Appel à contributions
« Stratégies réalistes dans les littératures de l’imaginaire »
Colloque international, Université de Lausanne, 18-19 avril 2024
organisé par Frédéric Guignard, Dominique Kunz Westerhoff et Aliénor Vauthey
Évoquer la question du réalisme dans le cadre des littératures de l’imaginaire, qui fonctionnent a priori précisément sur une distanciation vis-à-vis de l’expérience du réel, peut sembler paradoxal. Il est vrai que ces littératures, associées à des processus imaginatifs relevant du conjectural ou du merveilleux, tendent à être considérées en opposition aux formes évolutives de la tradition littéraire dite du « réalisme », quasi-hégémonique dans l’espace romanesque occidental depuis le XIXe siècle. Et de fait, l’on a plus volontiers recours pour les appréhender au concept critique de « vraisemblance », basé sur une logique de cohérence interne (Goodman) ou l’établissement d’un pacte de crédulité entre auteurice et lecteurice à partir de vérités partagées plutôt que sur une « exigence de référence propre au vrai » (Gefen). Le principe de vraisemblance sert alors à appréhender ce qui a trait à la lisibilité des textes et à leur potentiel immersif à moindres frais.
Toutefois, il apparaît qu’aborder les littératures de l’imaginaire sous l’angle de la question réaliste permettrait de comprendre qu’elles ne se sont pas tant construites en opposition frontale au protocole réaliste, mais bien en réaction et en parallèle à celui-ci. Par « protocole réaliste », l’on entend ici un faisceau de caractéristiques stylistiques, heuristiques et poétiques prenant source dans la tradition moderne et dépassant la seule question d’une représentation fidèle du réel. Ces caractéristiques incluent, mais ne se limitent pas à : la présence de certaines caractéristiques stylistiques comme l’inflation descriptive ou la « notation insignifiante » (Barthes) ; des entreprises romanesques à visée totalisante, ayant la prétention de véhiculer des « vérités humaines » et de dire quelque chose du monde (Dufour) ; une forme de discours cherchant à dissimuler sa nature discursive (Todorov), pouvant user de techniques de « faire-croire » renvoyant supposément à une vérité vérifiable (Hamon) ; une conscience de l’individu comme inséré dans l’histoire et une attention particulière accordée à celle-ci ; le recours à des sciences telles que la sociologie ou l’anthropologie, ainsi qu’un travail important sur le document (Dufour), exacerbé dans le cadre du tournant documentaire contemporain (Ruffel) et des littératures factographiques (Zenetti).
Dans une perspective historique, l’on pourrait en effet envisager les littératures de l’imaginaire comme des littératures « post-réalistes » (Besson) : elles ne peuvent se comprendre qu’en tant qu’elles viennent après le réalisme tant chronologiquement que dans la mesure où elles reprennent des stratégies narratives empruntées au réalisme, d’où découle qu’on peut en considérer certains mécanismes comme relevant d’une forme de « pseudo-réalisme » (Saint-Gelais). Prise dans une acception plus proche de celle du post-modernisme, l’étiquette « post-réaliste » permettrait également de soustraire la question des stratégies réalistes au sein de ces littératures au critère tout-puissant, dans le paradigme moderne, de l’illusion référentielle. Une telle approche conduirait à déployer une histoire littéraire bien moins partitionnée que prévu, qu’il s’agira d’investiguer. Il conviendra dès lors de ressaisir les trajectoires singulières des genres de l’imaginaire en regard de la tradition réaliste, tantôt modèle, tantôt repoussoir. La trajectoire de la SF nous conduira du didactisme des premiers temps (Verne) aux récupérations de mécanismes conjecturaux par des auteurs de littérature blanche (Houellebecq, Carrère, Le Tellier), en passant par la multiplication des « surfictions » radicalisant le doute ontologique (Dick, Le Guin), le statut ambigu de l’utopie (Vonarburg, Wintrebert) et la radicalité poétique du post-exotisme (Volodine). Celle de la fantasy nous conduira au-delà des veines épiques (Tolkien) et héroïques (Howard, Leiber) des premiers temps, dans laquelle le principe de cohérence interne prime sur les effets de réel, à la mise en avant d’un merveilleux plus minimal et d’une vraisemblance historique (Martin) ou anthropologique (Jaworski, Platteau, Dewdney), voire d’une Histoire revisitée au prisme du merveilleux (Pagel, Del Socorro, Faye, Pevel). Le fantastique, enfin, exerce volontiers son effet de sidération dans un univers de référence réaliste (Day, Fazi) ; pourtant c’est le statut même de la réalité qui est mis en doute, ce qui amène le lecteur à explorer les inconnues de l’imaginaire et à mesurer les limites de son système de référence.
À l’inverse de l’allégorisme qui peut être employé pour miner la vraisemblance romanesque (Lavocat), voire exhiber ostensiblement son artifice afin de déployer une référence métaphorique à notre réalité (Atallah), le label « réaliste » se trouve parfois mobilisé, voire revendiqué, dans les discours d’auteurices de l’imaginaire pour qualifier leur œuvre, en lien avec des considérations esthétiques, mais aussi des questions idéologiques ou politiques. On se demandera ce que ces discours disent des stratégies de légitimation propres aux genres de l’imaginaire et de la position relative des auteurices dans le champ social. On se montrera attentif·ve·s à la dimension pragmatique des textes, à leurs usages critiques, voire à leur implication militante dans les enjeux du réel (Besson, Bouju/Parisot/Pluvinet). Enfin, les formes particulières que prennent ces littératures post-réalistes ne peuvent éluder ni leur héritage occidental, qu’il s’agira de faire dialoguer avec les récits du réalisme magique ou de l’afrofuturisme, ni leur parti pris représentationnel, que l’on pourra situer entre les deux pôles du minimalisme mimétique et de la prétention heuristique, dans des littératures où l’imaginaire ne semble que mieux se déployer quand il se pare de vraisemblance.
Ce colloque visera donc à interroger les phénomènes de perméabilité entre littératures réalistes et littératures de l’imaginaire. Il s’agira de déterminer quels emprunts ces dernières font au protocole réaliste (recours à la documentation, effet de réel, descriptions, prétentions heuristiques, etc.), pour quels usages et avec quels enjeux (vraisemblance, contraste permettant l’émergence du sense of wonder, légitimation, revendications politiques, worldbuilding, etc.), sans perdre de vue la présence d’une tension entre emprunts transgénériques et constitution de littératures de genre possédant leurs conventions propres. Cela mènera en retour à interroger en quoi elles peuvent étendre l’horizon du champ réaliste et lui apporter de nouveaux outils critiques.
Enjeux historiographiques : comment les littératures de l’imaginaire se sont-elles développées et inscrites dans le champ littéraire par rapport au courant réaliste ? En quoi ce rapport a-t-il pu évoluer au fil du temps ? En quoi le fantastique, la science-fiction, la fantasy sont-elles des littératures « post-réalistes » ? Quelle place ont-elles attribué à la valeur d’imagination dans leur constitution en tant que genres ? Dans quelle mesure interrogent-elles le réalisme tel que conçu et commenté par les traditions réalistes et la théorie littéraire ? Comment comprendre leur parcours spécifique relativement à leurs formes matérielles (effets de sérialité, ancrage populaire) ?
Enjeux génériques et poétiques : comment les littératures de l’imaginaire déplacent-elles la question du « réaliste » vers celle du « vraisemblable » ? Dans quelle mesure la vraisemblance constitue-t-elle un enjeu en fonction du genre auquel les œuvres appartiennent ? Comment les conventions spécifiques des sous-genres de l’imaginaire interviennent-elles dans sa mise en œuvre ? Quels emprunts sont-ils faits aux codes de la littérature réaliste, voire du roman historique ? Dans quel but (immersion, sense of wonder, cohérence) ? Quelles sont les marques stylistiques du vraisemblable dans les littératures de l’imaginaire ? Quelles sont les particularités d’une science-fiction ou d’une fantasy se revendiquant comme « réaliste » ?
Enjeux de création et auctoriaux : comment les questions d’imagination et d’inventivité s’articulent-elles à celle du réalisme dans les processus de création ? Dans quelle mesure les auteurices s’appuient-iels sur une documentation historique, anthropologique, scientifique, etc., pour quel usage ? Dans quelle mesure produisent-iels à leur tour une documentation fictive ? Comment les auteurices se situent-iels par rapport à l’étiquette « réaliste » ? En quoi cette étiquette s’associe-t-elle à des enjeux de légitimation des genres de l’imaginaire (érudition, technicité, valeur heuristique) ?
Enjeux pragmatiques : comment les mondes de l’imaginaire s’articulent-ils à des usages pratiques (politiques, idéologiques, sociaux, de genre, environnementaux…) de la littérature, à des discours situés et à des positionnements critiques ou militants ? Quelle est la part du réalisme, ou du non-réalisme, de la fiction dans le faire littéraire en tant que fabrique du réel ? En quoi la stratégie réaliste, ou antiréaliste, interagit-elle avec un pouvoir d’activisme et d’empuissancement de la littérature ?
Ce colloque aura lieu à l’Université de Lausanne et à la Maison d’Ailleurs (Yverdon, Suisse) les 18 et 19 avril 2024. S’il s’adresse avant tout aux chercheuses et chercheurs en littérature dont le corpus touche de près ou de loin à des œuvres non univoquement réalistes, francophones ou d’autres langues, il se propose par ailleurs d’ouvrir cette question à l’analyse d’autres médiums et leurs outils propres. Il fera également dialoguer les spécialistes avec des auteurices de l’imaginaire, confrontant les observations théoriques aux pratiques d’écriture. Vos propositions de contribution titrées (une page maximum), contenant l’amorce de votre problématique, une bibliographie sélective et une bio personnelle, sont à envoyer jusqu’au 31 décembre 2023 à :
dominique.kunzwesterhoff@unil.ch
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Bibliographie
Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], Paris, Gallimard, 1968.
Marc Atallah, « La dystopie, ou À quoi cela peut-il bien servir d’habiter nos utopies », dans Maude Deschênes-Pradet et Christophe Duret (dir.), Habiter les espaces autres de la fiction contemporaine. Utopies, dystopies, hétérotopies, Inframince, 2022.
Anne Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck, 2007.
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Sophie-Valentine Borloz, Charlotte Dufour et Alberto Roncaccia (dir.), Réalisme, réalismes. Études pour une approche interdisciplinaire, Florence, Franco Cesati Editore, 2019.
Yann Boudier, « Quitter la marge » in Mathieu Potte-Bonneville (dir.), Game of Thrones : série noire, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015, p. 73-88.
Emmanuel Bouju, Yolaine Parisot, Charline Pluvinet (dir.), Pouvoir de la littérature. De l’energeia à l’empowerment, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
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