la déviance d’un marquis de Sade, voire à la monstruosité ; dans Orange mécanique, de Stanley Kubrick, une stimulation sensorielle extrême doit ainsi punir le criminel insensible et réveiller en lui des marques d’humanité. Ainsi, à la suite de Michel Foucault, on pourrait ranger l’insensible, au même titre que le lépreux ou le pestiféré, parmi les exclus et les bannis de la société (Les Anormaux). C’est précisément cette marginalisation que l’on se propose d’examiner, en prêtant attention à ses diverses formes aussi bien qu’à ses exceptions.
En effet, au rebours de ses acceptions péjoratives, l’insensibilité apparaît aussi comme un comportement valorisé dans certains contextes. Associée à la raison, l’insensibilité devient une arme contre l’excès des passions ; elle est l’apanage du sage stoïcien, capable de gouverner ses émotions jusqu’à les ignorer et les supprimer. Socialement, elle est largement valorisée : le politique, le pompier, le juge ou le chirurgien sont des métiers dans lesquels l’insensibilité semble non seulement utile, mais même nécessaire : il faut savoir « garder son sang-froid ». Ces quelques exemples mettent par ailleurs en lumière un partage genré de l’insensibilité : si elle peut s’avérer avantageuse chez les hommes, elle est considérée chez les femmes comme un défaut inquiétant. Il suffira pour s’en persuader de constater qu’à l’infirmière, métier traditionnellement féminin, sont dévolues la relation empathique, la compétence émotionnelle, quand le métier de chirurgien est associé à la masculinité et à la froideur.
Plusieurs perspectives pourront être envisagées :
La condamnation de l'insensibilité
Si, dans une perspective stoïcienne, l’insensibilité peut être perçue comme la marque du sang-froid et de la mesure, cette notion est le plus souvent fustigée. À l’image de Thomas d’Aquin (Somme théologique, IIa IIae, q. 142, art. 1.), on y voit plutôt un vice. Elle est synonyme de froideur sensuelle, de dureté affective, voire de cruauté morale. On pourra ainsi s’intéresser à toutes les représentations proprement négatives de l’insensible. L’insensibilité est-elle utilisée pour caractériser péjorativement un personnage, pour que le lecteur/spectateur voit en lui la figure du méchant ? Du point de vue de la réception de l’œuvre littéraire ou artistique, on pourra s’interroger sur les significations et les implications de l’insensibilité : une œuvre qui laisserait son lecteur/spectateur « froid » est-elle un raté ? Que disent le spectateur ennuyé ou le lecteur indifférent de notre propre rapport à l’art ? Dans le domaine de la rhétorique, notamment dans le genre judiciaire, les preuves pathétiques sont désignées depuis Aristote comme des agents de la construction du discours efficace. Utiliser les seules preuves logiques, n’est-ce pas courir le risque de produire un discours moins percutant ?
Les mots de l'insensibilité
Dans le domaine de l’écrit, comment dire l’insensibilité ? Quels sont les réseaux métaphoriques qui donnent corps à cette notion ? Existe-t-il un « style insensible », qui serait la marque de certaines mouvances artistiques et littéraires ? Ce style est-il celui de l’écriture qu’on qualifie habituellement de « blanche » ou de « plate » ? On pourra ainsi s’intéresser aux modes d’expression de l’insensibilité, dans une perspective linguistique et stylistique. Peut-être cette notion gagnerait-elle à être appréhendée au regard de son paradigme sémantique. Indifférence, apathie, impassibilité : quelle différence entre ces termes ?
La recherche de l'insensibilité
L’insensibilité ne peut-elle pas constituer une force ? De la santé à la justice, l’exercice de certains métiers nécessite une forme de mise à distance, favorisant ainsi la prise de décision. On retrouve ici l’éternel débat de la passion contre la raison, qu’il convient de dépasser. Les œuvres littéraires et artistiques représentent-elles cette insensibilité utile ? Les stratégies amoureuses, par exemple, requièrent parfois de demeurer froid face aux charmes de sa proie. Du point de vue de l’écriture ou de la composition d’une œuvre en général, l’insensibilité recoupe-t-elle une forme d’objectivité ? Une « écriture insensible » serait-elle caractéristique de certains genres (écriture de l’Histoire, traité) ? On pourra questionner, d’un point de vue épistémologique, le rapport du chercheur à son objet, à travers la recherche de l’objectivité, désignée comme garante de la valeur scientifique, ou au contraire la mise en avant d’une subjectivité à l’œuvre (égo-histoire, etc.).
Calendrier et publication
Les propositions (titre, résumé de 300 mots et brève bio-bibliographie) sont à adresser par courriel avant le 19 janvier à l’adresse suivante : anthony.le-berre@univ-amu.fr
Le comité d’organisation répondra fin janvier.
Les communications donneront lieu à publication. A cet égard, les articles seront demandés aux communicants peu après la journée d’étude.
La journée d’étude se tiendra le 28 mars 2024 à la Maison de la Recherche, Aix-Marseille Université, 29 avenue Robert Schuman, 13621 Aix-en-Provence. Seuls les frais d’hébergement pourront être pris en charge.