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Territoires, sociétés et individus d’entre-deux en Europe, de l’Antiquité à nos jours (Cergy)

Territoires, sociétés et individus d’entre-deux en Europe, de l’Antiquité à nos jours (Cergy)

Publié le par Marc Escola (Source : Ruelle Alexandre)

Territoires, sociétés et individus d’entre-deux en Europe, de l’Antiquité à nos jours

Qu’il s’agisse d'États intermédiaires coincés entre deux puissances potentiellement rivales, de territoires à la croisée de plusieurs aires culturelles, de sociétés divisées ou encore d'individualités aux parcours fluctuants, la notion d’entre-deux, souvent assimilée à la frontière ou à la marche – dans sa conception médiévale –, ne peut se réduire à ce flou conceptuel, quand bien même peut-on avoir l’impression que tout pourrait être caractérisé ainsi.

Le terme d’entre-deux n’est pas nouveau. Son emploi est plutôt précoce en histoire. Pensons à René Taveneaux qui fait usage du syntagme de « pays d’entre deux » dès 1960 au sujet de la Lorraine de l’époque moderne[1]. En géographie, si le concept a été formalisé au cours des années 1990, il faut attendre la décennie 2010 pour que les chercheurs le (re)mobilisent et l’emploient explicitement[2]. Il faut dire que l’utilisation de la notion d’entre-deux diverge en fonction des disciplines. Dans une optique pluridisciplinaire déjà portée par une journée d’études – focalisée sur le monde anglo-saxon – qui s’est tenue en 2019[3], ce projet scientifique est né d’une réflexion entre historiens médiévistes et modernistes – travaillant sur des espaces de l’ancienne Lotharingie – vouée à s’élargir à d’autres champs disciplinaires et à d’autres horizons géographiques européens dans le temps long, de l’Antiquité à nos jours. En effet, il s’agit ici de questionner la singularité de ces « sociétés de frontières »[4] pour en appréhender la pluralité des constructions et expériences (géo)politiques, géographiques, institutionnelles, sociales, culturelles ou encore linguistiques. Le projet part du postulat selon lequel l’entre-deux ne peut se penser à travers des normes tant il est producteur de territoires, de sociétés et d'individus[5] singuliers car ceux-ci ne peuvent être réduits à une position de marginalité vis-à-vis des centres en fonction desquels ils sont censés se définir. Cet entre-deux constitue donc un objet à part entière, certes d’abord pensé et se pensant par rapport à son cadre géographique et historique dicté par des forces extérieures, en raison de caractéristiques et de mécanismes qui lui sont propres. Il s’agit aussi d’identifier les différentes interactions qui peuvent exister entre les hommes d’entre-deux et leur(s) territoire(s), relations déjà observables sous l’Antiquité : dans quelle mesure ces derniers peuvent-ils exercer une influence sur les parcours d’individus, sur leurs pratiques politiques, militaires, économiques et sociales ou encore sur la création d’identités hybrides, éclatées ?

Si nous sommes sensibles à certains espaces – Piémont-Savoie, Lorraine, Bourgogne, Bretagne, Roussillon, Suisse, Europe slave… – et à des profils d’individus bien précis – nobles, hommes de guerre, diplomates, colporteurs, artistes, exilés politiques, migrants, voyageurs… – , les propositions peuvent concerner d’autres horizons européens et d’autres acteurs possibles de ces entre-deux.

Dans une perspective transdisciplinaire et de trans-périodicité, nous invitons historiens, géographes, littéraires, sociologues, philosophes, politistes, civilisationnistes, juristes, linguistes ou encore géopoliticiens à proposer des communications d’une durée de 25 minutes s’inscrivant dans un ou plusieurs des axes suivants :      

Ø  Conceptualisation(s) et théorisation(s) des situations d’entre-deux. Il convient ici d’identifier des facteurs et/ou conditions concrètes permettant de considérer qu’un individu, un territoire voire une société, relèvent de l’entre-deux. Forts d’identités et de particularismes qui leur sont propres, ils peuvent être considérés comme des « espaces-tiers »[6] aux contours flous, difficiles à saisir. La question des déterminismes géographiques peut aussi être posée : la montagne, les forêts, la mer ou encore l’insularité peuvent-elles être considérées comme des cadres propices à des situations d’entre-deux ? Pensons par exemple aux îles britanniques plus souvent attirées par l’Outre-Atlantique que par l’Europe[7], à des villes médiévales qui, comme Orléans et Reims, ont conscience d’être des périphéries géologiques « entre deux côtés »[8] ou aux États de Piémont-Savoie entre les Alpes et la Méditerranée, jusqu’à ce que l’unité italienne en décide autrement en séparant les deux versants selon le principe des nationalités[9]. Du point de vue historique, certains contextes particuliers poussent les individus des espaces d’entre-deux à basculer dans un camp, à adapter leurs comportements, à devoir effectuer des choix parfois cornéliens reflétant la complexité de leur situation. Tel est le cas en temps d’occupation militaire, de domination étrangère, voire de quasi-guerre civile : pensons aux Français divisés entre Bourguignons et Armagnacs au début du XVe siècle, aux Lorrains lorsque leurs duchés passent sous contrôle français au XVIIe siècle[10] ou encore aux Belges victimes de leur position d’entre France et Allemagne lors des deux Guerres mondiales[11]. La conceptualisation peut aussi aller de pair avec une réflexion sémantique autour de notions pouvant s’apparenter à celle de l’entre-deux. En ce sens, la géographie – grâce aux concepts de discontinuité, seuil, limite, marge, interface, interstice, tiers…[12] – , les sciences militaires à travers la notions de no man’s land ou la géopolitique à travers celles de shatterbelt[13] et de neutralité – pensons à la Suisse – fournissent des outils et concepts contemporains pour réfléchir à des situations passées. Une attention particulière pourrait aussi être portée à de quelconques traces patrimoniales, aux titulatures princières et aux armoiries, ainsi qu’à leur évolution, qui témoignent, en partie, d’une conception d’entre-deux.

Ø  Expériences et expérimentations d’entre-deux. En cherchant à mêler au mieux visions par le haut et par le bas, il serait ici intéressant d’observer si les situations d’entre-deux amènent à la création de corps étrangers à géométrie variable, permanents voire éphémères ? Sont-elles des constructions voulues ou subies ? Pensons aux anciens territoires lotharingiens, ces espaces intermédiaires coincés entre deux puissances, la France et les Habsbourg[14]. Se pose ainsi la question de l’influence des voisins et, avec elle, celle des avantages et contraintes que peut proposer une position d’entre-deux qui, comme l’ont écrit Julien Guinand et Pierre Nevejeans, « semble tour à tour une chance, un danger, une opportunité ou un risque »[15]. En effet, le refus de s’aligner – ou plutôt la politique du « ni-ni » – peut conduire au développement d’innovations politiques, administratives, économiques, religieuses, sociales, aboutissant à un système hybride – ou mixte – qui emprunte aux territoires adjacents. En découle une nécessaire réflexion sur les relations entretenues par l’entre-deux avec ses marges, ses voisins. Le problème doit autant être posé à l’échelle générale du territoire qu’à celle de l’individu, afin d’identifier les retombées pour les populations de l’entre-deux qui peuvent tantôt être exposées à d’incessantes guerres, tantôt faire l’objet – plus ou moins volontairement – de processus d’acculturation… De même, la réflexion saurait être élargie au-delà de ces territoires intermédiaires pour proposer des pistes sur les expérimentations et pratiques de personnes en situation d’entre-deux, tiraillées entre deux camps : des nobles à la fidélité incertaine tel le Lorrain Charles-Henri de Vaudémont[16], des immigrés italiens en France depuis le XIXe siècle qui possèdent « un parcours en pointillé, fait de présences et de dénégations, d’apports et de rejets, d’invisibilités et d’adaptations »[17], des princes à la fidélité chancelante entre Habsbourg et Valois comme Francesco d’Este à travers ses pratiques de mercenaire[18] ou encore des ducs de Bourgogne et de Savoie usant de leur « politique de bascule », des exilés politiques comme les antifascistes[19] ou certains membres du clan Bonaparte dont le destin s’est joué entre le vieux et le nouveau continent, des voyageurs…

Ø  (Dé)construction des représentations des « entre-deux ». Il s’agit ici de comprendre comment la notion d’entre-deux a pu prendre forme et s’imposer dans l’imaginaire collectif, malgré une perception souvent ambivalente et des visions plurielles, parfois antinomiques. Pensons par exemple au cas du métèque athénien vu par les historiens tantôt comme un étranger ordinaire, tantôt comme un quasi-citoyen ; il n’est « ni un paria ni un privilégié »[20] selon les termes de Claude Mossé. Songeons également aux traîtres[21] dont les parcours, souvent décriés car à la frontière entre deux camps (voire plus), peuvent basculer à tout moment. L’entre-deux devient ici synonyme de variation, voire d’instabilité et d’incertitude. De même, cette manifestation pourrait être l’occasion d’interroger d’éventuelles limites au concept d’entre-deux. Les Etats, les populations et les individus d’entre-deux se pensent-ils forcément et/ou réellement comme tels ? Par exemple, une fois dominés par Rome, les Gaulois avaient-ils conscience d’être « soumis » à un syncrétisme culturel que les historiens qualifient de civilisation gallo-romaine ? Ne s’agit-il pas finalement d’une représentation projetée de l’extérieur avant d’être une réalité vécue par les concernés ? D’ailleurs, ne pourrait-elle pas être totalement étrangère aux objets étudiés ? C’est sans doute pour cette raison que l’entre-deux doit d'abord être perçu comme un processus actif en marge des centres et normes vis-à-vis desquels il se construit. Il peut aussi être remis en question, ce qu’a fait Jean Schneider pour les espaces lotharingiens de la fin du Moyen-âge[22]. Enfin, pourrait-on envisager que ces situations cessent, se déconstruisent ? Autrement dit, dans quelle(s) condition(s) et par quel(s) processus un État, un territoire ou un individu d’entre-deux peut-il perdre ses spécificités politiques, identitaires, linguistiques ou encore culturelles, pour entrer dans la norme ? Pensons aux anciennes marges territoriales - et à leurs populations - de la France qui, une fois annexées, ont pu perdre en partie leurs pratiques de frontaliers, excepté peut-être leur identité d’entre-deux qui peut perdurer à travers le patrimoine, les mœurs...

Ce colloque est prévu les 4-5 avril 2024 au site des Chênes de Cergy Paris Université. Les propositions de communication (un titre et un résumé d’une page maximum), accompagnées d’une courte bio-bibliographie d’environ 400 signes, sont à envoyer au plus tard le 15 octobre 2023 aux adresses suivantes : quentin.muller@univ-lorraine.fr, pbrugnon@gmail.com et alex.ruelle@hotmail.fr.

Les réponses aux propositions seront retournées par les organisateurs au début du mois de décembre 2023. Les frais de transports et d’hébergement seront pris en charge dans la mesure du possible ; la publication des actes est envisagée.

 Contacts et organisateurs :

-          Pierre Brugnon (doctorant en histoire médiévale, Avignon Université, CIHAM). pbrugnon@gmail.com 
-          Quentin Muller (doctorant en histoire moderne, Université de Lorraine, CRULH). quentin.muller@univ-lorraine.fr
-          Alexandre Ruelle (docteur en histoire moderne, Cergy Paris Université, AGORA EA 7392). alex.ruelle@hotmail.fr 

 Comité scientifique :

-          Anne-Laure Amilhat Szary (Professeure de géographie, Université Grenoble-Alpes, Pacte).
-          Blandine Daguerre (Maitresse de Conférences en littérature espagnole, Université de Pau et des pays de l’Adour, ALTER).
-          Léonard Dauphant (Maitre de Conférences en histoire médiévale, Université de Lorraine, CRULH).
-          Cléa Fortuné (Maitresse de Conférences en civilisation américaine, Sorbonne Nouvelle, CREW).
-          Laurent Jalabert (Maitre de Conférences HDR en histoire moderne, Université de Lorraine, CRULH).
-          François Pernot (Professeur en histoire moderne, Cergy Paris Université, Héritages).
-          Catherine Puigelier (Professeure en droit privé et sciences criminelles, Université Paris 8, Lab. de Droit Social).
-          Giusto Traina (Professeur en histoire ancienne, Sorbonne Université, Orient et Méditerranée)
-          Éric Vial (Professeur en histoire contemporaine, Cergy Paris Université, Héritages).

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[1] René Taveneaux, Le jansénisme en Lorraine. 1640-1789, Paris, Vrin, 1960, p. 257.
[2] Julie Le Gall, Lionnel Rougé, « Oser les entre-deux ! », Les espaces de l’entre-deux – Carnets de géographie, n° 7, 2014, p. 4, https://journals.openedition.org/cdg/496.
[3] Anouche Der Sarkissian, Cléa Fortuné, « L’entre-deux : espaces, pratiques et représentations », Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 29 mai 2019, https://calenda.org/535368?file=1.
[4] Laurent Jalabert et Maike Schmidt (dir.), Sociétés de frontières : structures linguistiques et religieuses, ateliers, Nancy, 4-5 novembre 2021, https://crulh.univ-lorraine.fr/manifestations/atelier-societes-de-frontieres-structures-linguistiques-et-religieuses.
[5] Julien Guinand, Pierre Nevejans, « Les possibilités de l’entre-deux : pour une relecture des guerres d’Italie », Les Italiens dans l’entre-deux du conflit Valois-Habsbourg (1519-1559) – Histoire, économie & société, n° 4, 2021.
[6] Hugues Bazin, « Les figures du tiers-espaces : contre-espace, tiers-paysage, tiers-lieu », Filigrane Musique, esthétique, sciences, société, n° 19, 2015, https://revues.mshparisnord.fr/filigrane/index.php?id=717.
[7] « Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt », Churchill à de Gaulle (Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’Unité, 1942-1944, Paris, Plon, 1956, p. 275).
[8] Léonard Dauphant, Le royaume des quatre rivières. L'espace politique français (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 65.
[9] « Nous n’avons d’autres buts que de rendre l’Italie aux Italiens […]. Nous n’avons cédé la Savoie et Nice que parce que nous sommes convaincus que ces pays ne font pas partie de la nationalité italienne » (Cavour à Victor-Emmanuel II, Londres, 8 mai 1860).
[10] Philippe Martin, Une guerre de Trente ans en Lorraine. 1631-1661, Metz, Editions Serpenoise, 2002 ; Anne Motta, Noblesse et pouvoir princier dans la Lorraine ducale. 1624-1737, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 177-247 et 297-356.
[11] Les Belges se pensaient déjà vis-à-vis de cette position d’entre France et Allemagne avant les deux guerres (Marie-Thérèse Bitsch, La Belgique entre la France et l’Allemagne (1905-1914), Paris, Publications de la Sorbonne, 1994). 
[12] Julie Le Gall, Lionnel Rougé, « Oser les entre-deux ! », art. cit., p. 4-5.
[13] Saul Cohen, Geopolitics of the World System, Lanham, Rowman & Littlefield, 2003, p. 8 ; Frédérick Douzet, David H. Kaplan, « Geopolitics : la géopolitique dans le monde anglo-américain », Hérodote, n° 146-147, 2012, p. 237-252, p. 240.
[14] Laurent Jalabert, « Du territoire d’entre-deux à la limite : l’espace lorrain à l’épreuve de l’Etat, XVIe-XVIIIe siècles », Géographie historique de la Lotharingie – Revue de géographie historique, n° 4, 2014, https://journals.openedition.org/geohist/4144 ; François Pernot, « Guerres, territoires et frontières de l’Europe " lotharingienne ", du traité de Verdun de 843 au XIXe siècle », Florian Coppée et Alexandre Ruelle (dir.), L’État et son territoire : construction, déconstruction et reconstruction – Cahiers d’Agora, n° 3, 2020 ; Alexandre Ruelle, « (Dé)construire un État dans un territoire d' " entre-deux ". Le Piémont-Savoie et de la Lorraine à l'époque moderne », Jeremy Elmerich et Thibaut Dauphin (dir.), Cahiers Tocqueville des Jeunes Chercheurs, revue biannuelle de l'Association des Jeunes Chercheurs Comparatistes, n° 3/1, juillet 2021, p. 16-59 ; 
[15] Julien Guinand, Pierre Nevejans, « Les possibilités de l’entre-deux… », art. cit., p. 13.
[16] Anne Motta, « Un hôte à la cour de Louis XIV : Charles‑Henri de Vaudémont (1649‑1723), prince "en dehors‑en dedans" », Caroline zum Kolk et al. (dir.), Voyageurs étrangers à la cour de France. 1589‑1789, Rennes, PUR, 2014, p. 63‑74.
[17] Éric Vial, « Les immigrés italiens dans la vie politique française : présence et invisibilité », Parlement[s], Revue d’histoire politique, n°27, 2018-1, p. 40. 
[18] Jean Sénié, « Un pas-de-deux padan au XVIe siècle. Francesco d’Este dans le jeu diplomatique du duché de Ferrare », Les Italiens dans l’entre-deux du conflit Valois-Habsbourg (1519-1559) – Histoire, économie & société, n° 4, 2021, p. 25-26.
[19] Éric Vial, "Entre les deux guerres mondiales : les exilés antifascistes italiens en France", conférence à la BNF, 9 février 2018, https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/entre-les-deux-guerres-mondiales-les-exiles-antifascistes-italiens-en-france.
[20] L’histoire (présentation de Claude Mossé), La Grèce ancienne, Paris, Seuil, 1986, p. 9.
[21] Alexandre Ruelle, Wendy Devilliers (dir.), Le traître en politique: profils, parcours et perception – Cahiers d’Agora, n° 6, 2021, https://cyagora.cyu.fr/version-francaise/cahiers-dagora-revue-en-humanites/numero-6.
[22] Jean Schneider, « Lotharingie, Bourgogne ou Provence ? L’idée d’un royaume d’Entre-Deux aux derniers siècles du moyen âge », Paul Harsin (dir.), Liège et Bourgogne, Liège, Presses universitaires de Liège, 1972.