"Peinture et cinéma", Transcr(é)ation, vol. 5, été 2024
Dans Qu’est-ce que le cinéma T. II, Le cinéma et les autres arts (1959), André Bazin rappelle que plusieurs critiques d’art ont déclaré que montrer la peinture au cinéma est une forme de trahison envers elle, notamment parce que « l’écran détruit radicalement l’espace pictural » (1959, p. 128). Bazin en conclue cependant que « [l]e cinéma ne vient pas ‘servir’ ou trahir la peinture mais lui ajouter une manière d’être » (1959, p. 131). Autrement dit, la rencontre des deux arts ne les dénature pas, elle superpose une lecture nouvelle. Le pionnier du cinéma Georges Méliès affirme pour sa part que la peinture fait partie intégrante des composantes du cinéma (1907). Lui-même peintre, il a été fortement inspiré par l’un de ses enseignants, l’artiste Gustave Moreau (Malthête-Méliès et Quévrain, 1980). On observe cette influence dans ses films notamment parce qu’une grande majorité contient des décors peints à la main (Berthomé, 2014).
En plus d’emprunter plusieurs de ses codes et techniques, le cinéma prend aussi la peinture pour sujet. Du côté de la fiction, par exemple, on pensera à des films comme Lust of Life (Vincente Minnelli, 1956) où l’acteur Kirk Douglas incarne Vincent van Gogh ou à Girl with a Pearl Earring (Peter Webber, 2003) qui propose une interprétation de la genèse du tableau éponyme de l’artiste Johannes Vermeer (le film étant lui-même l’adaptation d’un roman de Tracy Chevalier). Ce type d’adaptations offre la possibilité aux spectateur·trice·s de tisser des liens entre la vie de ces artistes et leurs œuvres. De là, il est possible de réinterpréter les tableaux sous un angle nouveau et d’offrir des hypothèses quant à la façon dont ils sont nés.
En animation, du fait que cette forme filmique n’est pas contrainte à saisir un réel profilmique comme le fait une caméra (Massuet, 2013 ; Jean, 1995), le cinéma peut emprunter différentes esthétiques, dont celle de la peinture. Loving Vincent (Dorota Kobiela et Hugh Welchman, 2017) se propose par exemple de mettre en mouvement les tableaux de van Gogh tout en racontant une histoire inédite. Également, plusieurs cinéastes d’animation (dont Martine Chartrand, Caroline Leaf et Alexandre Petrov pour n’en citer que quelques un·e·s) utilisent la peinture sur verre, une technique qui consiste à peindre une image sur du verre, puis à la modifier progressivement de sorte à créer l’illusion du mouvement à l’écran. L’emploi de cette technique permet notamment d’évoquer le rêve (par son esthétique parfois brumeuse) et de créer des métamorphoses. D’autres artistes, comme Mary Blair (concept artist pour Disney), se sont servi·e·s de la peinture afin de conceptualiser l’univers visuel de films (développement de personnages, de décors et d’ambiances). L’emploi de la peinture dans ce contexte nous amène donc à nous questionner sur la façon dont elle se transpose dans un dessin animé ou bien dans un film en prises de vues réelles et comment elle en influence son développement.
Du côté du documentaire, on trouve également différents exemples de films qui tissent des liens avec les arts visuels. Dans Mur Murs (1981), Agnès Varda « se propose […] d’écouter les peintres parler » (Quéméner, 2009, p. 114) en présentant des artistes de Los Angeles et leurs murales. Varda s’est d’ailleurs inspirée de la peinture dans nombre de ses films, notamment en réalisant des portraits, un élément qui est un « héritage de la peinture » (Riambau, 2009, p. 136). Également, une production comme Sur les pas de René Richard (Esther Pelletier, 2003) mélange fiction et documentaire afin de raconter la vie et l’œuvre du peintre René Richard tout en reproduisant à l’écran des compositions de ses toiles. Le genre du documentaire, qui présente des tableaux à l’écran, peut notamment apporter des questionnements en lien avec la représentation : comment est-il possible de reproduire une œuvre dans un contexte cinématographique ? Plus précisément, comment peut-on représenter des œuvres aux cadrages variés alors qu’au cinéma « le cadre est une donnée résolument fixe et pour tout dire absolue » (Peeters, 1998 [1991], p. 15) ?
À tous ces exemples où le cinéma s’approprie la peinture, ajoutons que cette dernière a aussi pris le cinéma pour sujet. Jean-Michel Basquiat cite à plusieurs reprises le cinéma dans son œuvre afin de dénoncer les stéréotypes raciaux subis par les communautés noires dans la culture populaire (Harbour, 2023). Le peintre Edward Hopper était quant à lui un cinéphile qui fut grandement inspiré par le cinéma (Foubert, 2012), notamment par l’expressionisme allemand et le film noir. À son tour, il inspire bon nombre de cinéastes dont Alfred Hitchcock qui intègre à ses films des éléments architecturaux, des ambiances et des thématiques provenant directement des tableaux de Hopper. Par exemple, la maison de Psycho (1960) est inspirée de celle que l’on retrouve dans le tableau House by the Railroad (1925) alors qu’au centre de Rear Window (1954) se trouve un personnage observant ses voisins par la fenêtre, le voyeurisme étant un thème majeur aussi bien chez Hopper que chez Hitchcock. Le cinéaste nous amène donc à nous interroger sur la façon dont il est possible de développer un film composé de milliers d’images (des photogrammes) à partir d’une seule image fixe (un tableau).
De nombreux liens peuvent donc être dressés entre peinture et cinéma. Dans ce numéro, dirigé par John Harbour, nous nous intéressons à la façon dont le cinéma aborde la peinture, mais également comment la peinture s’empare du cinéma pour y développer son langage, un angle beaucoup moins abordé dans les recherches universitaires.
Parmi les pistes de réflexion possibles, nous proposons les suivantes :
• Analyse de films qui ont pour sujet la peinture (documentaire, fiction, animation, film expérimental, etc.)
• Réflexion sur des artistes dont la démarche fait interagir le cinéma avec la peinture (réalisateur·trice·s, animateur·trice·s, artistes de concept, etc.)
• Réflexion sur des peintres qui font référence au cinéma dans leur œuvre
• Enjeux archivistiques reliés à la conservation de tableaux dans le contexte d’une institution dédiée à la préservation des œuvres cinématographiques
• Étude d’un fonds d’archives d’un·e artiste en particulier
• Place de la peinture dans les projections multimédias
Nous acceptons des entretiens d’artistes, réalisatrices et réalisateurs en lien avec le sujet.
Échéancier
• Date limite pour l’envoi des propositions (titre, résumé de 250-300 mots, adresse email, affiliation et notice bio-bibliographique de 150 mots) : le 15 janvier 2024 à l’adresse john.harbour.1@ulaval.ca (Vous recevrez une réponse avant fin janvier)
• Soumission des articles (6 000 – 8 000 mots) mis en forme de la revue : le 30 avril 2024 (retour des évaluations courant juillet 2024)
• Publication du numéro envisagée pour septembre 2024.