Appel à communications pour le colloque international
La quenouille, la gogane et le Ramsar. Cultures et imaginaires des milieux humides
Angers, 14-16 mai 2024
Au Canada, la quenouille (ou Typha spp.) est une espèce emblématique des rives et des marais qui jouait un rôle symbolique important chez les Premières Nations étant donné qu’elle servait à fabriquer des nattes de cérémonie ; tout en étant menacée par l’expansion rapide d’une plante invasive, le phragmite, elle fait l’objet d’un intérêt grandissant au Québec, à l’instar de nombreuses plantes sauvages, pour ses qualités nutritives et vannières. En Europe, la gogane (Fritillaria meleagris L.), signe saisonnier d’un milieu humide, est une plante endémique européenne bien implantée dans l’ouest de la France, mais qui a connu une régression en plusieurs endroits, même dans cette zone ligérienne qui lui est plutôt favorable. La biodiversité végétale pâtit des traitements réservés aux milieux dans lesquels elle a la possibilité de se développer.
Les milieux humides, où vivent humains, quenouilles, goganes et des milliers d’autres espèces végétales et animales, sont riches et fragiles à la fois. Ils ont fait l’objet d’usages multiples et souvent concurrents, dont la conséquence est aujourd’hui que ces milieux sont les premières victimes des dérèglements globaux de notre planète : c’est là que s’exercent en tout premier lieu l’érosion de la biodiversité ainsi que les perturbations du cycle de l’eau ou les dérèglements biogéochimiques. Étangs, marais, marécages, prairies humides, mares, vasières, tourbières, fagnes, et autres sagnes, ces milieux humides ubiquistes présents sur toute la surface du globe pourraient ainsi prétendre au titre de sentinelles de l’état de notre planète. Souvent négligés, dévalorisés, asséchés ou remblayés, ils ont perdu 54% de leur superficie à travers le monde dans les cent dernières années, et plus de 87% de leurs ressources globales auraient disparu depuis 1700 (Ramsar 2018 ; IPBES 2018). Ils sont pourtant reconnus pour fournir de multiples services écosystémiques à la société, notamment en séquestrant le carbone de l’atmosphère, en préservant la qualité de l’eau, en maintenant les rivages, en régulant le niveau des eaux souterraines, des inondations et de l’humidité du sol et finalement en offrant un habitat aux multiples espèces de ces écosystèmes (Thorslund et al. 2017 ; McCartney et al. 2010 ; Wood et al. 2013 ; Meli et al 2014). De leur survie et du soin qu’on leur porte dépend le devenir des enjeux environnementaux, sociaux et économiques (Langergraber et al. 2020).
La prise de conscience à un niveau international de la nécessité de préserver ces milieux humides a pris, il y a un demi-siècle, la forme d’un traité intergouvernemental, la Convention Ramsar, à laquelle se sont progressivement ralliés cent soixante-douze États membres. Rappelant les « fonctions écologiques fondamentales des zones humides en tant que régulateur du régime des eaux et en tant qu’habitats d’une flore et d’une faune caractéristiques » et la conviction « que les zones humides constituent une ressource de grande valeur économique, culturelle, scientifique et récréative, dont la disparition serait irréparable », la Convention affirmait la nécessité d’une « action internationale coordonnée ». Par l’inscription de certains sites en tant que zones humides d’importance internationale au titre de la Convention de Ramsar, ainsi que par la recherche d’autres labels comme les sites Natura 2000 en Europe, les acteurs politiques s’engagent dans des démarches écologiques au long cours qui nécessitent débats, aménagements et adaptations à toutes les échelles, du plus local à l’international, et dans tous les domaines, de l’agriculture à l’aménagement du territoire, de la protection des écosystèmes aux perceptions culturelles liées à de tels espaces.
Si la gestion des milieux humides est un domaine bien reconnu par les chercheurs de différents domaines (écologues, biologistes, géographes, juristes…), la diversité de leurs perceptions culturelles ne peut plus être envisagée comme un terrain d’étude éloigné de l’action. En témoignent les travaux du Groupe d’Histoire des Zones Humides, convoquant l’histoire, la littérature, les usages et les représentations dans l’appréhension systémique de ces milieux en danger, ainsi que les nombreux dispositifs intersectoriels qui allient recherche interdisciplinaire, arts, associations de protection de la nature et ingénierie écologique. En effet, la démonstration scientifique de l’importance cruciale de ces milieux n’efface pas les préjugés à leur égard (Gobster et al., 2007). Aux manifestations scientifiques traditionnelles se sont ajoutées diverses formes de médiation, comme la pratique des promenades respectueuses de ces milieux fragiles où se mêlent désir de connaissance et quête d’un retour à la nature (Mailhot et al., 2022), ou encore la promotion d’espèces parapluie, dont la préservation est garante de beaucoup d’autres, et/ou d’espèces phares qui favorisent l’adhésion des politiques et du public (Runge et al., 2019). Les dimensions culturelles des milieux humides, lieux de sociabilité majeurs, particulièrement dans les régions sèches, comme l’expriment les poèmes de la région du fleuve Sénégal (Bourlet et al., 2023), fondamentales pour définir des modalités de gestion et aménagement adaptés et efficaces (Wantzen et al., 2016), sont pourtant mal connues et reconnues (Requier-Desjardins et al., 2021), malgré l’inscription d’un objectif spécifique pour leur meilleure prise en compte dans les plans stratégiques 2009-2015 et 2016-2024 de la convention Ramsar (Ramsar 2010 ; 2016).
Ce colloque s’intéressera plus spécifiquement aux végétaux des milieux humides dans un esprit de rencontre entre des cultures et des imaginaires. Il est organisé par l’axe « Cultures du végétal et de l’environnement » (SFR Confluences, Université d’Angers) dans le cadre sa participation au réseau interdisciplinaire ReVE « Reconnecter avec le Végétal et l’Environnement » (UQAM-CRSH). Prolongeant une collaboration de longue date entre l’Université d’Angers et l’UQAM sur l’imaginaire botanique et environnemental, ce colloque convoque l’esprit du programme ReVE : croiser les regards disciplinaires, dialoguer entre sciences et arts, tisser des liens entre recherche et acteurs territoriaux, confronter les représentations culturelles entre Europe, Amériques et Afrique. Après un atelier à Trois Rivières (Canada) en juin 2023 qui a impliqué des chercheurs canadiens et français, le colloque, grâce à l'association de chercheurs brésiliens et travaillant sur de mêmes objets en Afrique, veut étendre la démarche comparatiste entre plusieurs aires d’Europe, des Amériques et d’Afrique.
Le colloque souhaite se tourner vers ces perceptions culturelles, pour mieux mesurer le rôle qu’elles ont joué et qu’elles pourraient à l’avenir avoir dans le rapport que les populations et les individus entretiennent et construisent avec ces milieux. Autour de ces milieux humides, ce qu’on voudrait mettre à jour, c’est tout l’univers culturel et imaginaire qui les a entourés au fil des siècles, univers dont les traces sont pour les unes encore présentes dans la mémoire des hommes mais dont les autres sont parfois oubliées. Tout un arsenal imaginaire habite les zones humides, arsenal dont la particularité est de ne pas se présenter sous un jour immédiatement plaisant, et parfois même fort sombre, ce qui est sans doute partiellement à l’origine de la défiance et des dégradations qu’elles ont subies. Entre les plantes, les humains et les autres animaux, toutes sortes de pratiques ont aussi traversé ces espaces où l’intermittence de l’eau obligeait à s’adapter.
Trois directions pourront être explorées pour les communications qui prendront soin de rester dans les limites posées par la définition des zones humides du Code de l’Environnement français (art. L.211-1) « terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d’eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire, ou dont la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l’année. » :
- Temporalités des zones humides : marquées par des rythmes variés, les milieux humides se métamorphosent selon les saisons, les crues, les inondations, les cycles biogéochimiques. Les végétaux y suivent des cycles phénologiques propres, saisonniers ou pluriannuels, les oiseaux vont et viennent selon les migrations, l’occupation humaine y varie selon les époques. Cette temporalité peut ainsi se mesurer sur des temps courts ou longs, jusqu’à l’échelle géologique.
- Faire avec, faire contre : les fonctions des milieux humides sont diverses. Espaces agricoles, ils servent à l’élevage, à la riziculture, à la silviculture… Ils ont aussi une fonction écologique par la richesse de la biodiversité qu’ils abritent. Dans les pratiques, ces fonctions entrent souvent en conflit et font des zones humides des lieux de débats, de controverses, parfois de conflits et d’occupations, entre préservation et mise en valeur. L’approche interdisciplinaire peut-elle être un moyen de mettre à distance ces conflits potentiels ? Placer le végétal au centre de l’attention permet-il de concilier une pluralité de fonctions ?
- Représenter, raconter, relire les zones humides : les perceptions des zones humides ont varié dans le temps et demeurent non neutres, ce qui est à l’origine d’une diversité dans les représentations. Souvent vus comme des lieux difficiles d’accès ou inhabitables dans les œuvres littéraires, dans les productions artistiques, au cinéma, ils constituent des refuges pour les marginaux, des lieux de résistance ; c’est là que disparaissent les cadavres, que se cachent les criminels, que se terrent les monstres, c’est le domaine des feux-follets, des spectres et autres phénomènes étranges, etc. Il s’agira d’étudier cet imaginaire dont on peut penser qu’il a aussi un impact sur la réflexion des gestionnaires et des politiques. On cherchera non seulement à analyser ces représentations dans différents contextes géographiques, notamment en Europe, aux Amériques et en Afrique, mais aussi à s’interroger sur l’aveuglement face aux plantes des milieux humides, dont la relative absence dans les imaginaires porte à réflexion. Enfin, on se demandera si ces représentations peuvent constituer un dispositif de reconnexion de nos sociétés avec ces espaces souvent dépréciés ou non perçus que sont les milieux humides.
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Pistes bibliographiques :
Bourlet M., Taïbi AN., Lorin M., Leblon A., El Hannani M., Sow A, 2023, Poèmes et paysages de l’eau : tisser, révéler des liens dans la vallée du fleuve Sénégal», Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Espace, Société, Territoire, document 1041.
Gobster P.H., et al, 2007, The shared landscape: what does aesthetics have to do with ecology? », Landscape ecology, vol. 22, no 7, p. 959-972
Langergraber, G., B. Pucher, L. Simperler et al. 2020 «Implementing nature-based solutions for creating a resourceful circular city », Blue-Green Systems, vol. 2, no 1, p. 173-185.
Mailhot A-A., Dubé N., Bouvet R., Lajoie R., 2022, Immersion dans l’univers végétal des milieux humides, 21e carnet de navigation de la Traversée Atelier géopoétique, https://latraverseegeopoetique.com/immersion-dans-lunivers-vegetal-des-milieux-humiades/
McCartney M.P., Rebelo L-M., Senaratna Sellamuttu S., de Silva S. 2010. Wetlands, agriculture and poverty reduction. Colombo, Sri Lanka: International Water Management Institute (IWMI). 39p. (IWMI Research Report 137).
Meli, P., Rey Benayas, J. M., Balvanera, P., and Martínez Ramos, M. (2014). Restoration enhances wetland biodiversity and ecosystem service supply, but results are context-dependent: A meta-analysis. PloS one 9 (4), e93507. doi:10.1371/journal.pone.0093507
Ramsar, 2012. Resolution XI.13. An integrated framework for linking wetland conservation and wise use with poverty eradication, 11th Meeting of Conference of the Parties to the Convention on Wetlands, ‘Wetlands: home and destination’, Bucharest, 6-13 July, Gland.
Ramsar, 2016. 4e Plan stratégique 2016-2021. Convention relative aux zones humides d’importance internationale, particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau, Gland (Suisse), Secrétariat convention de Ramsar.
Ramsar Convention on Wetlands. 2018. Global Wetland Outlook: State of the World’s Wetlands and their Services to People. Ramsar Convention Secretariat, Gland.
Requier-Desjardins M, Chazée L., Khechimi W., Anougmar S., Garrabé M. 2021, Les services écosystémiques culturels rendus par les zones humides protégées en Méditerranée : élaboration d’un indicateur de suivi. Nat. Sci. Soc., 29 4, 423-438.
Thorslund J., Jarsjo J., Jaramillo F., et al, 2017, « Wetlands as large-scale nature-based solutions: Status and challenges for research, engineering and management », Ecological Engineering, vol. 108, p. 489-497.
Wantzen K.M. et al., 2016. River Culture : an eco-social approach to mitigate the biological and cultural diversity crisis in riverscapes. Ecohydrol. Hydrobiol. http://dx.doi.org/10.1016/j.eco- hyd.2015.12.003
Wood A, Dixon A, McCartney M, 2013. Wetland Management and Sustainable Livelihoods in Africa, Earthscan, Routledge, Abingdon, p. 281.
Runge C.A, et al., 2019, Single species conservation as an umbrella for management of landscape threats, PlosOne.
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Les propositions de communications sont à envoyer pour le 31 octobre 2023 conjointement aux cinq adresses suivantes :
bouvet.rachel@uqam.ca ; Francois.Laurent@univ-lemans.fr ; cristiana.pavie@univ-angers.fr ; nucia.taibi@univ-angers.fr ; isabelle.trivisani-moreau@univ-angers.fr
Elles comporteront un titre et ne dépasseront pas 2000 signes (espaces compris). Elles seront accompagnées d’une brève biobibliographie (maximum : 1000 signes espaces compris).