Incapacité, incapacités au XIXe siècle
Les Doctoriales de la Société des Études Romantiques et Dix-neuviémistes sont ouvertes à tous.tes les doctorant.e.s et jeunes docteurs dont les recherches portent sur la littérature du XIXe siècle, en France et à l’étranger. En collaboration étroite avec les activités de la SERD, les Doctoriales de la SERD participent à l’organisation de l’Atelier du XIXe siècle. Les Doctoriales de la SERD mènent également un projet de recherche indépendant, qui donne lieu à des publications en ligne ainsi qu’à l’organisation d’un colloque. Pour s’inscrire sur la liste de diffusion : contact.doctoriales.serd@gmail.com
Le séminaire a pour vocation de donner la parole aux jeunes chercheurs et chercheuses. Le séminaire est organisé autour d’un thème choisi pour deux ans mais porte également sur des questions d’ordre méthodologique. Il a lieu une fois par mois, le samedi matin de 10h à 13h pour des communications de 20 à 30 minutes, à la Bibliothèque Jacques-Seebacher, à l’Université Paris Cité.
Nous invitons tout.e jeune chercheur.se dix-neuviémiste (en littérature française et comparée, histoire, histoire de l’art, etc.) à proposer des thèmes de séances ou des communications en rapport avec cet argumentaire, pour l’année universitaire 2023-2024 (la première séance de ce cycle de séminaires aura lieu à l’automne). Vous pouvez nous soumettre vos propositions, d’une longueur maximale de 300 mots, à l’adresse suivante : contact.doctoriales.serd@gmail.com jusqu’au 15 septembre 2023. Elles seront complétées par une notice bio-bibliographique indiquant notamment le laboratoire et l’université de rattachement.
Le séminaire des Doctoriales de la SERD revient pour sa deuxième année sur les incapacités au XIXe siècle. Après avoir abordé le cas de l’artiste-créateur et de l’artiste-amateur, l’incapacité devient emblématique des personnages romanesques en proie aux questionnements identitaires, qu’ils soient sexuels et/ou genrés. Elle s’avère également présente au cœur des perspectives socio-historiques, partagées entre ruptures et continuités politiques[1].
« M. du Châtelet possédait toutes les incapacités exigées par sa place. »
Balzac, Illusions perdues.
L’incapacité désigne avant tout un manque, un défaut, le versant négatif d’une situation par rapport à son potentiel positif. Est dans l’incapacité celui ou celle qui n’a pas les qualités, les aptitudes requises pour une activité, un état, une fonction, qui est dans l’impossibilité de faire quelque chose. C’est principalement et originellement dans le domaine juridique que le terme se voit défini comme « le défaut des qualités légales requises pour l’exercice de certains droits ou l’accomplissement de certains actes ». L’incapacité juridique peut d’ailleurs être absolue ou relative, civile ou politique et recouvre donc un spectre varié de situations qui nécessitent d’envisager le terme au pluriel pour le saisir dans sa globalité. Synonyme d’inaptitude, d’incompétence, d’impossibilité, d’invalidité, d’insuffisance, d’impotence, d’infirmité ou de minorité, l’incapacité est également à mettre en relation avec ses antonymes tels que capacité, habileté, compétence ou faculté. L’incapacité peut se rapprocher de l’impuissance à la différence près que là où l’impuissance, privation de pouvoir, apparaît comme absolue, l’incapacité est davantage relative, à lier à une aptitude, une compétence qui pourrait être acquise. De plus, envisagée principalement dans sa dimension sexuelle, l’impuissance se distingue de l’incapacité, qui apparaît davantage sur les plans juridique, social et politique. L’impuissance, jugée créatrice[2], invite cependant à questionner le partage de ce même potentiel créateur de l’incapacité.
Le cas des femmes, placées sous l’autorité légale et financière d’un père ou d’un mari, considérées comme hystériques, frigides ou nymphomanes, jugées incapables de créer (et condamnées à procréer) ou de maîtriser leurs émotions, montre que l’incapacité touche tous les aspects de la vie individuelle et collective. Aussi proposons-nous quelques pistes de réflexion :
- Politique et juridique
Au XIXe siècle, les révolutions successives ont débouté un pouvoir politique jugé incapable de gouverner, et ce dès la Révolution française qui fit de Louis XVI un incapable face aux prérogatives du royaume. Dans un contexte troublé, les révolutions politiques n’entraînent pas seulement une destitution du pouvoir en place ; elles confortent également la répétition d'un discours sur l’incapacité politique (entendue comme inaction) que le roman représente diversement selon les époques et les courants, de Flaubert à Zola. Au carrefour du politique et du judiciaire, on pourra étudier le cas de l’incapacité électorale, qui frappe les citoyens à la suite d’un délit ou d’un crime. On s’intéressera aussi, plus largement, à l’incapacité juridique que le droit français définit comme l’impossibilité pour un individu d'exercer ses droits et ses obligations par lui-même, qu’il n’en soit pas capable (l’enfant), qu’il n’en soit plus capable (les personnes sous tutelle, les marginaux) – les stratégies de contrôle des institutions pour enfermer ces incapables étant mises en lumière par Michel Foucault dans Surveiller et punir. La représentation des minorités semble féconde pour dresser les contours de l’incapacité au sens juridique et politique.
Indissociable de la représentation des sexes, la question de l’incapacité semble prioritairement toucher le statut des femmes reléguées au rang d’épouse par le Code civil de 1804. Ce dernier leur interdit de participer à la vie politique et les prive de divorce, avant que celui-ci soit rétabli en 1884. Dans cet étroit carcan du mariage, elles semblent incapables de s'extraire de leur condition, et le roman des femmes devient le lieu où représenter diverses tentatives – plus ou moins heureuses – pour y parvenir. Dans cette perspective pourront être étudiés les récits dénonçant cette incapacité juridique comme ceux de Claire de Duras (Ourika, 1823) ou George Sand (Lélia, 1833 ; Gabriel, 1839). En regard de ces représentations il convient de placer celles qui destituent l’homme de son piédestal, tantôt le jugeant incapable juridiquement de disposer de son argent (L’Interdiction de Balzac), tantôt le rabaissant à une fonction d'objet (les romans de Rachilde ou de Colette). Enfin, l’incapacité juridique des femmes touche le domaine de la création littéraire et artistique. Jugées incapables de créer, certaines figures telles Germaine de Staël, George Sand, Malvina Blanchecotte entonnent alors un discours frondeur, propre à neutraliser la misogynie ambiante.
- Social et anthropologique
L’incapacité au sens social recouvre un vaste spectre de situations. Des mineurs aux femmes, en passant par les personnes atteintes de maladie mentale ou en situation de handicap, sans oublier les délinquants (actifs ou ayant purgé leur peine, qu’on pense à la figure de l’ancien bagnard qui reste stigmatisé par la marque qu’il porte sur son corps), les invalides et les « débris de l’empire », de nombreux individus sont privés de leur capacité d’agir dans la société et se trouvent donc marginalisés. La littérature entend donner voix à des personnages issus de ces sphères, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle avec des romans comme Les Misérables (1862) ou Germinie Lacerteux (1865) et sa préface dans laquelle les Goncourt affirment leur volonté de faire entrer « les basses classes » dans le roman. Plus récemment, le champ d’études anglo-saxonnes des « Disability Studies[3] » jette un éclairage nouveau sur le droit des personnes en situation de handicap, tandis que les travaux de l’historien aveugle Augustin Thierry (1795-1856) sont disponibles en ligne[4] et invitent à repenser l’écriture de l’histoire.
Mais un discours fait aussi entendre les voix de personnages issus de la bourgeoisie ou de l’aristocratie qui se trouvent incapables d’agir, soit parce que velléitaires, à la manière de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale (1869), soit parce que le siècle ne leur donne plus la capacité d’agir, à la façon des personnages en proie au mal du siècle dans les oeuvres de la première moitié du XIXe. L’incapacité sociale n’est donc pas seulement le fait d’une privation juridique de moyens d’agir, elle peut aussi être envisagée comme le résultat d’un environnement, d’une époque, d’un penchant, qui rendent difficile l’action.
- Philosophique
Sur le plan philosophique, le sujet romantique, « animal malade par excellence » (F. Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 13), devient à la fois l’objet de sa propre pensée ainsi que le support de réalités infinies. L’archétype du héros incapable a recours à son imagination créatrice qui donne naissance à un parfait alter-ego, sur lequel il projette ses désirs et ses fantasmes impossibles, tel Des Esseintes se vautrant dans la peinture de Gustave Moreau (Huysmans, À Rebours, V). Cependant, il est confronté au dépassement de soi, à une forme d’incapacité inhérente à sa conscience pensante en quête de puissance et de maîtrise de soi. La réaction face à cette souffrance culpabilisatrice est une insatisfaction permanente, une irritabilité et une incapacité à affronter cette même souffrance qui nie la vie. Dès lors, l’incapacité du sujet romantique se transforme en exaltation irrationnelle du réel qui est réduit à une apparition vouée à disparaître et à sombrer dans le nihilisme. Parallèlement, sur le plan éthique, il essaie de combler son incapacité en se tournant vers autrui qui est censé satisfaire un manque impossible à combler de part ses attentes irréalisables. Cela le met dans un état de dépendance faillible, à l’instar de Pierre Gringoire, à la fin de Notre-Dame de Paris (XI, I), dans l’irrésolution de sauver soit la chèvre, soit Esmeralda. À cette aune-là, l’incapacité devient un appel humanisant, inscrit dans le but d’instaurer une responsabilité sociale et politique, établissant une phénoménologie de « l’homme capable » (P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance).
Dans une perspective de philosophie politique, la question des réformateurs sociaux pourrait constituer un terrain d’étude très intéressant par rapport à la question de l’incapacité, antonyme d’un des mots-clef du saint-simonisme (« à chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres »).
- Médical et sexuel
Dès le début du XIXe siècle, la médecine se met au défi d’apporter une réponse au mystère du corps et à l’opacité de la chair, non plus seulement en l’observant, mais en le sondant, le pénétrant et l’explorant. Les corps malades, mutilés ou handicapés fascinent. Ainsi voit-on apparaître, dans la fiction, des personnages aveugles (Michel Strogoff dans le roman éponyme (1876) de Jules Verne, par exemple) ou sourds (pensons au père Bricolin dans Le Meunier d’Angibault (1845) ou au père Brulet dans Les Maîtres Sonneurs (1853) de George Sand). Les travaux sur la démence et l’hystérie féminine participent par ailleurs à la diffusion d’idées reçues sur l’incapacité congénitale des femmes à maîtriser leurs propres émotions, angoisses et pulsions. Sur le plan sexuel, la notion d’incapacité réapparaît a contrario à travers les questions de la frigidité et de l’impuissance qui structurent les imaginaires et les impératifs liés à la féminité et à la virilité au XIXe siècle. Dans « Le Rideau cramoisi » (Les Diaboliques, 1874), l’attitude soldatesque du vicomte de Brassard est quelque peu problématisée par le soupçon d’impuissance physique qui plane sur lui. Sand, quant à elle, dépeint le corps inopérant de Lélia (1833), en proie à une souffrance « froide, pâle, paralytique » qui l’empêche de réaliser pleinement les attentes liées à sa condition de femme.
- Poétique et esthétique
Sur le plan poétique, la conception romantique de l’artiste génial et inspiré s’est accompagnée de son envers : la figure de l’artiste incapable de créer. Que ce soit dans des écrits intimes ou dans ses œuvres, de Balzac aux frères Goncourt en passant par Flaubert, l’artiste – écrivain, peintre, sculpteur ou musicien –, est représenté en proie aux affres de la création ou incapable de réaliser le chef-d’œuvre auquel il aspire ; il se rapproche alors de l’impuissant au sens sexuel, image répandue qui contribue à exclure la femme de la sphère créatrice, en dépit même de la forme épicène du nom artiste. Au-delà de l’artiste, c’est le héros lui-même, parfois perçu comme son double, qui devient incapable de passer à l’action dans la seconde moitié du siècle, de Frédéric Moreau à Des Esseintes. Sur le plan esthétique, l’on pourra s’interroger sur la réception des œuvres par le public et sa capacité à les comprendre et les apprécier : cela peut aller de Stendhal, qui, dans les marges du Rouge et le Noir (1830), déplore l’impossibilité de toute comédie dans un siècle bourgeois et rongé par l’Ennui, à la réception différée d’un poète comme Mallarmé qui ne commence à être apprécié qu’au XXe siècle. À une échelle plus globale, on pourra s’intéresser aux limites que la mimésis semble avoir atteintes puis dépassées au XIXe siècle, ce qui se manifeste par des réflexions critiques sur le style, des recherches d’innovation, ou encore des tentatives de collaboration entre les arts, comme l’alliance de la plume et du crayon dans la caricature, trouvant son aboutissement dans le livre illustré. Dans une perspective comparatiste, on pourra s’intéresser aux différentes postures et représentations des écrivains européens, en s’appuyant sur les textes de Leopardi ou de Keats.
Bibliographie
BENOÎT, Eric & SFAXI, Hafedh (dir.), Impuissance(s) de la littérature ?, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011.
BENOÎT, Éric (dir.). Apories, paradoxes et autocontradictions : La littérature de l’impossible, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013.
BOURGET, Paul, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1883 et 1885.
BRISSETTE, Pascal, La Malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005.
CABANÈS, Jean-Louis, Le Négatif. Essai sur la représentation littéraire au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2011.
DOLFI, Anna (dir.), Malinconia, Malattia malinconica e letteratura moderna, Rome, Bulzoni, 1991.
DUFOUR, Philippe, Flaubert ou la prose du silence, Paris, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1997.
FEUILLEBOIS, Victoire, « “Deformity is daring” Le stigmate physique à l’épreuve de la scène dans Le Difforme transformé (1824) de Byron », Feuillebois-Pierunek, Ève et Ben Lagha, Zaïneb (dir.), Étrangeté de l’autre, singularité du moi. Les figures du marginal dans la littérature, Classique Garnier, 2015, pp. 459-475.
JONARD, Norbert, L’Ennui dans la littérature européenne des origines à l’aube du XXe siècle, Paris, Champion, 1998.
PLANTÉ, Christine, La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, PU de Lyon, 2015.
ROUSSEL, Céline & VENNETIER Soline (dir.), Discours et représentations du handicap. Perspectives culturelles, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2019.
TORTONESE, Paolo, « L’artiste sans oeuvre », conférence du 25 mars 2011 au musée d’Orsay : https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/evenements/approches-sociologiques-de-lart-au-xixe-siecle-ii?tx_ttnews[backPid]=221&cHash=e5beee6327
WALLER, Margaret, The Male Malady. Fictions of Impotence in the French Romantic Novel, New Brunswick, Rutgers University Press, 1993.
[1] Durant la première année de notre séminaire, ces approches variées ont donné lieu à plusieurs études sur différents auteures et auteurs du XIXe siècle. Sans reprendre le programme, nous les mentionnons ci-après, à titre purement indicatif : Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Ivan Tourgueniev, Yu Dafu, Paul Bourget, les frères Goncourt, Victor Hugo, Eugène Sue et George Sand.
[2] Éric Benoît, Hafedh Sfaxi (dir.), Impuissance(s) de la littérature ?, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011.
[3] Céline Roussel, Soline Vennetier (dir.), Discours et représentations du handicap. Perspectives culturelles, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2019.
[4] Voir les archives disponibles en cliquant sur le lien suivant : https://archat.irht.cnrs.fr/