Le personnage secondaire dans la littérature contemporaine
Journée d’étude
Appel à communications
En raison de son statut mineur, le personnage secondaire semble condamné à jouer un rôle modeste au sein des récits et de l’imaginaire social. Après tout, son utilité ne repose-t-elle pas sur sa capacité à faire valoir les actions, les passions et la complexité des personnages principaux ? Pourtant, force est de constater que le personnage secondaire suscite de plus en plus l’intérêt et même la fascination des écrivains contemporains tant en France qu’au Québec, comme s’il s’agissait là d’un lieu susceptible d’être investi d’un potentiel narratif, thématique, poétique et éthique nouveau. Pensons, par exemple, aux continuations fictionnelles (Saint-Gelais 2011) qui se plaisent à donner un destin à des êtres initialement relégués à un rôle marginal, comme Madame Homais de Sylvère Monod (1988) ou Mademoiselle Bovary de Raymond Jean (1991), tous deux inspirés du roman de Flaubert ; ou encore à Javotte de Simon Boulerice (2012), qui donne cette fois à lire le point de vue de la demi-sœur de Cendrillon, et à Meursault contre-enquête (2013) dans lequel Kamel Daoud, écrivain d’origine algérienne, offre un nom, une voix et une vie à « l’Arabe » assassiné du roman d’Albert Camus.
Cela étant, la production contemporaine française et québécoise offre bien d’autres formes d’exploration et d’extension de la figure du personnage secondaire. Dans certains cas, il s’agit d’un « détour » pour aborder autrement une figure sacralisée ou un événement marquant de l’imaginaire collectif. Par exemple, dans Vie de Joseph Roulin (1988), Pierre Michon cherche à adopter le point de vue de l’employé des postes dont Van Gogh a réalisé différents portraits, « personnage de bien peu de profit quand on se mêle d’écrire sur la peinture ». Or, l’intérêt de Roulin, pour Michon, réside précisément dans son statut de personnage secondaire, évoquant celui de « Sancho, devant le Chevalier de la Manche », qui pose un regard prosaïque sur le monde et l’énigme de l’art. Dans Une femme invisible (2018), Nathalie Piégay enquête sur la mère d’Aragon, « reléguée en note de bas de page » par les biographes de l’écrivain, et dont le nom n’est pas même inscrit sur l’acte de naissance de son enfant. Dans Le personnage secondaire (2006), Carl Leblanc affirme d’emblée que ce qui le convainc d’écrire sur la crise d’Octobre 1970 et sur James Richard Cross, attaché commercial britannique kidnappé lors des événements, c’est la minorisation de son rôle historique au moment de la crise et après. En regard de l’autre otage qui fut assassiné, Cross se trouve disqualifié par « cette inélégante survie » qui rend « son histoire mortellement secondaire » ; mais cette insignifiance est justement au cœur de la fraternité de « ceux qui subissent », car, se questionne Leblanc, l’Histoire n’est-elle pas faite d’une « orgie de personnages secondaires » ? Les romans dits « chorals » participent aussi de ce renversement des perspectives sur le personnage ; en multipliant les voix et les points de vue, ils permettent une « vision plus globale[,] moins manichéenne », « s’écartant ainsi du récit téléologique » (Labrecque 2011) et d’une certaine glorification de la « star » au profit d’une communauté. Cette vision kaléidoscopique et déhiérarchisée se retrouve dans Soifs (1995) de Marie-Claire Blais, alors que s’entremêlent les destinées d’une multitude de personnages, de même que dans Microfictions (2007) de Régis Jauffret, « roman de la foule » qui juxtapose une série d’individus de façon aléatoire. Ces deux récits semblent totalement livrés aux personnages secondaires assemblés en une forme de mosaïque qui réaménage les grandes fresques du roman réaliste, faisant l’économie d’un héros qui puisse nous guider au sein des diverses strates du monde narratif.
Les déclinaisons du phénomène sont nombreuses et dépassent largement celles que nous énumérons ici. Nous proposons néanmoins trois principaux angles de saisie du personnage secondaire, selon qu’on l’envisage comme une notion narratologique, thématique ou encore idéologique (étant entendu que l’une n’exclut pas l’autre) :
- En tant que fonction narrative, le personnage secondaire se caractérise par son rôle actantiel de second plan par rapport notamment au personnage principal.
- En tant que figure thématique, le personnage secondaire se signale par son statut mineur, condition qui peut s’établir en regard d’une hiérarchie familiale, sociale, littéraire, historique, etc.
- En tant que figure idéologique, le personnage secondaire peut se faire le représentant d’un discours minoritaire ou même d’un contre-discours en phase avec la montée de mouvements sociaux spécifiques (féminisme, multiculturalisme, intersectionnalité, etc.).
Dans le cadre de cette journée d’étude, nous souhaitons nous pencher à la fois sur les diverses « formes » que peut prendre le phénomène, mais également sur ce que celui-ci peut révéler des grands courants, voire des idéaux esthétiques et éthiques qui traversent la littérature contemporaine. Dans la foulée des observations de Tiphaine Samoyault (2005), nous postulons que prendre en considération le personnage secondaire, c’est à la fois observer qui est traditionnellement mis au ban dans le récit et comment les narrations contemporaines redistribuent la carte du territoire et de la valeur des personnages.
Les contributions pourront prendre la forme d’une analyse d’œuvre, d’une étude de plusieurs cas et/ou phénomènes de « secondarité ». Elles pourront aussi prendre la forme d’une réflexion plus théorique, notamment poétique ou éthique, sur la figure du personnage secondaire et sur les dispositifs narratifs que cette figure génère en régime contemporain. On pourra se demander, par exemple : quels types d’individus se voient attribuer ce rôle et pour quels motifs ? La secondarité est-elle liée au genre sexuel, à l’appartenance sociale, à une condition ontologique, historique, littéraire, etc. ? Cherche-t-on toujours à la renverser, comment et pourquoi ? Conséquemment, la secondarité est-elle l’objet d’une valorisation, d’une problématisation ou d’une certaine inventivité sur le plan esthétique ? S’agit-il simplement, comme le propose Alexandre Gefen, de « réparer le monde » (2017), de renverser des injustices, de combattre une certaine minorisation qui serait le fait de groupes, de communautés ou d’individus précis ? Et pourquoi, précisément, cet attrait des écrivains contemporains pour les figures secondaires, tant réelles que fictives ?
Les propositions de communication (titre et résumé de 250-300 mots), accompagnées d’une notice biobibliographique, devront être soumises au plus tard le 22 janvier 2024 aux personnes suivantes : Manon Auger (auger.manon@uqam.ca), Robert Dion (dion.robert@uqam.ca) et Andrée Mercier (Andree.Mercier@lit.ulaval.ca).
L'événement aura lieu à Québec, le 11 juin 2024, à la Maison de la littérature.
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Références bibliographiques
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DION, Robert (2021) (dir.), La fiction en personne, Littérature, no 203.
________ et Annie TALBOT (2021), « Précarité du personnage secondaire contemporain », Revue critique de fixxion française contemporaine, no 23, [En ligne].
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MERCIER, Andrée et Simon PEARSON (2021) « “Je cours après une ombre” ou la hantise du personnage secondaire », Littérature, no 203, p. 88-103.
PANAÏTÉ, Oana (2007), « Poétiques du personnage contemporain », dans Françoise LAVOCAT, Claude MURCIA et Régis SALADO (dir.), La fabrique du personnage, Paris, Honoré Champion, p. 499-510.
PIERRE-GNASSOUNOU, Chantal (2010), « “Je ne suis pas un personnage secondaire” ou les soupirs de Mlle Remanjou », Poétique, no 161, p. 3-20.
SAINT-GELAIS, Richard (2011), Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».
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