Le temps recouvré. Mémoire, réminiscences et résurgences au Moyen Âge
Genève, 7-8 mars 2024
Les traditionnelles Journées d’études organisées par les Jeunes Chercheurs Médiévistes (JCM) se tiendront cette année les 7 et 8 mars 2024 à l’Université de Genève. Elles seront consacrées aux notions de mémoire, de réminiscence et de résurgence.
La mémoire est une dimension majeure de la culture médiévale. Si, de nos jours, les compétences imaginatives sont valorisées, les médiévaux estimaient davantage les capacités mémorielles. Celles-ci étaient bien plus qu’une simple faculté de conservation, comme l’écrit M. Carruthers :
Training memory was much more than a matter of providing oneself with the means to compose and converse intelligently when books were not readily to hand, for it was in trained memory that one built character, judgement, citizenship, and piety[1].
Les termes de mémoire, et, corrélativement, de réminiscence et de résurgence, s’appliquent à des phénomènes variés. Dans son acception la plus courante, la mémoire se comprend d’abord comme la conservation de souvenirs permettant de se rapporter au passé. Loin d’être une faculté purement passive, la mémoire implique également un processus consistant à rechercher une information passée et oubliée et à la faire ressurgir – la réminiscence. Outre cette double acception, la mémoire peut être envisagée tantôt comme mémoire personnelle, tantôt comme mémoire collective. La mémoire se conçoit aussi comme faculté créative : il s’agit de reconstruire, de manière plus ou moins fidèle, un passé qui n’est plus. Enfin, la résurgence peut être comprise comme une manifestation spécifique de la mémoire, puisqu’il s’agit de faire retour, de réitérer volontairement et consciemment des traditions et pratiques passées.
L’étude pionnière de F. Yates (1966), sur la mnémotechnique et la mémoire envisagée dans sa dimension travaillée, cultivée, artificielle, puis celle de M. Carruthers (1990) sur l’importance culturelle de la mémoire au Moyen Âge ont donné lieu à un véritable « boom[2] » des recherches sur la mémoire au Moyen Âge. En philosophie, nous pouvons noter l’étude de J. Coleman sur les conceptions antiques et médiévales de la mémoire (1992), celle de D. Bloch (2007) sur le De memoria et reminiscentia d’Aristote et sa réception médiévale, puis les études de V. Decaix et C. Thomsen Thörnqvist (2021) notamment. Les travaux de M. Carruthers ont donné lieu à de nombreux ouvrages collectifs mêlant histoire, littérature, musicologie, histoire de l’art, comme le volume édité par L. Dolezalova (2009), qui fait également la part belle à la dimension de l’oubli, et ceux de G. di Bacco et Y. Plumley (2011 et 2013). Ceux-ci s’emploient à mettre en relief la construction de la mémoire en explorant des champs aussi divers que les sermons, la polyphonie médiévale, les questions d’oralité et la pratique de la citation dans le contexte musical aussi bien que littéraire.
Fortes de ces apports, ces Journées d’études proposent de poursuivre l’analyse de ces notions protéiformes que sont la mémoire, les réminiscences et les résurgences.
Dans cette perspective, parmi les pistes de recherche proposées, il sera possible de nous interroger sur la manière dont les pratiques orales, écrites et la mise en image participent à la définition et à la formation de la mémoire – individuelle et/ou collective – des réminiscences et résurgences. Nous pourrons notamment nous pencher sur les allégories et symboles à l’œuvre, tels que ceux de la mémoire comme espace dans la mnémotechnique, de la mémoire comme bourse (sacculus) aux pièces bien ordonnées. À ces images s’ajoutent les différentes personnifications de la mémoire.
Les confessions et les écrits (auto)biographiques constituent entre autres un lieu de mémoire et de réminiscences qu’il conviendra également d’examiner. Qu’est-ce qui était dit ? Qu’est-ce qui ne l’était pas ? Qu’est-ce qui était omis (à dessein) ? Comment étaient reconstruits les souvenirs et comment s’élaboraient ce qu’on a coutume d’appeler des mémoires ? Construisait-on une nouvelle histoire ou reproduisait-on des faits passés ? Quelle était la valeur de ces témoignages, pour soi et pour les autres ? En quoi la mémoire pouvait-elle faire l’objet d’une instrumentalisation ?
Par ailleurs, nous pourrons considérer les « gestes de mémoire[3] », c'est-à-dire les pratiques ou les rites visant à conserver la mémoire, par exemple celle des défunt-e-s – qu’il s’agisse de personnages exceptionnels, comme les saint-e-s, ou du commun des mortels. Quels sont les stratégies utilisées ? Quels sont les éléments dont les médiévaux cherchent à conserver une trace ?
Ce sera aussi l’occasion de nous interroger sur les contextes de la mémoire, notamment sur les lieux physiques de conservation. Qu’il s’agisse de bibliothèques, d’archives privées ou publiques, nous pourrons examiner comment et en quoi celles-ci contribuent à l’identité, à la stabilité d’une collectivité et/ou d’un individu. Méthodes et lieux de conservation sont ainsi envisageables comme le pendant physique, matériel et concret des pratiques de mémoire, réminiscences et résurgences.
Sur un plan plus historique et sociologique, il sera possible de questionner les « lieux de mémoire » médiévaux et la mémoire collective auxquels ils sont étroitement associés[4]. De quels matériaux provient la mémoire collective des médiévaux, qu’il s’agisse de la mémoire familiale ou d’un groupe social plus large ? Qu’est-ce qui constitue leur imaginaire collectif ? De quels éléments sont constitués leurs lieux de mémoire, comprenant à la fois des objets concrets, des lieux, des monuments, des personnages, mais aussi des objets fortement abstraits, comme des symboles ou des institutions par exemple ? Comment ceux-ci sont-ils sélectionnés ?
Dans la lignée des études citées précédemment et sur un plan plus individuel et spirituel, nous proposons encore de considérer l’art de la mémoire, ses pratiques et méthodes, ainsi que la question du rôle des émotions et des affects dans les processus mémoriels et dans l’exercice de la réminiscence. Nous pourrons encore questionner le caractère volontaire des cas de réminiscences.
Plus largement, nous vous invitons à questionner ce que mémoire, réminiscences et résurgences disent du rapport humain à la temporalité – le passé, mais aussi le présent, voire le futur –, notamment à travers l’élément de l’oubli (sélectif ou non) et le processus de la damnatio memoriae, mais encore à interroger les relations entre mémoire, innovation et création, ainsi que la frontière poreuse qui sépare les facultés de la mémoire et de l’imagination et, partant, celle de la réminiscence et de la création.
Ces pistes d’investigation, envisageables selon différentes perspectives méthodologiques, visent à nourrir l'interdisciplinarité de ces Journées d’études. Nous invitons toutes les jeunes chercheuses et tous les jeunes chercheurs médiévistes à nous faire parvenir leurs propositions de contribution en français, d’une demi-page environ, accompagnées de renseignements pratiques (titre du dernier diplôme obtenu, institution de rattachement, domaine de recherche), en format Word, d’ici au mercredi 1 novembre 2023 à l’adresse suivante : journeesetudesjcm@gmail.com
[1] CARRUTHERS M., The Book of Memory. A Study of Memory in Medieval Culture, seconde édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p.11.
[2] Sur la notion du « memory boom », qui ne se limite d’ailleurs pas à la seule période médiévale, voir WINTER J., « The Generation of Memory : Reflections on the ‘Memory Boom’ in Contemporary Historical Studies », Bulletin of the German Historical Institute, 27 (2000).
[3] VAN ANDRIGA W. « Chapitre 6. Gestes de mémoire : rituels et pratiques mémorielles » in VAN ANDRIGA W. Archéologie du geste. Rites et pratiques à Pompéi, Paris, Hermann, 2021, p. 131-150.
[4] Sur la notion de « mémoire collective », nous nous permettons de renvoyer à la définition de D. Iona-Prat : la mémoire collective s’intéresse « aux modalités d’existence du passé dans le présent » par opposition à la mémoire historique qui « va du présent vers le passé ». IOGNA-PRAT, D. « Maurice Halbwachs ou la mnémotopie. « Textes topographiques » et inscription spatiale de la mémoire », Annales. Histoire, Sciences sociales, 66.3 (2011), p. 831-837.
Bibliographie sélective :
BLOCH D., Aristotle on Memory and Recollection. Text, Translation, Interpretation and Reception in Western Scholasticism, Leiden, Brill, 2007.
BRIAN E., « Portée du lexique halbwachsien de la mémoire » in HALBWACHS M., JAISSON M. (éd.), La topographie légendaire des Evangiles en Terre sainte. Etude de mémoire collective, Paris, PUF, 2008, p. 113-146.
CARRUTHERS M., The Book of Memory : a Study of Memory in Medieval Culture, seconde édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
CHOPIN-FARON M., « Ecrire le temps au Moyen Âge. Temps de l’Histoire et temps de la mémoire », reCHERches, 27 (2021), p. 31-46.
COLEMAN J., Ancient and Medieval Memories. Studies in Reconstruction of the Past, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
CULLIN O., CHAILLOU C., « La mémoire et la musique au Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale, 194 (2006), p. 142-161.
DECAIX V., THOMSEN-THÖRNQVIST C. (éd.), Memory and Recollection in the Aristotelian Tradition : Essays on the Reception of Aristotle’s De memoria et reminiscentia, Turnhout, Brepols, 2021.
DONADIEU-RIGAUT D., « Images, mémoire et « longue durée ». Les gestes de transmission au Moyen Âge », Images Re-vues, Hors-série 1 (2008), p. 1-15.
DOLEZALOVA L. (éd.), The Making of Memory in the Middle Ages, Leiden, Brill, 2010.
IOGNA-PRAT D. « Maurice Halbwachs ou la mnémotopie. « Textes topographiques » et inscription spatiale de la mémoire », Annales. Histoire, Sciences sociales, 66.3 (2011), p. 821-837.
PARAVICINI-BAGLIANI A. (éd.), La mémoire du temps au Moyen Âge, Florence, SISMEL, Editioni del Galluzzo, 2005.
PLUMLEY Y., DI BACCO G. (éd.), Citation, Intertextuality and Memory in the Middle Ages and Renaissance, vol.1-2, Liverpool, Liverpool University Press, 2011-2013.
VAN ANDRINGA W. « Chapitre 6. Gestes de mémoire : rituels et pratiques mémorielles » in VAN ANDRINGA W. (dir.), Archéologie du geste. Rites et pratiques à Pompéi, Paris, Hermann, 2021, p. 131-150.
YATES F., The Art of Memory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1966.
Comité d’organisation :
Julie Bévant, doctorante en littérature française médiévale, UNIGE
Clarisse Reynard, doctorante en philosophie médiévale, UNIGE
Quentin Savary, doctorant en histoire médiévale, UNIGE
Comité scientifique :
Cédric Giraud, professeur ordinaire en latin médiéval, UNIGE
Valentin Braekman, premier assistant en philosophie médiévale, UNIL
Julie Bévant, doctorante en littérature française médiévale, UNIGE
Nadège Parent, doctorante en histoire médiévale, UNINE
Quentin Savary, doctorant en histoire médiévale, UNIGE