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Les déclinaisons du travail dans la production culturelle au XXIe s. (revue Tangence)

Les déclinaisons du travail dans la production culturelle au XXIe s. (revue Tangence)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Dominique Hétu)

Appel à articles pour le dossier

Les déclinaisons du travail dans la production culturelle francophone au 21e siècle

Revue Tangence

Responsables du dossier :

Dominique Hétu, Brandon University

Élise Lepage, University of Waterloo

Pour une pensée des contemporanéités du travail 

Bien que l’écriture du travail, qu’elle soit créative, savante ou essayistique, soit historiquement associée au développement de la bourgeoisie, au labeur agricole ou à l’expérience ouvrière, elle se déploie aujourd'hui au travers d’une diversité de pratiques, d’espaces et de formes en lien avec les sociétés contemporaines : « [l]a tertiarisation des emplois, l’infiltration du discours managérial à tous les niveaux de la vie, et l’appauvrissement de l’expérience humaine qui en résultent attirent l’attention croissante des écrivains [sic] » (Alder et Heck 10). À cet égard, et sans faire fi de ces traditions et de leurs généalogies, nous souhaitons dans ce dossier réfléchir aux autres, voire aux nouvelles expériences et approches qui, du fait de leurs ancrages précisément contemporains, redéfinissent les possibles liens qui interfèrent entre le travail – entendu au sens large –, la vie et la production culturelle (littérature, cinéma, télévision, arts visuels, etc.). 

En cette ère postpandémique caractérisée par un capitalisme décadent et la « überisation » de nombreux secteurs d’activités, de puissantes logiques (délocalisation, robotisation, segmentation, précarisation, externalisation, etc.) transforment les conditions et les lieux de travail ainsi que la compréhension même de concepts tels que « métier », « profession », ou « travail » – auquel on substitue de plus en plus les termes d’« activité » ou de « tâche » (Bernoux). En parallèle, alors que les mouvements syndicaux cherchent à redéfinir leurs rôles, on assiste à l’héroïsation souvent genrée de quelques rares figures telles que l’entrepreneur ou l’infirmière, ainsi qu’à la normalisation choquante d’une culture de la servitude ancrée dans le racisme systémique et global comme le révèlent, entre autres, les études sur les employées domestiques et les nounous (Ibos).Tout cela sans compter le développement de tout un lexique à mi-chemin entre les pratiques managériales et le développement personnel qui circule autant dans les plans stratégiques, les réunions de formation que les médias sociaux et les séries télévisées.

D’ailleurs, outre les perspectives davantage historiques (Viart, Grenouillet) qui tendent à dominer le savoir interdisciplinaire sur le travail, la pandémie de la Covid-19 a amplifié l’apport de la perspective du care à une resignification critique du travail et des tâches du prendre-soin. Nous croyons toutefois, à la lumière du savoir produit aux intersections du care et de l’activité créatrice et artistique contemporaine (DeFalco, Hétu, Ibos), que cette perspective dépasse le cadre du soin et peut servir à revoir les habitudes de pensée autour des situations de travail plus largement et de leurs enjeux contemporains, à dépasser le quotidien et à s’inventer de nouveaux modes de vie (Lequin). En ce sens, s’il est important de reconnaître que les enjeux contemporains liés au travail ainsi qu’aux mutations et précarités qui le sous-tendent ont été exacerbés pendant et suite à la pandémie de la COVID-19 (Nurock et Parizeau), il est nécessaire de rappeler qu’ils préoccupaient déjà les sciences humaines et sociales francophones. En effet, les études, entre autres, de Dominique Viart (2012), d’Aurélie Adler et de Martine Heck (2016), et de Corinne Grenouillet (2015) sur les écritures du travail en France, et ceux, au Québec, de Rachel Nadon (2020) sur les stéréotypes du « roman social » et de Camille Robert et Louise Toupin sur la reconnaissance du travail domestique (2017, 2018), sont de celles qui offraient déjà des avenues par lesquelles réfléchir les contemporanéités du travail. 

Ainsi, les expériences et les savoirs contemporains du travail se déclinent à travers, voire en réaction à de nouvelles pratiques, nouveaux concepts, mots et récits. Par exemple, l’écriture comme travail − « comme un faire » (Pierrot) ou « comme un couteau » (Ernaux) − est un aspect cardinal que nous souhaiterions creuser au prisme du contemporain, tout comme l’écriture dutravail qui se pense comme « un partenaire de réflexion » (Viart), un prisme à travers lequel interroger la démocratie (Nadon), la précarité (Soucy), le néolibéralisme, la mondialisation, le féminisme (Hamrouni, Bourgault), le patriarcat (Arcan, Slimani), ou encore le colonialisme (Agnant, Fontaine, Magloire, Appanah). 

Ce numéro de revue se donne ainsi pour objectif de poursuivre et d’approfondir la réflexion sur les façons dont les productions culturelles contemporaines en français abordent, mobilisent etinterrogent le travail et ses multiples rapports au social, au corps, à la langue, à l’être-ensemble et à la construction du sujet. En d’autres termes, de quelles manières le rapport humain au travail –entendu au sens très large et conceptuel du terme – est-il exploré dans la littérature, les sciences humaines et les arts contemporains ?

Œuvrer la vie

Certains récits récents illustrent les manifestations de conflit que peuvent générer les concepts de travail et de production. Dans Mort-Terrain (2016), Biz montre comment le débat concernant la réouverture d’une mine déchire cette petite communauté fictive d’Abitibi, certain·e·s voulant relancer l’économie locale à tout prix, redonner des emplois et une dignité aux habitant·e·s, d’autres privilégiant le respect de l’environnement et les droits ancestraux de la communauté algonquine. Dans Autour d’Éva (2016) de Louis Hamelin, le développement d’un complexe touristique au bord d’un lac de la même région voit s’opposer de la même manière les tenants du développement économique et des militants écologistes aguerris – mais aux motivations parfois douteuses. Kevin Lambert ouvre son roman Querelle de Roberval (2018) sur un petit groupe de travailleurs dans une scierie qui entame une grève pour réclamer de meilleures conditions de travail. Parmi eux, Querelle est un jeune homme queer dont le pouvoir de fascination vient exacerber les dissensions. Comme l’illustrent ces quelques exemples, le travail est source de tensions collectives qui cristallisent bien d’autres enjeux de société (le racisme, l’identité de genre, la protection de l’environnement, la santé, les dynamiques de pouvoir, le sentiment d’appartenance à une communauté, etc.). Par-delà, c’est l’activisme même – et ce, quel que soit son objet – qui peut être perçu comme activité souvent non rémunérée, mais dont l’impact se révèle significatif dans la société.

Nous sollicitons par ailleurs des textes qui, dans une approche féministe, réfléchissent aux représentations du travail des femmes et d’autres genres minorisés, qu’il s’agisse de sphères de travail dont elles sont exclues, tel que l’illustre The Birth House (2006) d’Ami McKay, ou du travail invisible, souvent non rémunéré, non reconnu comme travail, et qui consiste à prendre soin d’enfants, de proches ou encore dans des formes de bénévolat et de mentorat. Dans Manikanetish (2016) de Naomi Fontaine, Yammie, jeune enseignante dans une communauté innue, se rend rapidement compte que l’exercice de sa profession lui demande d’autres qualités et savoirs que ceux qu’elle a développés lors de ses études en éducation. Dans le domaine des humanités médicales, les textes de la psychiatre et poète Ouanessa Younsi réfléchissent par exemple à la nécessité du care en contexte médical et familial, aux améliorations qu’il permet et au poids qu’il impose aussi, tandis que dans L’école des soignantes (2019), Martin Winckler imagine un hôpital dont le fonctionnement et le fondement s’appuie sur une éthique du care écoféministe plutôt que sur le rendement économique et la déshumanisation du soin, tant pour les patient·e·s que pour le personnel. Aussi, les théories de l’intersectionnalité révèlent les multiples plafonds de verre auxquels se heurtent les personnes issues de groupes minorisés (en fonction de leur race, leur nationalité, leur identité sexuelle, etc.); parmi ces groupes vulnérables, les personnes immigré.e.ssont souvent confiné.e.s à des professions peu valorisées. Le tall tale d’AnaCastillo So far from God dépliait déjà en 1993 les façons dont les femmes hispanophones du sud des États-Unis sont exclues ou exploitées selon différentes stratégies; dans le même temps, Castillo montrait aussi la résilience et la créativité de certaines dont le travail transformait en profondeur, et pour le mieux, leur communauté. Dans un même ordre d’esprit, le récit Là où je me terre (2020) de la sociologue Caroline Dawson, qui met en exergue les liens entre immigration, pauvreté et désir d’insertion d’une famille chilienne au sein de la société québécoise.

En plus des formes littéraires (fiction, récit, essai, poésie, life writing, etc.), nous invitons les réflexions sur les discours, les enjeux et les représentations artistiques, cinématographiques et télévisuelles du travail et ses nombreuses déclinaisons. Des séries télévisées telles que The Office ou Superstore ont, le temps de plusieurs saisons, fondé leurs intrigues autour d’un lieu et d’une équipe de travail, disséquant avec pathétisme et un humour parfois sombre, le vocabulaire, les relations et les dynamiques professionnelles qui s’y jouaient. Depuis quelques années, la production de contenus sur les médias sociaux par des influenceuses et influenceurs professionnalisé·e·s donne naissance à un nouveau champ sémiotique où se conjuguent langage verbal, non verbal, image, vidéo, musique et mot-clic pour fidéliser une clientèle et placer des produits – générant de nouvelles formes de travail dont les manifestations et transformations demandent à être analysées. De façon plus générale, si la mécanisation et l’automatisation des tâches a aboli ou transformé de nombreux emplois manuels il y a une centaine d’années, l’informatisation et à présent l’intelligence artificielle bouleversent d’autres secteurs d’activités et professions. 

Enfin, le concept de travail pourrait référer au travail d’écriture qui implique souvent de multiples étapes, démarches (recherches, entrevues, consultations, collectes de données, brouillons, carnets de notes, réécritures, etc.) dont la somme est à peine perceptible dans le texte finalement publié. Nous pourrions penser également à la traduction, travail souvent peu visible, et pourtant crucial à la diffusion et à la circulation transculturelle du travail de création. 

En somme, c’est avec ampleur que nous abordons les facettes contemporaines du travail – ses déclinaisons – dans ce dossier; une ampleur traversée toutefois par des fils conducteurs qui tisseront une réflexion interdisciplinaire, ouverte, et riche sur les façons de vivre le travail aujourd’hui alors qu’une certaine parole, d’une part, veut faire « œuvre utile » et où, d’autre part, cette parole se confronte à des précarités, des exigences et des conditions d’existence parfois insurmontables En ce sens, les points suivants nomment certains des enjeux qui animent tant la recherche que la création autour du travail. Nous les listons dans une optique de synthèse et d’inspiration – et non pour restreindre les pistes de réflexion :

• Le travail de l’écriture: le travail de création, la remémoration, l’interprétation, le travail du langage, les temporalités de l’écriture, le texte comme travail d’archive, le travail de traduction, la responsabilité critique, l’écriture comme valeur-travail (Barthes), etc.
• Les corps au travail : la blessure, l’usure, la vieillesse, la déshumanisation, la marchandisation, l’instrumentalisation, le déplacement, etc.
• L’exploitation du/au travail : les luttes salariales, les services domestiques et reproductifs, le subalterne, l’esclavagisme, le colonialisme, le sexisme, le racisme, le capacitisme, etc.
• Les affects du travail : la douleur, l’épuisement, la fierté, la honte, le care, l’aliénation, etc.
• Les géographies du travail : l’urbain/le rural, le visible/l’invisible, le haut/le bas, le privé/le public, etc.

Nous invitons donc des propositions d’articles favorisant une approche interdisciplinaire en études littéraires, culturelles, ou en sciences humaines (sémiotique, sociologie, anthropologie, politique, etc.) afin de décliner les questionnements que soulève le travail en contexte francophone aujourd’hui. 

Veuillez envoyer un résumé d’environ 500 mots au plus tard le 31 janvier 2024. Le résumé doit mentionner : le corpus, les objectifs, les cadres théorique et méthodologique, ainsi que les repères bibliographiques. Veuillez aussi inclure une notice biobibliographique de 100 à 150 mots au document et faire parvenir le tout aux deux responsables (hetud@brandonu.ca et elepage@uwaterloo.ca).

Les articles retenus devront être remis aux responsables du dossier pour le 30 septembre 2024 pour soumission à la revue Tangence.

Sources citées

Adler Aurélie et Maryline Heck (dir.). Écrire le travail au XXIe siècle, Quelles implications politiques ?, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, Coll. « fiction/non fiction 21 », 2016.
Bernoux, Philippe. « Un changement de paradigme : le travail comme activité. » Sociologie et sociétés, vol. 48, n° 1, printemps 2016, p. 15-34. https://doi.org/10.7202/1036881ar
Brunet, Luc, et al. « L’incidence du leadership destructeur sur les attitudes et les comportements au travail. » Humain et Organisation, vol. 1, n° 1, avril 2015, p. 25-29. 
Defalco, Amelia. Imagining Care: Responsibility, Dependency, and Canadian Literature, Toronto, University of Toronto Press, 2016.
Grenouillet, Corinne. Usines en textes, écritures au travail. Témoigner du travail au tournant du XXIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2014.
Ibos, Caroline. « Mierle Laderman Ukeles et l’art comme laboratoire du care. « Lundi matin, après la révolution, qui s’occupera des poubelles? », Cahiers du genre, vol. 1, n° 66, 2019, p. 157-179.
Kirouac, Laurie. « Du surmenage professionnel au burn-out : réponses sociales et issues individuelles aux difficultés du travail d’hier et d’aujourd’hui. » Lien social et Politiques, n° 67, printemps 2012, p. 51-66. https://doi.org/10.7202/1013016ar
Lequin, Lucie. « Une écriture sous influence : l’éthique du travail et de l’effort chez France Théoret et Marie-Célie Agnant. » Essays on Canadian Writing, n° 77, automne 2002, p. 200-16.Lequin, Lucie. « Une écriture sous influence : l’éthique du travail et de l’effort chez France Théoret et Marie-Célie Agnant. » Essays on Canadian Writing, n° 77, automne 2002, p. 200-16.
Nadon, Rachel. « Les esthétiques démocratiques en question. Représentation du travail et mémoire ouvrière dans La mémoire du papier et Querelle de Roberval », Voix et 
Images, vol. 46, n° 1, Espace démocratique de la littérature québécoise contemporaine, automne 2020, p. 85-102
Namian, Dahlia, et al. « “À mon travail c’est valorisé, trop travailler.” La construction du trouble de dépendance au travail : entre capitalisme émotionnel et méritocratie. » Service social, vol. 68, n° 1, 2022, p. 27-53. https://doi.org/10.7202/1089868ar
Nogues, Sarah et Diane-Gabrielle Tremblay. « La conciliation travail-famille-soins : analyse du soutien organisationnel. » Nouvelles pratiques sociales, vol. 30, n° 1, automne 2018, n. p. https://doi.org/10.7202/1051410ar
Nurock, Vanessa et Marie-Hélène Parizeau, dirs. Le care au cœur de la pandémie. Québec, Presses de l’Université Laval, 2022. 
Paquerot, Sylvie et Philippe Langlois. « Réduire le temps de travail… Pour qui ? Pour quoi ? Les conditions d’une réorganisation des temps sociaux pour l’égale liberté. » Politique et Sociétés, vol. 35, n° 2-3, 2016, p. 95-118. https://doi.org/10.7202/1037011ar
Soares, Angelo. « (In)Visibles : genre, émotions et violences au travail. » Revue 
multidisciplinaire sur l'emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 6, n° 2, 2011, p. 128-148. https://doi.org/10.7202/1006124ar
Viart, Dominique. « Écrire le travail : vers une sociologisation du roman contemporain », Raison publique [en ligne], n° 15, 2