Créer ensemble. Collaborations au long cours dans le cinéma et les arts de la scène (revue Double Jeu, n° 21)
Créer ensemble. Collaborations au long cours dans le cinéma et les arts de la scène
(revue Double Jeu, n°21)
Numéro dirigé par Thomas Horeau, Raphaël Jaudon
La revue Double Jeu lance un appel à contribution pour un numéro thématique intitulé « Créer ensemble. Collaborations au long cours dans le cinéma et les arts de la scène ». Nous proposons d’analyser le fonctionnement, les enjeux et les productions des pratiques collaboratives pérennes, soit de penser la collaboration en tandem comme un processus qui produit à terme des effets qu’il s’agira de mettre en lumière. Plusieurs axes de réflexions sont suggérés : les articles pourront ainsi investir des questions de méthodologie (construction de l’objet d’étude, usage des sources), de génétique (au plus près des expériences et pratiques de la création collective), de sociologie des arts, d’esthétique, ou encore des questionnements idéologiques et politiques sur la dimension collective du travail artistique.
Argumentaire
De nos jours, au théâtre comme au cinéma, le travail créateur est rythmé par la logique de projet. Cette logique suppose des coopérations circonscrites dans le temps. Artistes, techniciens et administrateurs se côtoient et collaborent de manière éphémère, gravitant généralement autour de la réalisatrice ou du réalisateur, de la metteuse en scène ou du metteur en scène, figures centrales du processus créateur et signataires de l’œuvre achevée. Enjoints à développer leur réseau professionnel et à multiplier les collaborations pour faire face à la précarité et à l’incertitude inhérente à leur carrière artistique1, les acteurs de ces milieux se voient engagés dans une forme de nomadisme relationnel. Partenariats, prestations, missions d’intermittence, réseaux professionnels, travail en équipe, etc. : telles sont les expressions qui se sont imposées dans le quotidien des actrices et acteurs de la culture. Cependant, de telles formules ne rendent pas toujours justice à la qualité et à la nature des relations qui se tissent dans un travail de création artistique. En effet, dans ce contexte marqué par l’intensité et le court terme, s’inventent aussi des relations stables parvenant à s’installer dans la durée, à transcender les échéances institutionnelles et à enfanter des démarches qui font la part belle à l’amitié, aux échanges prolongés, aux réflexions mûries, aux partages de compétences et d’incompétences et donnent lieu à des œuvres créées à deux.
La figure du tandem occupe une belle place dans l’histoire et la mythologie des arts du spectacle, mais son étude se limite généralement aux couples metteuse ou metteur en scène/actrice ou acteur, réalisatrice ou réalisateur/productrice ou producteur, et metteuse ou metteur en scène/autrice ou auteur. Les autres corps de métiers comme les scénographes, dramaturges, éclairagistes, compositeurs et compositrices, sont moins représentés. Ce fait qui illustre sans doute la persistance de hiérarchies inscrites dans les institutions, la presse et le monde académique et mériterait à ce titre d’être interrogé, cache mal l’importance que les créatrices et les créateurs – ceux à qui la société et les « mondes de l’art », pour paraphraser Becker2, attribuent le titre honorifique d’artiste – accordent à ces partenaires de l’ombre. Car, au-delà de leurs contributions techniques, ces personnes jouent souvent un rôle important dans la gestation même de l’œuvre. Un rôle qui devient d’ailleurs essentiel lorsque le temps est pris d’élaborer non pas une œuvre isolée, mais une démarche artistique qui se déploie dans le temps, évolue et fait in fine la marque de fabrique du signataire : une esthétique singulière qui teinte l’œuvre d’une vie ou d’une période (même si, en l’occurrence, l’évocation d’une singularité occulte justement le travail de co-construction réalisé en amont).
Si la figure de l’égérie, ou la complicité entre une metteuse ou un metteur en scène et une autrice ou un auteur, ou entre un ou une cinéaste et son ou sa scénariste, entrent dans ces cas de figure, on s’attachera également aux relations moins visibles sur la scène et à l’écran. Celles qui unissent par exemple les artistes habituellement investis du statut d’« auteur » (cinéastes, metteuses ou metteurs en scène) avec des scénographes (Patrice Chéreau et Richard Peduzzi, Alain Françon et Jacques Gabel, Marie-José Malis et Jean-Antoine Télasco, Matthias Langhoff et Catherine Rankl), créatrices ou créateurs lumières (Claude Régy et Dominique Bruguière puis Rémi Godfroy, Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, Jean-Michel Rabeux et Jean-Claude Fonkenel, David Bobée et Stéphane Babi Aubert), ingénieurs du son et musiciennes ou musiciens (Ben Burtt et George Lucas, Damien Chazelle et Justin Hurwitz, Ariane Mnouchkine et Jean-Jacques Lemaître, Valère Novarina et Christian Paccoud, Rachid Ouramdane et Jean-Baptiste Julien), monteuses (Martin Scorsese et Thelma Schoonmaker, François Truffaut et Martine Barraqué), directeurs et directrices de la photographie (Gregg Toland et William Wyler, Claire Denis et Agnès Godard) – pour ne prendre que quelques cas choisis de manière un peu arbitraire. La solidité des quelques couples mentionnés ici nous renseigne en tout cas sur les modalités de la fabrique des œuvres et mettent notamment en évidence l’existence d’identités artistiques et de démarches qui ne sauraient être appréhendées au prisme de la singularité d’un auteur unique – qui, autrement dit, ne se réduisent pas à l’expression d’une subjectivité isolée. C’est de ces collaborations au long cours, des démarches qu’elles élaborent et des effets qu’elles génèrent qu’il sera ici question.
Axes de réflexions
• Construire l’objet d’étude – sources et méthodes
Pour cet axe, on s’interrogera sur les ressources dont nous disposons pour étudier ces collaborations. Comment et dans quels contextes les artistes en parlent-ils (presses, traités, autobiographies) ? Quelles traces (manuscrits de travail, correspondances, schéma, maquettes, partitions, enregistrements) laissent les coopérations entre les différents corps de métiers ? Quels fonds d’archives mobiliser ? Quelle attention le champ académique a-t-il porté à ce thème ?
La manière dont ces travaux collaboratifs sont ou ont été documentés nous interroge sur la possibilité de mettre en œuvre une approche génétique et, par extension, sur les effets historiographiques du traitement et de l’attention dont ces pratiques font l’objet. Quelle histoire écrit-on selon que l’on tient compte ou non de ces collaborations ? En conséquence, quelles méthodes doit-on élaborer pour étudier ces expériences contemporaines ou passées ?3
La réflexion pourra également se déployer sur un versant esthétique. En quoi la prise en compte de données génétiques, relatives aux processus de création collective, permet-elle de repenser le geste d’interprétation des films ou des spectacles ? On sait en effet combien l’analyse (aussi bien dans le champ critique qu’à l’université) peut avoir tendance à se reposer sur le présupposé d’une « intentionnalité » unique, assimilée à l’esprit d’une personne. Réhabiliter les collaborateurs et collaboratrices implique de se demander ce qu’il advient de cette fiction analytique. Dans un autre registre, si l’on admet que ce sont les œuvres (et non les auteurs) qui « pensent », pour le dire avec Jacques Aumont4, est-il malgré tout possible d’envisager la pensée qui en résulte comme un objet divisé, traversé par des désirs divergents voire contradictoires ?
• Médiatisation et valorisation symbolique
La perspective d’une analyse critique des sources invite à se pencher sur les discours, les représentations et les effets que génèrent ces collaborations au long cours. Précisément parce qu’ils restent rares, les duos d’artistes célèbres tendent à produire de la mythologie. Ainsi, l’industrie cinématographique aime associer deux noms selon une logique qui s’approche du marketing (« The Daniels », « Lord & Miller »), ou célébrer quelques tandems « cultes » (Jacques Demy et Michel Legrand, Sergio Leone et Ennio Morricone, etc.) – au risque de les réduire à la fraction de leur carrière susceptible d’alimenter le récit médiatique ainsi constitué.
Quelles normes, quels modèles se trouvent médiatisés en priorité, et pour quels angles morts ? Peut-on mesurer des écarts entre le fonctionnement réel du travail artistique et ce qu’en disent les institutions, la presse, ou les acteurs eux-mêmes ? Selon le contexte, la dimension collective de ce travail pourra être occultée, ou au contraire valorisée (ce qui n’est pas nécessairement plus fidèle à la réalité), à l’occasion d’opérations promotionnelles ou de cérémonies de remise de prix, par exemple. Ces constructions médiatiques doivent nous interroger, tant pour les conceptions du travail qui s’y affichent que pour ses effets politiques, et pour ce qu’elles nous disent des relations entre commanditaires et prestataires, employeurs et employés, artistes et institutions.
• Expérience de la création
Cette perspective focalisée sur la fabrique des œuvres – volontairement inscrite dans le sillage des travaux de Becker sur les mondes de l’art – invite logiquement à considérer l’œuvre comme le fruit d’un ensemble de travaux et d’interactions et, par conséquent, à réévaluer le concept d’auteur. Si l’étude de cas historiques particuliers, fameux ou méconnus, peuvent en effet contribuer à ce travail de réévaluation, au-delà d’une réflexion sur l’ambivalence du principe d’auctorialité dans les pratiques collectives que sont les arts du spectacle5, l’intérêt porté au fonctionnement précis de ces binômes se veut plutôt une entrée originale dans l’étude du processus créateur. Censément fondées sur la nécessité d’un apport technique spécifique, les collaborations artistiques révèlent un éventail de méthodes qui va du respect scrupuleux du partage des tâches à la disparition totale des prérogatives propres aux différents corps de métiers. Au point que, sur le long terme, l’élaboration commune peut prendre la forme d’un apprentissage du métier de l’autre qui, in fine, gomme les distinctions fondées sur les compétences. Quelles sont donc les modalités de ces collaborations ? Font-elles l’objet d’une formalisation ? Comment évoluent-elles ? En partageant le travail de gestation de l’œuvre, les collaborateurs sont nécessairement amenés à confronter leurs points de vue et à s’entendre. Ce dialogue relève-t-il de la négociation, du compromis ? Se pose alors la question de la visée de la collaboration : se mettre au service de la conception de celle ou celui qui signera l’œuvre et permettre de donner corps à sa vision ? Ou parvenir à une vision « commune » (quoi que cela signifie) ?
S’il est vrai qu’un artiste entre toujours un peu en dialogue avec lui-même et que le caractère insaisissable de cette introspection frustre celui qui cherche à analyser la fabrique des œuvres, l’étude du travail collaboratif apparait en quelque sorte comme un moyen d’accéder aux réflexions, doutes, errances et délibérations qui jalonnent toute création artistique. Autrement dit, en s’attachant à décrire un processus de travail à quatre mains, il s’agit ici de mettre en lumière les sinuosités opaques de l’acte créateur.
• Politiques de l’amitié
Ces collaborations nous en apprennent également sur la place des affects dans le processus créateur. Comment les partenaires se choisissent-ils ? Quels rôles jouent les sentiments et les affinités esthétiques dans ce choix initial et dans le désir de cheminer ensemble ? Si la construction d’une relation de travail pérenne peut sans doute s’appréhender à première vue comme une tentative de sécuriser la sphère du travail, voire d’en faire un espace d’épanouissement affectif, si ces relations contribuent peut-être en elles-mêmes à donner du sens au travail, à l’échelle d’une carrière, l’amitié, l’attachement, la confiance et la camaraderie ne sont certainement pas les seuls sentiments en jeu.
À ce titre, on pourrait s’interroger sur une éventuelle fécondité du conflit. Ainsi, s’entourer d’amis dans le travail est aussi un moyen, selon Geoffroy de Lagasnerie, de bénéficier d’une expertise aussi juste qu’elle saura être sévère6. À l’inverse, l’amitié ou l’amour risquent toujours d’être abîmés par les relations de pouvoir qui ne manquent pas de structurer tout champ professionnel – les champs artistiques ne faisant pas exception. On pourra alors s’interroger sur l’exemplarité, ou au contraire l’exceptionnalité de ces affects par rapport à ceux qui existent dans d’autres secteurs d’activité. Quoi qu’il en soit, en plaçant la focale sur les relations qui animent et parfois motivent la création, il s’agit aussi de concevoir la pratique de l’art comme une expérience qui excède le domaine de l’esthétique.
• Conséquences esthétiques
Les collaborations au long cours offrent des repères significatifs pour l’étude d’une conjoncture esthétique. Manifestations concrètes de la circulation des idées, des connaissances et des conceptions de l’art à une époque donnée, elles constituent un terrain d’observation privilégié de ces dynamiques d’échanges et d’émulation. Dans quel courant de pensée s’inscrivent-elles ? Quels mouvements ou tendances génèrent-elles à leur tour ? Comment reflètent-elles ou contribuent-elles aux esthétiques de leur temps ? De manière sous-jacente, ces questions pourraient d’ailleurs pointer l’influence souterraine qu’ont pu exercer des créatrices ou des créateurs invisibilisés par l’aura de leurs illustres collaborateurs. Pour prendre un exemple qui incite à renverser les hiérarchies usuelles, les collaborations régulières de l’éclairagiste Dominique Bruguière avec des metteurs en scène comme Claude Régy puis Patrice Chéreau, Luc Bondy, Jorge Lavelli ou Christophe Honoré entre les années 1980 et 2010, mettent en lumière l’empire de sa sensibilité et de son savoir-faire sur l’esthétique théâtrale de cette époque. On pourrait également penser au rôle crucial qu’ont joué des techniciens dans certains mouvements ou écoles cinématographiques (le chef opérateur Raoul Coutard pour la Nouvelle Vague, le monteur et sound designer Walter Murch pour le Nouvel Hollywood, etc.).
Les collaborations étroites et pérennes nous renseignent en outre sur la manière dont s’agencent les différentes composantes des œuvres spectaculaires. En tant que spécialistes d’une composante de l’œuvre, les collaboratrices et collaborateurs entrent en dialogue depuis leur domaine d’expertise, avec leurs compétences et leur lexique propres. Pour créer ensemble, elles et ils doivent déjà parvenir à se comprendre – donc à appréhender un langage spécialisé, dont il n’est ni possible, ni d’ailleurs forcément utile de maîtriser toutes les nuances. Comment s’établit la communication ? Comment s’articulent les registres techniques, esthétiques et métaphoriques ? Quels jeux de langage s’inventent alors dans ces dialogues interdisciplinaires ? Que nous disent-ils de l’œuvre achevée ?
Enfin, la prise en compte de l’implication des différents corps de métiers, notamment ceux qui requiert une haute technicité, invite également à interroger la place qu’y occupent les considérations esthétiques et la manière dont celles-ci s’articulent avec les savoir-faire techniques. Bien que le rapport au geste artistique diffère selon les disciplines impliquées (création musicale, régie son ou lumière, conception de décors ou de costumes par exemple), la question se pose de savoir comment l’on pense l’œuvre théâtrale ou cinématographique depuis une pratique conçue comme la partie d’un tout. Comment la confrontation prolongée aux conceptions et aux desiderata de l’autre, à sa méconnaissance ou sa connaissance élémentaire du métier influe-t-elle sur la manière de penser une pratique et le rôle qu’elle joue dans l’œuvre ? En somme, l’étude des conceptions esthétiques des collaboratrices et collaborateurs et de la manière dont elles s’élaborent et évoluent dans la rencontre, semble pouvoir contribuer à une meilleure connaissance de la manière dont les créatrices et les créateurs pensent l’agencement des systèmes de signes et les transferts intersémiotiques à l’œuvre dans les pratiques interdisciplinaires que sont les arts du spectacle.
Ces quelques pistes de travail, qui peuvent bien évidement être traitées de manière transversale, pourront se compléter d’une réflexion sur les points suivants :
- Appréciation des spécificités liées à une ère culturelle particulière
- Comparaison entre différentes époques et aires culturelles
- Analyse des relations de pouvoir
- Prise en compte des facteurs de genre, de classe et de race
- Spécificité des collaborations impliquant les savoir-faire numériques
- Aspects/enjeux juridiques du travail collaboratif
- Comparaison entre les champs théâtraux et cinématographiques (ou avec d’autres arts)
Modalités de contribution
Les propositions d’article (1500 à 2000 signes espaces compris) accompagnées d’un bref CV sont à envoyer au plus tard le 20 septembre 2023 aux adresses suivantes : thomas.horeau@unicaen.fr, raphael.jaudon@unicaen.fr.
Après réponse au 5 octobre, les contributions d’environ 30000 signes seront à remettre le 15 janvier 2024 pour une évaluation en double aveugle selon la procédure habituelle à Double Jeu.
Les manuscrits seront à remettre dans leur version définitive au 15 mai 2024 pour une parution du numéro de la revue début septembre de la même année.
[1] Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Seuil, 2009.
[2] Howard S. Becker, Les Mondes de l’art [1982], Paris, Flammarion, 1988.
[3] Ces questions sont notamment travaillées par le groupe de recherche « Création Collective au Cinéma », très actif dans l’étude des métiers du film et de l’évolution de ses pratiques.
Voir : https://creationcollectiveaucinema.com/.
[4] Jacques Aumont, À quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996.
[5] Voir par exemple : Thomas Inge, « Collaboration and Concepts of Authorship », PMLA, vol. 116, n° 3, 2001, p. 623-630.
[6] Geoffroy de Lagasnerie, 3 : Une aspiration au dehors, Paris, Flammarion, 2023.