Si l’un des gestes les plus significatifs de Günther Anders fut d’accepter de sortir du langage technique de la philosophie académique en raison de l’urgence qu’il y avait à penser et à intervenir devant la destruction à l’œuvre dans le siècle, on aurait tort d’oublier que sa conception de l’obsolescence de l’homme repose d’abord sur une tentative de discernement de ce qu’est cet humain qui n’a plus cours.
Le présent volume se présente donc comme prolégomènes et socle de ce qui deviendra la critique impitoyable de son époque, qui est aussi la nôtre.
L’anthropologie philosophique dont il est question ici, dans le sillage de Max Scheler et de Helmut Plessner est une façon d’échapper à l’analytique existentiale de Heidegger. À la différence de l’animal, immergé dans un monde qui lui est donné comme un matériau a priori, l’homme, d’abord sans monde, « libre de monde », n’accède à un monde qu’après coup, en devenant homo faber et en construisant a posteriori le monde qui lui manque.
Absolument libre, cet homme fait en même temps l’expérience d’une absence irréductible de liberté. S’il peut disposer librement de son moi, le fait d’être ce moi le dépasse. Il est irrévocablement lui-même et personne d’autre, mais cette existence en tant que moi est en même temps hautement contingente. D’où un problème d’identification avec soi.
Chez l’athée qu’est Günther Anders, l’homme ne se sauve pas de ces tentatives d’identification ratées par un saut dans la foi, à la manière de Kierkegaard, mais par un saut dans l’action. Penser l’homme comme étranger au monde, comme a posteriori, l’oblige à envisager la relation a priori du vivant au monde et à thématiser un « a priori matérial » qu’il explore à travers des objets comme l’instinct, le besoin, la veille et le sommeil.
Mais le parcours d’Anders ne s’arrêtera pas là, puisqu’il insiste finalement sur les limites d’une telle anthropologie, et remet en cause l’anthropocentrisme dont elle peut procéder. Il ne peut que constater la tension voire la dimension « schizophrénique » dont sera marqué sa pensée, entre une distance envers l’anthropocentrisme et son intérêt fervent pour une humanité parvenue au stade de la survie.
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Günther Anders (1902 – 1992) occupe une place à part dans le collège philosophique de son temps. Il fut l’élève de Husserl, de Cassirer, de Scheler et de Heidegger (auquel il s’opposa radicalement dans un essai paru en 1948, Sur la pseudo-concrétude de Heidegger, Sens&Tonka, 2003) et son œuvre est contemporaine de celles de Benjamin dont il était cousin, de Levinas (qui traduisit l’un de ses premiers textes) ou d’Hannah Arendt dont il fut le premier mari. Son parcours est celui de l’exil : hors de son pays d’origine, puisqu’il émigra en France puis aux Etats –unis de 1933 à 1950 et ne voulut pas vivre en Allemagne lors de son retour en Europe ; hors des champs académiques de la philosophie et de la carrière (il refusa tous les postes qui lui furent proposés à l’université); hors de son patronyme : Anders, l’ « autre », devint son nom de plume alors que, travaillant pour gagner sa vie dans un journal berlinois, il signait la moitié des articles et que le rédacteur en chef s’en inquiéta.
Ce sont les séismes de l’époque et l’urgence d’y répondre qui dès les années trente et jusqu’à la fin de sa vie lui semblèrent, impérativement, l’enjeu et l’objet de la réflexion. Son écriture emprunte toutes sortes de chemins : romans, critiques, poèmes, essais, contes. Son geste premier est de refuser l’isolement d’une pensée de l’Être, de situer l’homme au cœur de ses oeuvres, de ne « pas laisser à l’Être ce qui est à l’Être et à César ce qui est à César. » Mais il en souligne très vite l’extrême difficulté : un empêchement à voir et à sentir des phénomènes qui n’apparaissent plus ou qui ne sont plus à notre échelle.
Son œuvre est l’une des plus radicales et rigoureuses critiques de l’industrialisation du monde qui soit. Il est l’auteur de nombreux essais consacrés au nucléaire, et des deux tomes de L’Obsolescence de l’homme. Parmi ses livres publiés chez Fario : L’Obsolescence de l’homme Tome 2 (le Tome 1 étant paru aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances), Sculptures sans abri (Essai sur Rodin), La violence, oui ou non, L’homme sans monde, Sténogrammes philosophiques, Ma judéité, ainsi que sa Correspondance avec Hannah Arendt.