Appel à contributions
K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, n° 12, 1/2024.
La danse de la conspiration : les survivances de Jane Avril
Patiente de Jean-Martin Charcot à l’asile de la Salpêtrière, caissière durant l’Exposition universelle de la Tour Eiffel, écuyère au grand Hippodrome de l’avenue de l’Alma, et enfin danseuse, superbe et indomptable, étoile du Moulin Rouge et des Folies Bergère. Jane la Folle, la Mélinite ou bien juste Jane Avril, modèle de Toulouse-Lautrec et donc icône d’une époque, reliquat du XIXe siècle où allaient se produire, comme le disait Stefan Zweig, bien plus de chamboulements qu’au cours des deux cents précédentes années. Dans des journées d’or qui s’orientent vers la guerre, des corps qui conspirent encore sous les houppelandes et les corsets, mais dans les chambres séparées réservées aux déjeuners galants du bon père de famille, officiellement scandalisé par les pieds nus d’Isadora Duncan. Et voilà alors le cancan, ou plus exactement le chahut, une contredanse paysanne qui a déjà fait fureur dans les salles de bal de la classe ouvrière et qui, grâce aux triomphes d’Offenbach, épouse désormais le mouvement typique par lequel les formes de survivance élaborées en enfer sont subsumées au paradis de la mode et des marchandises. Rendues inoffensives, privées de leur aiguillon, intégrées au processus de production et d’extraction de la valeur : mais Jane Avril (1868-1943) est-elle la (seule) vedette de cette révolution passive ?
Car les Ménades aussi dansent en jetant dans le fleuve la tête d’Orphée, Salomé danse pour obtenir la décapitation de Jean Le Baptiste et, surtout, Judith danse, elle qui après avoir coupé la tête d’Holopherne mène la « danse de toutes les femmes », y compris Jane, qui a commencé à se démener parmi les hystériques de la Salpêtrière. Les hystériques, justement, les malades de simulation et de simulation de la simulation, proies nocturnes des médecins et des surveillants, interprètes de ce que Louis Aragon et André Breton définiront comme « la plus grande découverte poétique de la fin du XIXe siècle ». Les hystériques consanguines de la colonisation, d’après Frantz Fanon. Et donc, si figure de la révolte il y a, Jane Avril devra être pensée sous une perspective qui destitue tout fondement, intégralement abandonnée à une contingence dont elle assume, à chaque fois, les formes, et dont elle explicite les fonctions. Dans le prolongement du parallélisme établi par Fanon, sa stratégie est une stratégie que l’on pourrait rapprocher du « grand camouflage » de Suzanne Césaire, qui écrivait : « Si mes Antilles sont si belles, c’est qu’alors le grand jeu de cache-cache a réussi ». Stratégie de feinte et de dissimulation, plastique explosive des corps et des gestes dans l’actuation d’un programme qui, comme tout mouvement de déconstruction, dit Derrida, opère nécessairement de l’intérieur, « empruntant à la structure ancienne toutes les ressources stratégiques et économiques de la subversion ».
Elle danse, Jane, et tandis qu’elle reproduit dans la danse les attitudes de la grande attaque hystérique, c’est toute une lignée d’aliénistes et de psychiatres qui se donnent en spectacle : leur besoin de donner un visage, une pose, une organisation figurative à l’extériorité du corps neurologique n’est que pur divertissement. Les têtes tombent, Esquirol, Voisin, Georget et tout l’état-major de la Salpêtrière, avec tout leur arsenal de compressions ovariennes et de pinces, de secousses morales et de bains électrostatiques. Il y a aussi un roman de Per Olov Enquist, Blanche et Marie, dans lequel on retrouve tant la danse effrénée de Jane que la mort de Charcot, l’une étant reliée à l’autre. Et Jane joue à plusieurs reprises dans Peer Gynt d’Ibsen, où elle interprète le héros-enfant qui dans le drame revêt les multiples semblances du porc, de l’âne, du renne, du loup, de la chèvre, de l’ours, de l’agneau, du taureau, du hibou, du rat, du pou, du faucon, du coq et du coucou. Parce que la disruption provoquée par la Mélinite est avant tout mimétique : une stupéfiante capacité à prendre-corps qui est aussi la sienne dans Moulin Rouge de John Huston (1952), film dans lequel son personnage, interprété par Zsa Zsa Gabor, fait imploser le caractère social de n’importe quel prétendant. Figure de la figuration, donc, et ainsi figure d’un mouvement interne à la forme que la figure peut seulement trahir et défigurer dans l’hypostase et dans la substance, renvoyant au rapport que l’indétermination de la folie et de la danse entretiennent depuis toujours avec ce que Marx a défini dans une célèbre lettre de jeunesse comme « le rêve d’une chose ».
Notre hypothèse est ainsi d’entrer en contact avec le talent mimétique de Jane Avril pour tenter d’en extraire la trace d’une possible manipulation radicale des tensions internes aux dynamiques du pouvoir. Car en amenant sous les projecteurs des théâtres et des salles de bal l’une des principales manifestations symptomatiques de l’hystérie – l’arc-en-ciel – Jane a avant tout prouvé le caractère déconstructif de la mimésis en tant qu’art de la survie, un art qu’elle a vu à l’œuvre durant son séjour à l’asile de la Salpêtrière, quand au bord des lits elle assistait aux inventions des patientes de Charcot, lesquelles, afin d’être effectivement définies comme hystériques et donc curables, s’évertuaient à simuler leurs « symptômes inexistants », s’exposant elles-mêmes au pouvoir métamorphique et morphogénétique d’une extranéité qui devient corps.
En suivant ces lignes générales, nous pouvons ainsi proposer quelques points sur lesquels les contributions pourraient se concentrer :
1. Jane Avril répète à plusieurs reprises son intolérance à l’égard des quadrilles, des valses, des tournages cinématographiques et de la représentation picturale et sculpturale de la danse : il s’agit, d’une part, d’un refus qui rend extrêmement significative la dérogation concédée aux portraits de Toulouse-Lautrec (mais également de Renoir, d’après elle) en tant que solutions formelles éventuellement capables de préserver l’esprit de la danse ; d’autre part, cet esprit peut être saisi dans la qualification du mouvement au détriment de la figure, dans la résistance à la cristallisation des pas et des gestes et dans la relative déconstruction de l’identité chorégraphique. Ce faisant, Jane semble vouloir conjurer l’imminence historique d’une « mécanisation » de la danse, comme la définira Siegfried Kracauer, à travers laquelle « la figure humaine inscrite dans les figurations ornementales de masse a entrepris l’exode de la luxuriante splendeur organique », une fuite de la vie sensible qui insiste sur la tendance plus générale à l’abstraction inhérente à la métropole et au mode de production capitaliste. Notre proposition est, alors, de rechercher les corrélations entre le geste de Jane et la « chose » que Marx allait ensuite mieux définir, à l’époque des Grundrisse, en tant que réalité dans laquelle « l’homme ne se reproduira pas comme unilatéralité, mais comme totalité » et « où il ne cherchera pas à demeurer quelque chose qui a déjà été, mais s’insèrera dans le mouvement absolu du devenir ».
2. Jane Avril devient aussi le nom de la subversion opérée par l’hystérie au sein du discours psychanalytique. L’hystérie se soustrait à l’emprise de la psychiatrie, qui entend réduire la clinique de l’hystérie au champ de la nosographie et de la médicalisation. Il ne s’agit pas, seulement, de mettre en échec le discours du patron (nous repensons ici à l’origine paysanne et prolétaire du chahut), mais de perturber tout enrégimentement du corps, en le soustrayant aux normes culturelles, sociales et de genre, et d’émanciper l’éros de sa limitation biologique, en en soulignant le caractère subversif. La libération du corps de la tyrannie du besoin et la dissociation de la demande de la limite de la satisfaction permettent à l’hystérique d’érotiser l’absence, de fonder le désir sur le manque, étendant le domaine des zones érogènes au champ non physique du regard et de la voix, de la vue et du son.
3. Paul Regnard, co-auteur de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, classe l’hystérie parmi les formes de « mimétisme social » ou d’« épidémie de l’esprit », tout comme Aiwa Ong signalera la fréquence des « épidémies de possession » parmi les ouvrières des multinationales américaines implantées en Malaisie occidentale.
Sismographies de mondes en devenir, les rituels de possessions féminines attribuent ainsi au corps la fonction de donner une voix aux instances collectives de survie et de résistance, tandis que la ritualisation de gestes empruntés à ce qui relèverait naturellement du registre du mal-être et de la maladie mentale met en lumière les potentialités performatives inédites de la simulation de « symptômes inexistants » de causes effectivement réelles.
Par ailleurs, dans les processus de décolonisation Frantz Fanon attribue à la danse une fonction névralgique. Avec les rites de possession, les rêves de mouvements, les imaginaires peuplés de zombies et de monstres terrifiants et les luttes fratricides, la danse apparaît en effet parmi les formes les plus récurrentes d’élaboration corporelle de la condition coloniale, qui réduit le colonisé à « l’être enfermé dans un espace clos ». Dans sa célèbre préface aux Damnés de la terre, Sartre ira peut-être plus loin que Fanon, en émettant l’hypothèse que la danse puisse correspondre à une mise en scène du « non » ou au mime des homicides que le sujet racialisé n’ose pas commettre. Bien que les preuves historiques en faveur de ce mimétisme de la lutte ne manquent pas, ce qui semble explorable, sous la perspective de Jane Avril, c’est la zone grise d’indétermination entre la survie et le conflit, le geste destituant et l’accomplissement effectif de la danse en une stratégie de résistance.
4. Lorsque dans ses mémoires elle ne manque de se définir comme une grande lectrice, Jane Avril entre implicitement en rapport avec une autre patiente potentielle de Charcot : Emma Bovary. D’une part, les sources médico-psychiatriques sur lesquelles Flaubert se serait appuyé pour construire son personnage sont documentées, mais d’autre part, l’hystérie déclarée d’Emma prend bientôt une connotation transformatrice. On fait référence au remarquable travail critique accompli par Jules de Gaultier en 1892 – alors que Jane était en train de s’affirmer au Moulin Rouge – lorsqu’il soustrait le bovarisme au domaine de la compétence diagnostique pour l’identifier à « la capacité de se penser différent de ce que l’on est », en relation avec une extranéité au caractère principalement contagieux et mimétique. Mais devenir autre par le biais de cette extranéité qui prend corps, c’est aussi ce qu’Angela Putino reconnaît dans le geste littéraire de Virginia Woolf, un geste avant tout politique et collectif. Parce que l’extranéité, écrit Putino, « le devenir réciproquement étrangers, l’extériorité de l’un à l’autre, est le souffle que Virginia introduit pour penser les relations politiques ». Un souffle, donc, qui entre dans le corps et le fait se mouvoir au pas de danse vers une inconnue qui est le destin des femmes dans le monde patriarcal. Il s’agit alors de rechercher le spectre de Jane et de sa danse dans les figures littéraires qui pourraient en avoir partagé les fureurs.
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Les propositions devront être envoyées avant le 4 novembre 2023 (max. 2500 caractères)
À l’adresse krevuecontact@gmail.com
Si la proposition est acceptée, la contribution devra être remise avant le 19 avril 2024.
Après cette date, la contribution sera automatiquement exclue du numéro de la revue.