
Expressions littéraires et artistiques de l’anthropo(s)cène
Saint Mary’s University & Dalhousie University (Nouvelle-Écosse, Canada)
Du 17 au 19 octobre 2024
Jean-Christophe Cavallin dit que « tous, un jour ou l’autre, nous entrons dans l’anthropocène parce qu’une crise intime de présence au monde nous ouvre soudain les yeux sur le drame du terrestre et sur l’effort incroyable que nos systèmes de production dépensent pour invisibiliser ce drame et ses conséquences. »[i] Catastrophes climatiques, modifications irréversibles des écosystèmes terrestres, extinctions de masse, appauvrissement des sols, ne sont que quelques-unes des manifestations des crises qui représentent une menace existentielle à la survie de l’espèce humaine.
Quoique contesté dans les premiers temps pour son inaptitude à identifier et définir clairement les facteurs et les acteurs mis en cause (dimension universaliste du terme « anthropos »), le concept anthropocène n’en a pas moins le mérite de signaler une rupture avec l’équilibre géologique qui caractérise l’holocène (époque géologique la plus récente) et d’en attribuer les causes à certaines formes anthropiques d’agir. Face à ces limitations, une constellation d’autres « thèses anthropocéniques » (Quenet, 2017, p. 268), certaines descriptives (le plasticocène, le thermocène, le technocène parmi d’autres), d’autres à caractère plus prescriptif (le chthulucène, l’indigénocène), ont été avancées pour objectiver des formes d’agir anthropiques coupables ou désirables. On pourra trouver chez Phillip Usher (2016), Bonneuil et Fressoz (2013) et Armel Campagne (2017) des listes non-exhaustives de ces concepts qui mettent en lumière des causes historiques mais également des caractéristiques des forces à l’œuvre dans ces bouleversements.
Deux thèses, le Capitalocène (Malm, 2014) et le plantationocène (Haraway, 2014, 2015), ont cependant dominé les débats sans pour autant clore les discussions. Ces deux thèses mettent en cause un ordre mondial configuré et structuré autour d’un programme idéologique axé sur les « trois divinités conjointes » de « l’Efficacité (technique), la Rentabilité (économique) et l’Objectivité (scientifique) » (Latour, 2004, p. 5). Si la thèse du capitalocène – et ses corollaires de l’éconocène (Norgaard, 2013), du phagocène (Bonneuil et Fressoz, 2016) et du growthocene (Chertkovskaya et Paulson, 2016) – pointe du doigt la logique de valorisation capitaliste caractérisée par l’assignation d’une certaine valeur monétaire à des ‘produits’ (humains ou non-humains, vivants ou non-vivants), le plantationocène interroge une gamme plus large de phénomènes liés à des processus d’aliénation, de dépossession et d’extinction de masse (écocides, ethnocides) qui ont accompagné la colonisation des Amériques.
À l’instar de l’engagement littéraire qui avait marqué le début des années 1940, véritable combat pour la condition humaine que Sartre qualifiait de « littérature des situations extrêmes » en réponse à la crise profonde de l’humanisme européen, Cavallin prône « une littérature de l’anthropocène [qui] doit refaire le geste sartrien »[ii] face aux enjeux des menaces qui pèsent aujourd’hui sur les écosystèmes planétaires.
Quand d’aucuns appellent à la création de « nouvelles manières de raconter le monde »[iii], d’autres comme Cavallin appellent à la résurgence de pratiques du récit qui réinstaurent un « entretien symbolique des lieux que nous habitons » et à « cultiver des imaginaires de proximité », de « rapprocher les lieux de culture [...] et la culture des lieux »[iv]. Dans le prolongement de la réflexion de Jean-Paul Engélibert à partir de la question « Comment écrire l’anthropocène? »[v], nous souhaiterions engager les participants dans une réflexion sur la manière dont l’Anthropocène s’invite dans les représentations littéraires et visuelles. Le colloque Expressions littéraires et artistiques de l’Anthropo(s)cène est une invitation à réfléchir collectivement à la façon dont les grandes formes de la littérature – le roman, la poésie et le théâtre –, ainsi que les arts visuels et les arts de la scène intellectualisent et donnent à voir les bouleversements en cours.
On pourra s’intéresser à différentes questions :
- Les modalités suivant lesquelles les arts littéraires et visuels s’ouvrent aux angoisses grandissantes et aux critiques à l’encontre des évolutions de nos sociétés aujourd’hui et sur la manière dont les enjeux sociétaux et planétaires sont problématisés et sont représentés.
- La façon dont certains genres littéraires en particulier, tels que la fiction écologique et la science-fiction, terreaux créatifs naturellement fertiles pour s’interroger sur le présent, négocient ces enjeux. On pourra s’intéresser plus particulièrement à des sous-genres de la science-fiction tels que le futurisme autochtone, le futurisme queer, ou encore l’afrofuturisme.
- La place des affects dans un monde caractérisé par une forte charge anxiogène[vi]. Ces affects peuvent être liés à des positions sociales, à des idéologies, à des individus ou à des collectifs, à des modes d’action et avoir un rôle moteur ou inhibiteur dans le cadre du récit.
- L’émergence de nouvelles topologies relevant de la mise en relation d’objets ou d’événements de différentes réalités – du vivant et du non-vivant, de l’humain et du non-humain – à différentes échelles temporelles et/ou spatiales (Bourriaud, 2021). On pourra s’intéresser entre autres à des formes particulières de collaboration.
- De nouvelles formes narratives d’objectivation du monde intégrant des pratiques d’enquête faisant intervenir une multiplicité de discours (scientifique, journalistique…) (Demanze, 2019).
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Nous invitons les chercheur.es intéressé.es à nous envoyer leur proposition de communication qui pourra traiter de problématiques variées basées sur des analyses d’œuvres singulières ou des études comparatives. Nous souhaitons encourager particulièrement les jeunes chercheur.es à participer à cette réflexion collective.
Les propositions de communication devront être rédigées en français et seront accompagnées d’une biobibliographie. Elles seront à envoyer au plus tard le 01 décembre 2023 à Jean-Jacques Defert (jean-jacques.defert@smu.ca) et à Sophie Beaulé (Sophie.Beaule@smu.ca).
Le colloque se tiendra en personne (à moins que des mesures sanitaires nous en empêchent). Les personnes ayant soumis une proposition de communication recevront un message du comité scientifique d’évaluation avant le 31 décembre 2023 les informant de leur décision. De plus amples informations vous seront données ultérieurement concernant les frais d’inscription au colloque et les aides financières éventuelles à la participation des jeunes chercheur.es.
Membres du comité d’organisation du colloque :
- Sophie Beaulé (Saint Mary’s University)
- Christina Brassard (Dalhousie University)
- Jean-Jacques Defert (Saint Mary’s University)
- Annick MacAskill (Saint Mary’s University)
- Larry Steele (Mount Saint Vincent University)
- Juliette Valcke (Mount Saint Vincent University)
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Site Web : https://www.smu.ca/anthroposcene2024/
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Bibliographie sommaire :
Anderson, Eric Gary, and Benson Taylor, Melanie, “Letting the Other Story Go: The Native South in and beyond the Anthropocene”, Native South, vol. 12, 2019, p. 74-98.
Bonneuil, Christophe, Fressoz, Jean-Baptiste, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll. « Anthropocène », 2013.
Bourriaud, Nicolas, Inclusions esthétiques du Capitalocène, Paris, PUF, Collection « Perspectives critiques », 2021.
------ L’esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001.
Caillet, Aline, L’art de l’enquête : savoirs pratiques et sciences sociales, Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, 2019.
------ Quelle critique artiste?, Paris, L’Harmattan, 2008.
Campagne, Armel, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, éditions Divergences, 2017.
Carrière, Marie, Mathis-Moser, Ursula, Dobson, Kit (eds.), All the Feels. Affect and Writing In Canada / Tous les sens. Affect et écriture au Canada, University of Alberta Press, 2021.
Cavallin, Jean-Christophe, Nature, berce-le. Culture et trauma, Paris, Éditions José Corti, 2022.
------ Valet noir. Vers une écologie du récit, Paris, José Corti, 2021.
Chertkovskaya E., Paulsson A. ‘The Growthocene: Thinking through What Degrowth is Criticising’, ENTITLE (European political ecology network) blog, 19 février 2016, http://entitleblog.org/2016/02/19/the-growthocene-thinking-through-what-degrowth-is-criticising
Davis, Heather and Todd, Zoe, “On the importance of a date, or, decolonizing the anthropocene”, ACME: An International Journal for Critical Geographies, 16(4), 2017, p. 761-780.
Dillon, Grace, Walking the Clouds. An Anthology of Indigenous Science Fiction, The University of Arizona Press, 2012.
Demanze, Laurent, Un Nouvel âge de l’enquête. Portraits de l'écrivain contemporain en enquêteur. Paris, J. Corti, 2019.
Écopoétique pour des temps extrêmes, Jean-Christophe Cavallin et Alain Romestaing (Dirs.), Fabula, 2021.
Haraway, Donna, “Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene: Making Kin”, Environmental Humanities 6, no. 1, 2015, p. 159-165.
Lewis, Simon et Mark Maslin, “Defining the Anthropocene”, Nature, 519, no. 7542, mars 2015, p. 171-180.
Malm, Andreas, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Éditions La Fabrique, 2017 [2016].
Norgaard, Richard, « The Church of Economism and Its Discontents », Great Transition Initiative, décembre 2015, The Church of Economism and Its Discontents (greattransition.org)
Quenet, Grégory « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017, p. 267-299. https://www.cairn.info/revue-annales-2017-2-page-267.htm
Todd, Zoe, « Indigenizing the Anthropocene », dans Heather Davis et Étienne Turpin (dir.), Art in the Anthropocene. Encounters among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, Open Humanities Press, 2015, p. 241-255.
Usher, Phillip John, “Untranslating the Anthropocene”, Diacritics, Volume 44, n. 3, 2016, p. 56-77.
Whyte, Kyle, « Indigenous Climate Change Studies: Indigenizing Futures, Decolonizing the Anthropocene », English Language Notes, 55 (1-2), 2017, p. 153-162.
Whyte, Kyle, « Indigenous Science (Fiction) for the Anthropocene: Ancestral Dystopias and Fantasies of Climate Crises », Environment & Planning E: Nature and Space, 1 (1-2), 2018, p. 224-242.
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[i] « Quelles histoires faut-il (encore) se raconter? », Entrevue de Jean-Christophe Cavallin dans le magazine culturel belge Pointculture le 01 février 2022. https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/ecologie-du-recit-jean-christophe-cavallin/
[ii] Cavallin, Jean-Christophe, « L’Extrême Littérature : Récits pour l’anthropocène », Ecocritik, 20 août 2018. https://diacritik.com/2018/08/20/lextreme-litterature-recits-pour-lanthropocene-1/
[iii] Olga Tokarczuk, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 2018, a appelé à inventer de « nouvelles manières de raconter le monde » pour remédier aux défis auxquels est confrontée l’espèce humaine qui, selon elle, n’a encore inventé ni les récits de son futurs, ni ceux du monde concret dans lequel elle vit. https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2018/tokarczuk/lecture/
[iv] « Quelles histoires faut-il (encore) se raconter? », Entrevue de Jean-Christophe Cavallin dans le magazine culturel belge Pointculture le 01 février 2022.
[v] Article de Jean-Paul Engélibert dans le quotidien Analyse opinion Critique (AOC), le 26 septembre 2022. https://aoc.media/opinion/2022/09/25/comment-ecrire-lanthropocene/
[vi] Nous renvoyons ici à l’ouvrage édité par Marie Carrière, Ursula Mathis-Moser et Kit Dobson (Eds.) All the Feels. Affect and Writing in Canada / Tous les sens. Affect et écriture au Canada, Edmonton, University of Alberta Press, 2020.