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Le tempo de Flaubert (Revue Flaubert)

Le tempo de Flaubert (Revue Flaubert)

Publié le par Marc Escola (Source : Pierre Fleury)

Le tempo de Flaubert

Flaubert, Revue critique et génétique, n° 31, 2025.

Sous la responsabilité de Pierre Fleury

Date limite de soumission des propositions : 31 janvier 2024.

S’intéresser au tempo de Flaubert, c’est mettre résolument de côté la question très étudiée du rythme, pour donner sa place à un autre paramètre : celui de la vitesse. Si le rythme décrit l’organisation des éléments dans le temps, et leurs rapports de durée, le tempo, lui, décrit la vitesse desdits éléments. Un même fait (parler, par exemple), un même rythme (une longue suivie d’une brève, par exemple), peuvent être effectués plus ou moins lentement, plus ou moins rapidement, andante, andantino, presto, en accélérant ou en décélérant… Ce numéro de la revue Flaubert entend caractériser la physionomie des textes flaubertiens à travers cette dimension précise. Nous présentons ci-dessous trois types d’approche : vitesse représentée, vitesse d’écriture, vitesse représentante.  Bien entendu, ces différentes pistes, d’ailleurs non exhaustives, se nourrissent les unes les autres – on appréciera donc tout particulièrement les études qui les feront dialoguer. 

Une première piste concerne la vitesse représentée : celle des événements ou objets décrits dans l’œuvre de Flaubert. Un colloque récent (« Vivre vite », IXe congrès de la SERD, 2021, actes en cours de publication) l’a rappelé : le XIXe est un siècle en accélération. Le texte de Flaubert s’en fait donc, sans doute, le miroir – Carlo Ginzburg mettait ainsi en lumière dans l’écriture de Flaubert « les implications des nouvelles techniques, à commencer par l’expérience exaltante du voyage en train [1] ». De fait : quel regard Flaubert porte-t-il sur les mutations qui affectent le tempo de la vie ? Peut-être celles-ci sont-elles sensibles jusque dans la marche même de l’intrigue : Frédéric n’est-il pas le type même du personnage qui va trop lentement, par rapport à un monde d’extrême réactivité ?

Plus généralement, les études pourront s’intéresser à la part prise par le tempo dans les descriptions et scènes de Flaubert : en passionné de la sensation, Flaubert réalise de véritables études de tempo, espèce particulière d’études du mouvement : vitesse folle des courses hippiques dans L’Éducation sentimentale ; de la course effrénée de Félicité à travers la campagne, pour rattraper le cabriolet de M. Poupart ; des fulgurants déplacements de la Tentation de saint Antoine ; et à l’inverse, on pourrait voir des études de la lenteur dans l’attention portée au tempo de la vieille Félicité, dans les interminables attentes des soldats de Salammbô… voire dans le portrait de la lenteur d’esprit des Charles et des Mme Bordin : la bêtise aussi peut être abordée depuis son tempo.

Une seconde piste d’exploration concerne la génétique du texte : les études pourront s’intéresser au tempo de la genèse, à tous ses stades et sous tous ses aspects (lenteur de la gestation, vitesse de la calligraphie, tempo de la publication, etc.). Giselle Séginger a montré déjà que les brouillons de Flaubert prenaient la forme de véritables « chorégraphies scripturales » dont la vitesse commande la forme [2], et qui permettent de mettre au jour aussi bien « ses ratés, ses arrêts, ses hésitations » que les moments de « l'accélération du travail, [de] la précipitation des idées [3] » – ce qui remet en question le cliché persistant d’une lenteur homogène de l’écriture flaubertienne. Dans la lignée d’une critique qui pense la genèse avant tout comme un mouvement (Anne Herschberg Pierrot, Le Style en mouvement [4] ; Pierre-Marc de Biasi et la « dynamique de la genèse [5] »), les études pourront se consacrer à en isoler le paramètre « vitesse », explorant ainsi les « mécanismes d’actualisation de l’intentionnalité rythmique et de ses systèmes [6] ».

L’on pense, par exemple, à une étude des lapsus, pensés comme ces moments d’écriture où Flaubert est allé trop vite. Certains sont établis [7] (ainsi de la confusion phrases/phases dans le carnet 19, relevée et commentée par Pierre-Marc de Biasi page 64 de son édition de L’Éducation sentimentale) ; d’autres sont encore absolument inconnus des flaubertiens (dans le premier état d’Un cœur simple, Félicité « réclame le bateau » avant de réclamer le bedeau…). Leur commentaire pourra s’inspirer de la lecture ethnocritique proposée par Françoise Ménand Doumazane à propos du lapsus chasse/classe, dans le folio 3 des scénarios de Madame Bovary [8] ; des pistes sur l’ambigüité orthographique lancées par Jacques Dürrenmatt dans Le Vertige du vague [9] ; ou des avancées récentes d’Alain Rabatel sur la signifiance des lapsus [10].

Une troisième voie concerne enfin la « vitesse du texte » : vitesse du signifiant, cette fois, et non du signifié. La revue donnera ainsi la parole aux approches narratologiques, qui tâchent de décrire la vitesse du récit, en particulier depuis Genette [11], par le calcul du rapport entre temps de l’histoire et (pseudo)temps du récit. Le texte de Flaubert a toujours été le terrain privilégié de telles enquêtes, en particulier sur la question épineuse de l’ellipse (Il voyagea en étant l’exemple prototypique) ou de la pause descriptive (en existe-t-il chez Flaubert ?) ; voici venu le temps, peut-être, de proposer de nouveaux outils pour décrire le tempo du récit, à la lumière des progrès de l’analyse textuelle et de l’analyse du discours.

La narratologie n’est cependant pas la seule façon d’envisager la vitesse du texte, et l’œuvre de Flaubert devrait permettre l’émergence d’une véritable stylistique du tempo. Georges Molinié abordait brièvement ce point dans sa Sémiostylistique [12], lorsqu’il envisageait l’étude de la vitesse de lecture en « régime de littérarité », façon pour lui d’orienter une future recherche stylistique sur le pôle de la réception : 

La considération de la vitesse permet de faire deviner combien l'activité de réception est subtile, instable, vivante — émouvante. L'émotion inhérente à la vitesse qui conditionne rythme et tempo du ressentiment à régime maintenu de littérarité signale la réintégration de la dimension affective, thymique, au cœur de la réception : à haut régime, celle-ci se marque à une certaine teneur de palpitation de ce que j'ai appelé le vivre-lire.

La part proprement stylistique du dossier a donc pour objectif de comprendre ce débit du vivre-lire flaubertien : chez Flaubert la matière textuelle même est au cœur d’un paradoxe lenteur/rapidité, puisque Flaubert voulait des phrases « debout tout en courant ». Les études stylistiques pourront donc se demander ce que Flaubert veut dire par « Tâche d[e] (…) faire un vers lent [13] » ; ou lorsque tel passage « où il n’y a pas un mot de trop » doit être refait « parce que c’est trop lent [14] ». Dans tous les cas, ce fameux « mouvement » du style, que Flaubert a tant cherché, peut, comme tout mouvement, être décrit en fonction de sa vitesse. On souhaite ouvrir la voie ici à une stylistique peu fréquentée, novatrice même : par exemple, y a-t-il des procédures de contrôle de la vitesse de lecture dans le texte de Flaubert ? La longueur de la phrase a-t-elle son rôle à jouer ? La syntaxe ? La ponctuation ? S’il est clair que les épisodes de Madame Bovary qui précèdent le suicide (la recherche d’argent, la course folle chez Rodolphe, etc.) constituent un moment d’accélération très net, il n’est pas très aisé d’en décrire les ressorts, et les outils de Genette mèneraient au contraire à l’idée d’un ralentissement du récit (grande longueur de texte pour une petite durée d’histoire). Comment Flaubert accélère-t-il le texte ? Est-ce le récit qui accélère, ou le style ? La diégèse, ou la phrase ? Une telle perspective encourage les études à se situer au plus près du vivre-lire décrit par Molinié, au plus près des effets profonds du texte sur le lecteur, à l’intersection de l’étude micro-textuelle et des effets d’intrigue (voir le travail de Raphaël Baroni), pour comprendre « ce qui le précipite sur son coupe-papier et lui fait dévorer des pages » (Gracq, Lettrines) ou ce qui fait qu’au contraire une phrase demande plusieurs lentes (re)lectures – Flaubert cherchant à coup sûr sa vérité littéraire dans l’articulation très fine de toutes ces allures. 

Enfin, on notera que le tempo est une notion profondément trans-sémiotique, d’abord parce qu’elle vient directement de la terminologie musicale ; mais aussi parce que toute perception artistique peut sans doute se décrire par elle ; sont donc particulièrement bienvenues des études comparatives, et qui prendraient en compte d’autres régimes sémiotiques ou médials dans la considération du tempo (le texte de Flaubert change de tempo s’il est illustré, s’il est transformé en film, ou en bande dessinée…)

Calendrier :

-  envoi des propositions (une page environ) avant le : 31 janvier 2024. Les adresser à pierre.fleury@sorbonne-universite.fr 

- accusé d’acceptation ou de refus de la proposition : avant le 20 février 2024.

- envoi des articles : avant le 1er septembre 2024.

- publication en 2025.

Bibliographie indicative :

Raphaël Baroni, La Tension narrative, Paris, Seuil, 2007.

Raphaël Baroni, L’Œuvre du temps, Paris, Seuil, 2009.

Pierre-Marc de Biasi, « Flaubert : dynamique de la genèse », dans Genesi, critica, edizione. Atti del convegno internazionale di studi, Scuola normale superiore di Pisa, dir. Paolo d'Ioria, Nathalie Ferrand, 1998.

Éric Bordas, « Relances rythmiques et retombées romanesques », Gustave Flaubert, Europe, n°1073-1074, 2018, p. 136‑148.

Ugo Dionne, La Voie aux chapitres, Paris, Seuil, 2008.

Stéphanie Dord-Crouslé, « Établir le texte de Trois contes », Flaubert [En ligne], n° 24, 2020.

Gérard Genette, « Discours du récit », dans Figures III, Paris, Seuil, 1972.

Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983.

Carlo Ginzburg, Rapports de force, Paris, Seuil, 1999.

Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu, Seyssel, Champ Vallon, 1999.

Anne Herschberg Pierrot, Le Style en mouvement, Littérature et art, Paris, Belin, 2005

Anne Herschberg Pierrot, « Le style de la prose, Bouvard et Pécuchet », Gustave Flaubert, Europe, n° 1073-1074, 2018, p. 103‑122.

Françoise Ménand Doumazane, « G. Flaubert, C. F. Ramuz : lectures en spirale », Pratiques, n° 151-152, 2011, p. 187‑206.

Henri Mitterand, « À la recherche du rythme », Gustave Flaubert, Europe, n° 1073-1074, 2018, p. 123-135.

Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 166-168.

Gisèle Séginger, « Chorégraphies scripturales de Flaubert. De l'inspiration à l'aspiration », dans Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), n° 11, 1997, p. 81-105.

Isabelle Serça, Esthétique de la ponctuation, Paris, Gallimard, 2012.

Notes : 
[1] Carlo Ginzburg, Rapports de force, Paris, Seuil, 1999, p. 89.
[2] Gisèle Séginger, « Chorégraphies scripturales de Flaubert. De l'inspiration à l'aspiration », dans Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), n° 11, 1997, p. 81-105.
[3] Ibid., p. 85 et 88.
[4] Anne Herschberg Pierrot, Le Style en mouvement, Littérature et art, Paris, Belin, 2005.
[5] Voir par exemple Pierre-Marc de Biasi, « Flaubert : dynamique de la genèse », dans Genesi, critica, edizione. Atti del convegno internazionale di studi, Scuola normale superiore di Pisa, dir. Paolo d'Ioria, Nathalie Ferrand, 1998.
[6] Expressions d’Henri Mitterand (il souligne), qui déplorait en 2018 l’inexistence d’études de ce type. (« À la recherche du rythme », Europe, n° 1073-1074, p. 134-135).
[7] On trouve une autre liste de lapsus dans Stéphanie Dord-Crouslé, « Établir le texte de Trois contes », Flaubert [En ligne], n° 24, 2020.
[8] Françoise Ménand Doumazane, « G. Flaubert, C. F. Ramuz : lectures en spirale », Pratiques, n° 151-152, 2011, p. 187-206.
[9] Jacques Dürrenmatt, Le Vertige du vague, Paris, Kimé, 2001, p. 134-140.
[10] Alain Rabatel, La Confrontation des points de vue dans la dynamique figurale des discours, Limoges, Lambert-Lucas, 2021, p. 139-160.
[11] Gérard Genette, « Discours du récit » (dans Figures III, Paris, Seuil, 1972) et Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983.
[12] Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 166-168.
[13] Lettre à Louise Colet du 28 novembre 1852.
[14] Lettre à Louise Colet du 2 janvier 1854.