En 2023 on célèbre les quatre-vingts ans de la publication simultanée du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry en français et en traduction anglaise à New-York au mois d’avril 1943. Il apparaît que ce petit livre est l’un des ouvrages les plus traduits au monde. On évoque le nombre de 527 langues et dialectes, ce qui le met dans une tout autre dimension que les grands succès de librairie conventionnels, comme Agatha Christie par exemple, dont l’ensemble de la vaste production romanesque comprenant plusieurs dizaines de titres est traduite en 103 langues « seulement ». On rapprochera ce chiffre de celui des versions de la Bible : 704 pour le texte complet. Le Petit Prince se situe ainsi dans une catégorie à part de la littérature universelle, entre les textes religieux et la littérature de grande diffusion.
Si l’on examine la liste des langues et dialectes des traductions du Petit Prince, on découvre des faits plus étonnants, qui ne font que mettre en relief la singularité de cette œuvre, ou plutôt de la réception qui fut la sienne et qui la place à part des œuvres littéraires de grande diffusion. L’un des plus évidents est le nombre important des retraductions dans les grandes langues de diffusion. De ce point de vue, l’exemple des langues de l’Asie Orientale est très frappant : plus de soixante traductions en chinois « mandarin », plus de quarante en coréen, plus de vingt en japonais, sans parler des variétés locales ; seuls les textes religieux peuvent se prévaloir d’un tel nombre de retraductions. L’autre fait singulier est le choix des langues-cible des traductions. Ce ne sont pas les langues d’ordinaire visées par les éditeurs, dans lesquelles un nombre indéfini de retraductions est possible, et nous pourrions les répartir en plusieurs groupes :
- les langues, variétés et parlers comportant très peu de locuteurs, encore moins de lecteurs potentiels, comme l’ouïlta (une langue toungouse parlée par moins de 50 personnes) ou l’aïnou (dont tous les locuteurs de naissance ont sans doute à présent disparu) ;
- les langues minoritaires avec un nombre variable de locuteurs allant de plusieurs millions à quelques centaines, mais qui ne sont que rarement mises par écrit (aymara, rapanui, langues du groupe maya, langues laponnes ou sames, variétés italiques, gallo-romanes ou alémaniques).
Il se trouve en plus un groupe de langues tout à fait singulier : il s’agit des versions du Petit Prince en langues anciennes, entre lesquelles on pourrait faire de plus subtiles distinctions :
- des langues anciennes disparues, mais suffisamment attestées pour inciter à leur reconstitution entre les mains de philologues enthousiastes : le gotique, le vieux-prussien, le cornique ;
- des traductions en des états anciens de langues actuelles que l’on n’a pas l’habitude de cultiver : le français du XIIe siècle, l’anglo-saxon, le vieux haut-allemand ;
- il y a enfin des langues anciennes et classiques : le sanscrit, le grec ancien, le syriaque, le latin, voire l’égyptien hiéroglyphique.
Ce survol rapide montre qu’une part importante de l’histoire des traductions du Petit Prince, tout à fait distincte des autres grandes œuvres littéraires au succès international, pourrait être regroupée sous le terme général de « traduction en langues rares ». Si le Petit Prince fait depuis plusieurs années l’objet d’études diverses en traductologie et en didactique des langues, il ne semble pas que l’on ait déjà engagé une étude d’ensemble sur ce phénomène de traduction dans les langues et dialectes mentionnés ci-dessus, marqués tous par une forme de rareté au regard des grandes langues de traduction.
La première de ces deux journées d'études démarrera par un "keynote" de Philipe Forest (Nantes Université) puis sera consacrée à des communications de spécialistes traitant des traductions dans un groupe de langues reliées du point de vue linguistique, géographique ou culturel. La seconde sera une série de tables rondes mettant en dialogue des spécialistes de littérature, des linguistes et des traducteurs.
Ces deux journées d'études sont organisées avec le soutien du Collège de France, de l'EPHE, de l'ILARA (Institut des Langues Rares) et du LLCAN.