Actualité
Appels à contributions
Poéthiques de la trace : inscription et effacement dans la littérature (Toronto)

Poéthiques de la trace : inscription et effacement dans la littérature (Toronto)

Publié le par Marc Escola (Source : Maude Marcotte)

Colloque de littérature de la

Société des études supérieures du Département d’études françaises (SESDEF)

11 au 13 avril 2024, Université de Toronto (Campus St. George) 

« Poéthiques de la trace : inscription et effacement dans la littérature »

Une trace désigne, de prime abord, un phénomène visuel, matériel, sensoriel. Elle peut renvoyer, par exemple, aux empreintes laissées par le passage de quelqu’un ou de quelque chose, pointant vers ce qui manque, ce qui s’est éclipsé, ce qui n’existe plus sur le mode de la présence. Loin d’être fixe, la trace implique un mouvement dont elle est traversée, et qui l’a engendrée : « Fugace, la trace renvoie moins à un ordre constitué […] qu’à un "il y a" énigmatique » (Plouvier : 2006). Ainsi, cette notion appelle un rapport dialectique entre la présence et l’absence, l’apparition et la disparition, le passé et le présent. D’après Derrida, les traces sont « constituées par la double force de répétition et d’effacement, de lisibilité et d’illisibilité » (Derrida : 1967). Précaire – et en cela non éloignée du concept de ruine et de reste –, la trace demande à être fixée par des moyens discursifs ou matériels pour perdurer. C’est alors qu’elle peut devenir archive, faisant preuve d’une existence ou d’un événement passé, et recelant, en cela, une agentivité, d’un point de vue tant épistémologique, mémoriel, historique. L’Histoire n’est-elle pas définie comme un mode de connaissance par traces ou comme une science des traces (Ricoeur : 2000)? Ces dernières sont donc le berceau d’une mémoire tout autant que la proie de l’oubli : sans témoignage, photographie ou autre entreprise de conservation, la trace évanescente ne saurait constituer un « instant de vérité » (Didi-Huberman : 2003).        

Au contraire, la trace peut parfois se faire indélébile. C’est le cas des traces mnésiques inconscientes que peut laisser un événement traumatique dans la psyché d’un individu, divisant sa mémoire et son existence entre un avant et un après. « Il est des visions, aussi fugaces soient-elles, écrit Sylvie Germain, qui laissent des traces ineffaçables dans la mémoire. Des traces autour desquelles la pensée n’en finit plus ensuite de rôder » (1993). Les traces mnésiques peuvent à leur tour se manifester de diverses manières, remontant après coup à la mémoire et allant jusqu’à hanter le sujet traumatisé (Herman : 1992). Il va sans dire que cette notion de trace mnésique n’est pas exclusive au domaine traumatique et est à considérer dans le champ scriptural plus large du récit de soi. En effet, qu’en est-il de la trace comme vestige (in)tangible dans le discours de l’intime? Les expériences vécues peuvent prendre la forme d’artefacts, de documents, de souvenirs ou de marques ontologiques. Défini par Philippe Lejeune (2005) comme une série de traces datées, le journal intime est l’empreinte laissée par l’existence d’un sujet. Il est un lieu de repères dans le temps et l’espace, une archive affabulatoire. La trace, agissant selon une logique spectrale, met l’accent sur la matérialité dans la pratique diaristique et l’écriture du soi.

Ces quelques remarques illustrent combien la trace relève de l’interdisciplinarité : il s’agit d’un concept qui « n’a pas de limite, il est coextensif à l’expérience du vivant en général » (Derrida : 2014). Or, force est de constater qu’elles révèlent aussi comment la trace est imbriquée aux notions d’inscription, de lecture et d’interprétation ; la questionner sous la lorgnette de la littérature apparaît alors dans toute sa pertinence. En effet, selon Sybille Krämer, qui use justement de termes littéraires pour la décrire, la trace naît de l’interprétation qui en est faite et commande un acte de lecture afin d’être « reconstruite à la manière d’une narration » (Krämer : 2012). À l’inverse, la littérature pourrait-elle être définie comme un art de la trace? Que permet-elle si ce n’est de s’attarder à ce qui a laissé son empreinte en soi, dans une mémoire donnée – individuelle et collective –, afin d’en conserver et d’en transmettre la trace? En outre, nombre d’œuvres des dernières décennies se situent à la trace de quelqu’un (Suite vénitienne de Sophie Calle; Dora Bruder de Patrick Modiano; La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette), ou sur les traces d’un passé personnel (Ce qui restera de Catherine Mavrikakis), familial (La fiancée américaine d’Éric Dupont; Je ne répondrai plus jamais de rien de Linda Lê), historique (Du bon usage des étoiles de Dominique Fortier), quand toutes ces catégories ne sont pas confondues (Les années d’Annie Ernaux; Ruines bien rangées d’Hélène Cixous; Le livre d’Emma de Marie-Célie Agnant). Le geste d’écriture peut aussi être la voie par laquelle des écrivain.es cherchent à se défaire d’une marque, d’un stigmate, d’une trace qui colle à l’esprit comme à la peau (La bâtarde de Violette Leduc; La démangeaison de Laurence Nobécourt).

Sans toutefois se restreindre à l’époque contemporaine, ce colloque sera l’occasion de nous pencher sur les diverses manifestations, mises en discours et figurations de la trace dans les œuvres d’expression française afin de nous demander : en quoi consisterait une esthétique, si ce n’est une éthique, de la trace en littérature? Il s’agira de se questionner sur sa spécificité et ses occurrences proprement littéraires, mais également sur le contexte de la production et de la transmission de la trace. Quels contextes culturels, agentivités narratives et dynamiques de pouvoir ont permis la (non-)préservation de la trace au cœur de la production textuelle? L’écriture de la trace implique-t-elle un engagement politique ou une responsabilité d’ordre éthique? L’établissement d’une poéthique de la trace dans un corpus littéraire laissera émerger des réponses provisoires à ces questions.

Les axes de recherche et corpus suivants, qui ne sont pas exhaustifs, pourront être explorés :

Œuvres traitant de problématiques mémorielles : trauma, hantise, spectralité
Œuvres s’attachant à la conservation des traces : témoignages, archives, littérature documentaire, récit de filiation
Traces et écriture de soi : autobiographie, autofiction, journal intime
Penser la corporalité de la trace au sein d’écritures de la maladie, du stigmate, de la honte
Œuvres de deuil, laissant apparaître « les traces vivantes de la perte » (Havercroft : 2010)
Expériences de l’exil, littérature migrante, littérature de voyage 
Œuvres restituant des communautés et/ou des récits effacés, oblitérés, oubliés : littérature postcoloniale, littérature autochtone, littérature féministe, écopoétique
Approches génétiques des textes et études de manuscrits : analyse des « pas de l’écriture » d’une œuvre (Gifford : 1999)
Réflexions autour d’éléments formels pouvant incarner la notion de trace : formes fragmentaires, palimpseste, intertextualité, intermédialité, citation, etc.
Réflexions autour d’une éthique de la trace

Modalité de soumission des propositions :

Les communications seront d’une durée maximale de 20 minutes. Les propositions (250 mots) doivent être accompagnées d’une courte notice biobibliographique indiquant le nom du/de la chercheur.e, son affiliation institutionnelle et son courriel.

Elles doivent être transmises à l’adresse suivante avant le 5 janvier 2024 : colloque.sesdef2024@outlook.com

Les réponses aux candidat.e.s seront transmises le 19 janvier 2024.

Œuvres citées :

AGNANT, Marie-Célie. Le livre d’Emma. Montréal : Remue-ménage, 2001.
BARBEAU-LAVALETTE, Anaïs. La femme qui fuit. Montréal : Marchand de feuilles, 2015.
CALLE, Sophie. Suite vénitienne. Los Angeles : Siglio, [1988] 2015.
CIXOUS, Hélène. Ruines bien rangées. Paris : Gallimard, 2020.
DERRIDA, Jacques. L’écriture et la différence. Paris : Seuil, 1967.
—. Trace et archive, image et art. Bry-sur-Marne : INA Éditions, 2014.
DIDI-HUBERMAN, Georges. Images malgré tout. Paris : Minuit, 2003.
DUPONT, Éric. La fiancée américaine. Montréal : Marchand de feuilles, 2012.
ERNAUX, Annie. Les années. Paris : Gallimard, 2008.
FORTIER, Dominique. Du bon usage des étoiles. Québec : Alto, 2008.
GERMAIN, Sylvie. Immensités. Paris : Gallimard, 1993.
GIFFORD, Paul. « Les pas de l’écriture dans La Jeune Parque », dans Alain Goulet (dir.), Voix, traces, avènement. Caen : Presses universitaires de Caen, 1999, p. 13-35.
HAVERCROFT, Barbara. « Les traces vivantes de la perte : la poétique du deuil chez Denise Desautels et Laure Adler ». Voix et Images, vol. 36, nº 1, 2010, p. 79-95.
HERMAN, Judith. Trauma and Recovery. The Aftermath of Violence - From Domestic Abuse to Political Terror. New York : BasicBooks, [1992] 2015.
KRÄMER, Sybille. « Qu’est-ce donc qu’une trace, et quelle est sa fonction épistémologique ? État des lieux ». Trivium, nº 10, 2012, p. 1-36.
LEDUC, Violette. La bâtarde. Paris : Gallimard, 1964.
LEJEUNE, Philippe. « Composer un journal », dans Le pacte autobiographique 2. Paris : Seuil, 2005, p. 63-72.
LÊ, Linda. Je ne répondrai plus jamais de rien. Paris : Stock, 2020.
MAVRIKAKIS, Catherine. Ce qui restera. Montréal : Québec Amérique, 2017.
MODIANO, Patrick. Dora Bruder. Paris : Gallimard, 1997.
NOBÉCOURT, Laurence. La démangeaison. Paris : Grasset, 1994.
PLOUVIER, Paule. « Pour une poétique de la trace : reste d’un tout ou insaisissable scansion ? », dans Suzanne Lafont (dir.), Le reste. Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 2006, p. 31-41.
RICŒUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil, 2014.