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Voies, routes, chemins au Moyen Âge (séminaire Questes, Paris)

Voies, routes, chemins au Moyen Âge (séminaire Questes, Paris)

Publié le par Léo Mesguich (Source : Charlotte Guionneau)

Questes - Séminaire 2023-2024

Appel à communications

"Voies, routes, chemins au Moyen Âge"

« Il ne tint qu'a vostre perisse,

Dont il fault que l'ame perisse,

Quant du bon chemin hors se boute

Et qu'il ne tient la droicte route 

Et le sentier espiritable 

De la grant joie pardurable [1]»

     Dans son « Miroir de mariage », le poète Eustache Deschamps († 1404-1405) manie avec adresse l’ambiguïté sémantique des termes routes, voies et chemins : au Moyen Âge, ce sont par des voies bien diverses que se déversent des flots d’étrangers dans les campagnes du royaume de France. D’abord, bien entendu, par les voies terrestres, qui serpentent au-dessus des montagnes, au fond des vallées ; mais aussi par les voies fluviales qui sillonnent avec aisance entre les accidents du territoire, descendues avec le courant et remontées avec des bêtes par les chemins de halage ; ou encore par les voies maritimes qui longent les côtes ou traversent les espaces marins, menant jusqu’à la Manche ou la Méditerranée. La route médiévale prend de multiples formes et transforme tout type d’espace, y compris les plus inhospitaliers, en un lieu de fréquentation humaine.

     Évoquant la paresse, ennemie du voyageur, Eustache Deschamps a donc bien conscience des efforts consentis par les hommes et les femmes qui prennent la route, mais aussi des efforts de ceux qui font la route, l’entretiennent, la gardent ou la convoitent. Cette paresse ennemie, c’est celle que ne connaissent pas les marchands lombards et leurs cinquante ânes chargés de chaudrons en étain qui passent les Alpes pour les foires chaudes au péage savoyard de Montmélian ; c’est celle que disent combattre les urbains du nord de la France ou de l’Italie quand essaime le mouvement des flagellants en 1349. Car traversant villes et campagnes, entre les arbres ombragés, l’air frais et le sol caillouteux, le voyageur abandonne ses paysages visuels, sonores et olfactifs connus pour se glisser dans la peau d’un homme autre, un homme « en mouvement », détaché pour un temps d’un quotidien marqué par des mobilités de courtes distances et par la fréquentation de lieux et de temporalités connus [2]. Emprunter la route, au Moyen Âge, c’est accepter une remise en question complète de ses habitudes, adopter un mode de vie contraint par les aléas des grands chemins, voire se mettre ouvertement en danger – par manque de nourriture, difficultés d’orientation ; en raison de la qualité variable des voies empruntées, des frais importants dus aux différentes taxes et nombreux péages ; de la présence inquiétante de brigands et de vagabonds ; et plus largement par l’implication d’une confrontation à un « autre », qui s’exprime par un parler différent et utilise d’autres monnaies et d’autres objets du quotidien. En conséquence, des espaces d’intersection entre ces différentes réalités se construisent pour pallier ces difficultés : les étapes de voyageurs se succèdent, et, avec elles, réseaux d’hospitalités, auberges douteuses et hôtels de compatriotes. 

     La route dicte sa loi – et cette loi dessine une dimension particulière et distincte pour les hommes et les espaces, privés ou publics, qui se plient à son joug. Plus les espaces se quadrillent de voies, de routes et de chemins, plus les mondes médiévaux se transforment et esquissent un monde constamment articulé autour du  mouvement, des mobilités et de la question épineuse des voies de communication : comment et quand les construire ? par qui ? à qui appartiennent-elles ? comment les entretenir – matériellement et financièrement ? qu’est-ce qu’une route, une voie, un chemin ? qu’est-ce qu’ « emprunter la route » et se mesurer à un quotidien autre, bercé d’odeurs, de sensations et de sons parfois très différents de l’ordinaire ? Car derrière l’aspect crucial et d’abord platement matériel de la route, de son financement et des matériaux qu’elle nécessite, s’esquisse le voyageur, dont le vêtement, les habitudes, le mode de vie et le ressenti sont forgés par la toute-puissance de la route, créant par cela une véritable « identité » du voyageur, de l’homme en mouvement – on croise sur les chemins marchands, pèlerins, chevaliers en route vers un tournoi, combattants nombreux et bruyants, mercenaires, soldats de l’ost ; mais aussi diplomates passant d’un espace à un autre afin de négocier un traité[3], clercs sur le chemin des conciles [4], ou même des rois en itinérance sillonnant les territoires pour mieux se les approprier [5]. Cette identité, elle peut être de langue, dépassant les royaumes, et l’on reste français à Chypre ou en Irlande, de même que l’on est étranger à vingt lieues de chez soi [6]. Emprunter la route transforme tout homme et toute femme en confrontant un regard propre à une faune, une flore ou des modes d’habiter parfois diamétralement opposés à ce qu’il ou elle connaît. Cette nébuleuse d’hommes et de femmes en mouvement s’articule étroitement avec des problématiques de puissance et des dynamiques profondément concurrentielles entre les groupes et les individus : quiconque contrôle la route contrôle le territoire dont elle dépend, une donnée cruciale dans un Moyen Âge traversé par la lente émergence de l’État ; quiconque trace la route sur une carte ou à travers les broussailles s’approprie un espace parfois rétif à la mainmise humaine. 

     La construction, l’entretien puis l’emprunt des différentes voies de communication par une multitude d’acteurs parfois marqués par une forte émulation représente donc le premier des axes que pourront explorer les participants du séminaire au cours de leur intervention ; un second sens s’y greffe, bien plus allégorique : dans un monde aussi fortement marqué par une approche « textuelle » du réel, c’est-à-dire qui tend à lire les réalités des temps matériels comme allégorie de celles des temps spirituels, la route se pare d’une myriade d’interprétations et de sens différents [7]. La voie terrestre entraîne ceux qui la foulent vers une seconde voie, cette fois spirituelle, ce qui contribue à fonder une véritable anthropologie de la route : la route « fait » celui qui l’emprunte. Elle est initiatique et fait office de rite de passage pour les jeunes chevaliers : comment obtenir la maturité et la pureté de cœur nécessaires à l’adoubement d’un bon chevalier, sans avoir été formé par l’action de la route ? Qu’est-ce, pour les étudiants, que la peregrinatio academica, c’est-à-dire le fait de passer d’un lieu d’étude à un autre, et d’expérimenter la liberté et l’insouciance qu’offre un espace soumis à d’autres règles que les espaces du quotidien ? Enfin, comment se construit la peregrinatio Dei, la marche vers Dieu et le Salut pour tout chrétien de l’Occident médiéval, qui prend la forme du pèlerinage – le chemin parcouru physiquement faisant office de symbole du chemin de pénitence parcouru par l’âme du pécheur [8] ? La route de la Terre Sainte, ce « sentier espiritable » dont parle Eustache Deschamps, est d’abord un chemin de rédemption. Routes et chemins deviennent alors une composante indispensable à l’élaboration d’un système de pensée et d’un imaginaire particuliers – vivre, est-ce emprunter le chemin tracé par Dieu pour tout homme ? Dans cette perspective, toute vie, dans la Chrétienté, est conçue comme un itinéraire spirituel mené, à la fois individuellement et collectivement, par chacun et chacune dans l’espoir d’emprunter la route du Salut. La route s’esquisse alors à la fois comme un lieu concret, avec ses caractéristiques matérielles et son mode d’habiter propres, un espace de transit et de connexion entre deux espaces concrets et le fondement-même de toute existence humaine. Il s’agit de questionner cette polysémie sémantique et de répondre à l’interrogation suivante : en quoi les routes, voies et chemins se distinguent-ils comme un espace particulier ?  

     Ce séminaire se voulant pluridisciplinaire, les participants seront enfin invités à considérer les routes, voies et chemins dans leurs représentations, et les questions plus spécifiquement littéraires ou artistiques que posent ces dernières. A l’étude historique de la matérialité des routes, on pourra ainsi adjoindre la question des moyens de leur représentation. Les routes, voies et chemins font avant tout le lien entre deux espaces géographiquement et socialement définis : sont-ils aussi des lieux en soi, supports d’invention et dignes de description et figuration ? Quel vocabulaire, quelles techniques sont employés pour les évoquer ? Comment sont transcrites, à l’écrit ou picturalement, les sensations du voyageur, et comment lui-même est-il décrit ? On pourra se demander, plus largement, comment la mention des routes (ou leur absence), ainsi que les moyens de transports qui y sont utilisés, structure l’imaginaire géographique des œuvres, et le rapport à l’espace qu’elles traduisent : ainsi la nef enchantée qui conduit Partonopeu de Blois à la fée Melior, dans l’empire byzantin, offre-t-elle peut-être une alternative fictionnelle et compensatoire à la longue route semée d'embûches qui conduit les croisés vers l’Orient, et dont la Conquête de Constantinople de Robert de Clari donnera un aperçu quelques décennies plus tard (encore aurait-on pu attendre, dans cette dernière, une description plus fournie encore du voyage accompli !). Sur toutes ces questions, les apports de la « géocritique », qui a donné lieu à de nombreuses études en littérature depuis la fin des années 1990, se montreront utiles. 

 

     « Leurs préparatifs achevés, les deux frères prirent la route avec les messagers d’Alau. Ils chevauchèrent une année entière, par vent du Nord et par vent Grec, avant d’atteindre leur but. En chemin, ils virent bien des merveilles et découvrirent bien des choses singulières. » [9]

     La route, qui est le lieu par excellence du décloisonnement et favorise par-là toutes sortes de péripéties, traverse par ailleurs, et sans surprise, la plupart des genres littéraires médiévaux : l’errance est à la source de l’aventure chevaleresque, les héros des romans idylliques se mettent en route pour échapper à la crise familiale, sociale et politique que déclenche leur amour, les fabliaux trouve dans l’arrivée de voyageurs les ressorts de situations grotesques, la littérature allégorique, rejoignant le deuxième axe évoqué plus haut, utilise abondamment l’image du cheminement… on pourra donc s’interroger – rejoignant là plutôt ce que l’on pourrait appeler « géopoétique » [10] – sur le traitement différencié de la question par chaque genre, ou à l’inverse sur la façon dont l’imaginaire spatial entraîne une codification littéraire. L’étude des rencontres dont les voies de circulation se font le cadre devrait offrir à ce titre des pistes intéressantes : la route, en tant que lien géographique, est aussi un liant social, qui met en rapport des populations cloisonnées ailleurs (voir par exemple le rôle souvent commenté des marchands dans le Guillaume d’Angleterre), ce qui n’est pas sans effet sur l’(in)détermination générique des œuvres. Le même type de questions pourra être posé dans l’art : par un phénomène d’ « artialisation », soit de passage du pays vécu au paysage contemplé [11], la multiplication des représentations de voies de communications contribue par exemple à l’invention du « paysage » dans les œuvres d’ Ambrogio Lorenzetti († 1348) , c’est-à-dire un espace digne d’admiration et source d’émotions paysagères pour le voyageur. La route devient ainsi progressivement un objet de représentation, tout en contribuant sans doute réciproquement à modifier les paradigmes de création littéraire et artistique dans lesquels elle s’inscrit. 

       Enfin, les participants pourront s’interroger sur la route, les voies et les chemins comme contextes de production et de diffusion des œuvres littéraires et artistiques. On se rappelle ainsi le mot célèbre de Joseph Bédier qui, s’intéressant aux origines de la chanson de geste dans les Légendes épiques, déclarait qu’« au commencement était la route »... sans revenir sur un débat qui a déjà longtemps occupé la critique, certaines propositions pourront se pencher sur la façon dont l’itinérance a pu jouer sur la production des œuvres, des manuscrits, ainsi que sur les évolutions linguistiques que connaît la période. 

 

[1] Eustache Deschamps, Le Miroir de mariage, c.1385-1403, 236

[2] L’importance des paysages sonores et du ressenti des hommes médiévaux a été particulièrement traitée dans le recueil suivant : Hablot, L.. et L., Vissiere. (dir. ), Les Paysages sonores du Moyen Âge à la Renaissance, Rennes, PUR, 2016.

[3] Voir par exemple Queller, D., Office of Ambassador, Princeton University Press, 1967 ; Jugie, P., « L'activité diplomatique du cardinal Gui de Boulogne en France au milieu du xive siècle », dans Bibliothèque de l'école des chartes (145, 1), 1987, p. 99-127 ; Charansonnet, A., « Du Berry en Curie, la carrière du cardinal Eudes de Châteauroux (1190 ?-1273) et son reflet dans sa prédication », dans Revue d'histoire de l'Église de France (t.86, n°216), 2000. p. 5-37

[4] Rapp, F.. « Les synodes diocésains en France au Moyen Âge », dans Conciles provinciaux et synodes diocésains du concile de Trente à la Révolution française : Défis ecclésiaux et enjeux politiques ?, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2010. ; MÉHU, D., « Réflexions pour une analyse structurelle du voyage pontifical aux xie et xiie siècles », dans Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge : XLe Congrès de la SHMESP (Nice, juin 2009), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2010

[5] Bove, B., Salamagne, A. et C. Zum Kolk (dir.). L’Itinérance de la cour en France et en Europe : Moyen Âge – xixe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021.

[6] Dutour, T., La France hors la France. L'identité avant la nation, xiie-xve siècle,. Paris, Vendémiaire, 2022.

[7] Ce sens allégorique est d’abord d’origine biblique : « Préparez les chemins du Seigneur, rendez droit les sentiers, tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline sera abaissée, les passages tortueux seront redressés, les chemins rocailleux aplanis… » (Lc 3, 4-6).

[8] Ả l’image, par exemple, du Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville.

[9] Marco Polo, Livre des Merveilles du Monde, éd. critique de François Avril et Marie-Hélène Tesniere, Renaissance du Livre, Tournai, 1999, p.10.

[10] Pour les différentes façons d’appréhender l’espace en littérature, voir la typologie que fait Michel Collot dans Collot, M., « Pour une géographie littéraire », dans Kremer, N. (dir.), Le Partage des disciplines, Fabula-LhT (8), 2011 [en ligne : https://fabula.org/lht/8/collot.html (dernière consultation: le 05 Octobre 2023)].

[11] Briffaud, S., « De l’invention” du paysage. Pour une lecture critique des discours contemporains sur l’émergence d’une sensibilité paysagère en Europe. », Compar(a)ison: an international journal of comparative literature, 1998, p. 35-56.

Conditions de soumission 

     Cet appel à communication s'adresse aux étudiantes et étudiants de master et de doctorat ainsi qu’aux jeunes chercheuses et chercheurs en études médiévales, quelle que soit leur discipline.

     Les propositions de communication, limitées à une demi-page et à une courte bibliographie, seront accompagnées d'une mention du sujet de mémoire et/ou de thèse, et de l’institution de rattachement. Elles devront être envoyées aux organisateurs à questes.routes@gmail.com pour le 13 décembre 2023. Les présentations auxquelles elles donneront lieu dureront vingt minutes et seront exposées au cours de l’une des quatre séances du séminaire, qui se tiendront les 12 janvier, 2 février, 15 mars et 16 avril 2024 à la Maison de la Recherche de la Sorbonne (28 rue Serpente, Paris VIe). Une publication sous forme de recueil d’articles sera ensuite envisagée. Les candidates et candidats devront solliciter leur laboratoire ou leur école doctorale pour la prise en charge des frais de déplacement ; en cas de difficulté pour le transport ou l’hébergement, les personnes concernées peuvent néanmoins écrire aux organisateurs et organisatrices.      

Bibliographie indicative

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