Rire en régime contemporain
Fixxion n° 29, sous la dir. de Denis Saint-Amand et Alain Vaillant
À l’occasion du 5189e post de L’autofictif, le 29 octobre 2022, Éric Chevillard formule l’observation suivante : « N’est-il pas étonnant que le jury Nobel ait choisi de récompenser ces dernières années trois écrivains français complètement dépourvus d’humour ? Le Clézio, Modiano, Ernaux… pas un rire dans ces dizaines de milliers de pages. Or existe-t-il un seul grand écrivain qui n’ait inventé aussi sa forme d’humour ? Je laisse la question ouverte (mais je ferme un œil). » Dix ans plus tôt, le 26 octobre 2012, chroniquant Joyeux Noël d’Alexandre Jardin pour Le Monde des Livres, le même Chevillard dénombrait les lourdeurs du roman, et avançait que son auteur « est notre plus grand génie comique et sans doute ne le sait-il pas ». L’écrivain, qui s’est lui-même souvent exprimé sur son rapport à l’humour, définit de la sorte un Enfer personnel réunissant les livres trop sérieux, qui n’offrent aucune prise comique, et ceux qui prêtent à rire malgré eux. Posées dans le domaine littéraire, les questions voisines du rire et de l’humour ont longtemps été nimbées d’une certaine illégitimité : on les saisit parfois de biais, à travers la prise satirique (Saint-Amand et Vrydaghs, 2021), celle de l’intertextualité (Aron, 2008), celle de l’ironie (Alexandre et Schoentjes, 2013) ou, plus ponctuellement, celle de l’incongruité (Jourde, 1999), mais elles sont sans doute moins envisagées de façon frontale. C’est que le rire, tout en étant considéré comme le propre de l’homme, fait signe vers l’animalité, l’instinct, et donne à voir l’incontrôlabilité du corps (Vaillant, 2016). Ces derniers temps, le rire semble toutefois s’être doté d’une certaine légitimité dont témoignent les publications, expositions et autres colloques consacrés à son vaste empire. Ce changement de regard procéderait de deux réalités a priori contradictoires : d’une part, l’essor, en France, d’un point de vue inspiré par les cultural studies, moins nettement élitaire qu’attentif aux productions culturelles de tous bords ; d’autre part, la respectabilité conquise progressivement par une culture comique cruciale dans l’histoire de la civilisation occidentale (respectabilité à laquelle ont, malgré eux, contribué les auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, transformant sans le vouloir le rire en manière de tradition cohésive) (Letourneux et Vaillant, 2021). La 29e livraison de la Revue critique de fixxion française contemporaine portera sur le rire en régime contemporain. Sans vouloir trop cloisonner la réflexion, nous proposons trois axes comme autant de pistes à explorer :
1) Formes, mécanismes et fonctions : Quelle place la littérature francophone contemporaine accorde-t-elle au rire ? Comment celui-ci trouve-t-il à se concrétiser ? Quels procédés et dispositifs sont mis à son service et permettent de l’activer ? Comment la fiction littéraire joue-t-elle avec les clichés et les tabous de son époque ? Le rire n’a-t-il de sens qu’en tant que vecteur de questionnements fondamentaux (sur les rôles et logiques du roman ou, plus largement encore, sur les fonctions de la littérature) ou constitue-t-il parfois un enjeu spécifique ? Quelles couleurs (Noguez, 1996) et quels modes le rire adopte-t-il dans la fiction ? Si le rire est une réaction physiologique, comment définir les genres et classes de textes qui s’en réclament ?
2) Auteurs, autrices et espaces : quels auteurs et autrices mettent le rire au centre de leur pratique littéraire ? Est-il si vrai, au fond, que Le Clézio, Modiano et Ernaux sont dépourvus d’humour ? Si le rire de Houellebecq se retient en un sourire faussement naïf et sardonique (Vaillant, 2017) et que celui de Toussaint joue de l’autodérision et de la fausse anecdote (Demoulin, 2012) que dire de ceux, respectifs, de Nathalie Quintane, d’Antoine Volodine, d’Ousmane Diarra, d’Alain Mabanckou et de Guillaume Lebrun ? Comment un rire féministe riposte-t-il aujourd’hui chez Chloé Delaume, Wendy Delorme, Virginie Despentes ou Alice Zeniter au rire misogyne ? Quelles variations en termes de rire peut-on observer dans l’espace littéraire francophone ? Comment articuler les singularités comiques de David Turgeon, Catherine Lalonde et Mathieu Arsenault aux caractéristiques globales d’un rire québécois ? Comment un éditeur comme l’Arbre vengeur fait-il du rire l’un de ses domaines de spécialité ? Peut-on envisager, de Cyrille Martinez à Jean-Charles Massera, de Noémi Lefebvre à Frédéric Ciriez, et d’Anne-James Chaton à Gaëlle Obiégly, un rire typique des éditions Verticales ? Comment le rire s’inscrit-il dans l’important contingent de littératures qui se développent aujourd’hui hors du livre ?
3) Théories appliquées et fictions du rire : auteur d’un essai sur l’incongru en littérature, Pierre Jourde est aussi un romancier qui, de La Cantatrice avariée au Voyage du canapé-lit, accorde une place particulière à l’incongruité. Fabrice Erre, qui a composé une étude sur la caricature au XIXe siècle (Le Règne de la poire, 2011), est un dessinateur enclin à la satire. François Caradec, spécialiste d’Alphonse Allais et du rire fin de siècle, a narré les aventures de Monsieur Tristecon dans un roman republié récemment. D’autres, de Chevillard à Romain Puértolas, de Fabcaro à Yves Pagès, sont fréquemment invités, dans des entretiens, à commenter la dimension comique de leur production. Comment leur théorie du rire s’articule-t-elle à leur pratique ? Comment le passage de l’une à l’autre s’effectue-t-il ? Comment les questions liées aux effets de domination du rire se trouvent-elles prolongées dans la fiction ? En plus d’être provoqué par la fiction, le rire est lui-même susceptible d’être raconté : comment les groupes d’amis rient-ils dans Les Martagons de Dominique Noguez, Éloge des bâtards d’Olivia Rosenthal ou Fief de David Lopez ? Comment les effets discriminants du rire, longtemps ignorés, sont-ils désormais interrogés par la fiction ? Peut-on saisir certains chronotopes drolatiques ? Quels sont les personnages emblématiques d’un rire contemporain ?
Les propositions de contribution doivent être envoyées à l’adresse fixxion21@gmail.com pour le 1er décembre 2023, la première version des textes sera attendue pour le 15 juin 2024.
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Éléments bibliographiques
Didier Alexandre et Pierre Schoentjes (dir.), L’ironie : formes et enjeux d’une écriture contemporaine, Classiques Garnier, 2013
Paul Aron, Histoire du pastiche, PUF, 2008
Pierre Bayard, Le Hors-sujet, Minuit, 1996
Anne Chamayou, Alastair Duncan (dir.), Le Rire européen, P.U. de Perpignan, 2010
Simon Critchley, De l’humour, trad. N. Pinet, Kimé, 2014
Laurent Demoulin, « La fougère dans le frigo », dans Marc Dambre et Bruno Blanckeman (dir.), Romanciers minimalistes 1979-2003, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 81-92
Violaine Houdart-Merot (dir.), Rires en francophonie, Encrage, CRTF, 2014
Terry Eagleton, Humour, Yale University Press, 2019
Robert Escarpit, L’Humour, P.U.F., « Que sais-je ? », 1960
Denise Jardon, Du comique dans le texte littéraire, Duculot, 1988
Pierre Jourde, Empailler le toréador. L’incongru dans la littérature française de Charles Nodier à Eric Chevillard, Corti, 1999
Matthieu Letourneux et Alain Vaillant (dir.), L’Empire du rire, XIXe-XXIe siècle, CNRS éditions, 2021
John Morreal (éd.), The Philosophy of Laughter and Humour, Suny, 1987
Jean-Marc Moura, Le Sens littéraire de l’humour, PUF, 2010
Dominique Noguez, L’Arc-en-ciel des humours, Hatier, 1996
Robert R. Provine, Laughter. A Scientific Investigation, Penguin Books, 2001
Nelly Quemener, Le Pouvoir de l’humour. Politiques des représentations dans les médias en France, Armand Colin, 2021
Denis Saint-Amand, Le Style potache, La Baconnière, 2019
Denis Saint-Amand et David Vrydaghs (dir.), Railler aux éclats. La veine satirique de la littérature française contemporaine, PUR, 2021
Daniel Sangsue, La Relation parodique, Corti, 2007
Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Seuil, « Points essais », 2001
Alain Vaillant, La Civilisation du rire, CNRS éditions, 2016
Alain Vaillant, « Michel Houellebecq, génie du comique absolu », dans Agathe Novak-Lechevalier (dir.), Houellebecq, édition de l’Herne, « Cahiers de l’Herne », 2017, p. 373-378.