AAC : "L’expérience de la faim dans l’art et le cinéma : images, poétiques, politiques"
Colloque international, Université de Caen-Normandie, 25-26 janvier 2024
Organisation :
Raphaël Jaudon (MCF en études cinématographiques, Université de Caen Normandie)
Aurel Rotival (Docteur en études cinématographiques, Université Lumière Lyon 2)
Comité scientifique :
Janig Bégoc (Maîtresse de conférences en arts visuels, Université de Strasbourg)
Raphaël Jaudon (Maître de conférences en études cinématographiques, Université de Caen Normandie)
Olivier Leplatre (Professeur en littérature française du XVIIe siècle, Université Lyon 3)
Aurel Rotival (Docteur en études cinématographiques, Université Lumière Lyon 2)
Hélène Valmary (Maîtresse de conférences en études cinématographiques, Université de Caen Normandie)
Luc Vancheri (Professeur en études cinématographiques, Université Lumière Lyon 2
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Argumentaire
« […] grâce au panneau avec le chiffre dessus, quelqu’un se souvint de l’artiste de la faim. On remua la paille avec des piques, et l’on trouva l’artiste dedans. » (Kafka, 1990, p. 195).
À force de jeûner, l’artiste de la faim du grand cirque kafkaïen est finalement devenu invisible ; comme si l’expérience de la faim ne pouvait qu’excéder sa représentation. Il en va de l’art comme dans cette nouvelle de Kafka : la faim se vit mais ne se voit pas. Modalité centrale de l’expérience de la pauvreté, elle en est pourtant l’un des aspects les plus rétifs à la figuration. Celui qui n’est pas amené à éprouver le manque de nourriture ne saurait rencontrer que des affamés – jamais la faim elle-même. Et il en est de même au cinéma, au théâtre, en peinture ou en littérature, où la représentation de la pauvreté passe plus volontiers par d’autres indices, visuellement lisibles (vêtements rapiécés, marques de saleté, étroitesse des lieux d’habitation…).
Or, un problème ne devient pleinement politique qu’à partir du moment où il est perçu – ou, pour le dire avec Hannah Arendt : « l’obscurité plutôt que le besoin est la plaie de la pauvreté » (Arendt, 1985, p. 97). La mission politique des arts pourrait alors être de donner à voir l’expérience de la faim, et ainsi, de l’offrir en partage à la communauté. Reste à savoir sous quelles conditions – figuratives, iconographiques ou éthiques – il est possible d’opérer cette transformation de la souffrance, intérieure et individuelle, en un affect politique visible.
Cette question en amène également une seconde : de quels « moments » ou de quelles modalités d’expression de la faim les arts sont-ils amenés à traiter ? Car la faim est moins un phénomène localisé qu’un processus continu, qui va de la naissance du sentiment de manque à son empire sur le corps et l’esprit, du tiraillement douloureux à l’agonie et à la mort par inanition. Par exemple, dans le domaine du film, une étude quantitative de 2008 sur la représentation de la faim notait que, dans le cinéma de fiction occidental, aucun film ne montrait une personne en train de mourir de faim (Chenille, 2008). Point aveugle du traitement politique de la faim, ou limite morale implicite séparant l’image compassionnelle de l’obscénité voyeuriste ?
Ces quelques prémisses n’ont de sens qu’à offrir une première direction à des interrogations qui, multiples et pluridisciplinaires, pourront déplier les nombreuses solutions visuelles, plastiques ou figuratives trouvées par les arts afin de rendre sensible et visible l’expérience de la faim. Nous proposons ci-dessous, à titre d’exemples, quelques pistes non exhaustives de réflexion.
Iconographie politique de la faim
Face à l’énorme plat de spaghetti qu’on lui présente, Totò ne se contente pas d’avaler goulûment mais emplit ses poches de la précieuse nourriture (Miseria e Nobiltá, Mario Mattoli, 1954). Même réflexe chez les esclaves assemblés autour des victuailles offertes par leur maître dans La última cena (Tomás Gutiérrez Alea, 1976). D’autres ne peuvent différer plus longtemps le besoin et, comme Stracci, le figurant de La Ricotta (Pier Paolo Pasolini, 1963), lointain cousin des Mangeurs de ricotta peints par Vincenzo Campi vers 1580, dévorent jusqu’à en mourir.
Ces quelques exemples cinématographiques ne sont au fond que les reprises de toute une tradition figurative, héritée des temps médiévaux, qui a fait de la gloutonnerie, de l’abondance, de la voracité et de la boulimie les motifs paradoxaux d’une iconographie de la faim (Delsouiller, 2015 ; Camporesi, 1981). Ici, c’est dans l’excès de nourriture que se trouve la manifestation la plus criante de la faim, qui se rend lisible dans l’image de son contraire. Et si ces moments orgiaques semblent mettre un terme à la logique de la faim, ils montrent en creux combien le corps qui les prend charge en était prisonnier jusqu’ici.
Face à l’abondance, d’autres motifs dépeignent au contraire les effets néfastes du manque de nourriture (corps décharnés, ventres gonflés, bouches béantes), à l’image de La Famine, tableau de Gustave Guillaumet peint en 1868 à l’occasion des pénuries qui décimèrent la population algérienne à la fin du xixe siècle. À la manière de Carlo Ginzburg décelant derrière les survivances du canon figuratif chrétien les contingences historiques et politiques qui les réclament (Ginzburg, 2013), il s’agira de penser la généalogie des motifs en même temps que leurs surdéterminations idéologiques ou coloniales. Qu’elle ne soit pas toujours satisfaite, tel est en effet le scandale moral de la faim.
Cette dialectique iconographique du manque et de l’abondance peut s’imposer comme une voie potentiellement féconde pour répondre aux problèmes de figurabilité posés par la faim. Mais que doit-on espérer de telles images ? S’inscrivent-elles seulement dans une perspective de sensibilisation, en vertu d’un postulat d’« efficacité des corps souffrants » (Siméant, 1998) qui sous-tend déjà des pratiques politiques concrètes (la grève de la faim, le journalisme humanitaire), et dont les films hériteraient à leur tour ? Ou doit-on y voir le terreau d’une puissance de soulèvement proprement révolutionnaire, capable de transformer un peuple qui crie famine en un peuple qui crie justice ? Une iconographie politique de la faim dans les arts ne peut manquer de se poser ces questions.
Le défi de l’esthétisation
Il n’est pas de sujet si humble qu’il soit indigne d’être représenté. Telle est la leçon des modernités picturales successives, et de ce que Jacques Rancière a nommé le « régime esthétique de l’art » (Rancière, 2011). Aussi les affamés de l’histoire du cinéma sont-ils les héritiers des petits mendiants peints par Murillo (1670-1675) et commentés par Hegel, ou des glaneuses de Millet (1857) : des figures a priori privées de tout privilège symbolique, qui font effraction dans le champ du visible et réaffirment le droit de n’importe qui à faire l’objet d’une représentation artistique.
L’affaire semble aujourd’hui entendue. Mais elle se complique lorsque l’on tente de lire politiquement cette égalité au regard de l’art. Certes, ce processus de dé-hiérarchisation des formes et des modalités d’apparence contient en lui-même une revendication démocratique : les petits mendiants des rues de Séville ont la « beauté olympienne » de l’Apollon du Belvédère, son insouciance indifférente, s’arrogeant quelque chose d’une « divinité sans souci » qui était auparavant le privilège des dieux et des rois (Rancière, 2008, p. 127-128). Mais en faisant cela, ils cessent d’avoir faim – ou du moins, ils cessent de le montrer. Ce qui disparaît dans cette conception démocratique de l’art, ce sont les signes visibles de la pauvreté, les marques vives qu’elle imprime sur les corps et les esprits.
Lorsque Peter Greenaway met en scène une servante noire suçant un glaçon au milieu d’une nourriture abondante, dans une composition à la picturalité remarquable (Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, 1989), on peut s’interroger sur l’intérêt réel qu’il porte à la condition de la jeune affamée. Et l’on pourrait adresser une question similaire aux tableaux vivants incarnés par les mendiants dans Viridiana (Luis Buñuel, 1961). Il convient alors de prendre au sérieux les problèmes posés par l’esthétisation de la misère dans les arts, qui ne saurait se résumer ni à un refus de la politique, ni à une puissance uniformément démocratique.
Construction des identités
La faim des riches n’est pas celle des pauvres : l’une est désir, appétit, appréciation, l’autre nécessité, violence, vie. C’est ce que rappelait Karl Marx en écrivant que « la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents » (Marx, 1957, p. 157). Mais derrière son apparente évidence, on peut se demander si la mise en avant de cette fracture sociale n’a pas contribué à invisibiliser d’autres oppositions structurantes. La faim des hommes est-elle la même que celle des femmes, la faim des adultes la même que celle des enfants, ou la faim des Blancs la même que celles des descendants de peuples colonisés ?
Caroline W. Bynum a montré comment le rapport à la nourriture, qu’il s’instaure dans le jeûne, l’anorexie ou la consommation frénétique, avait joué pour la mystique et la spiritualité médiévales comme la principale ressource dans la conquête d’une autonomie féminine (Bynum, 1994, p. 271-274). Dans Les Petites Marguerites (1966), Věra Chytilová mettait en scène deux jeunes femmes défiant effrontément la morale traditionnelle, par des actes de violence, de destruction, de manipulation, mais surtout de surconsommation alimentaire. Plus encore que les autres vices, c’est cet appétit sauvage et insatiable qui participe dans le film à dynamiter les normes patriarcales de la construction du genre. Et l’on pourrait en dire autant de Swallow (Mirabella-Davis, 2019), Trouble Every Day (Claire Denis, 2001) ou Grave (Julia Ducournau, 2016), qui ont en commun d’exprimer une féminité travaillée par la faim meurtrière.
Une telle dialectique, socialement et symboliquement structurante, de la nourriture et de la faim traverse les images de l’art, du théâtre (Sarah Kane) à l’art contemporain (Patty Chang, Natacha Lesueur), en passant par la pop culture (Katy Perry et son clip pour Bon Appétit). Dans le sillage de ces quelques exemples, nous invitons les contributeurs et contributrices à prendre en compte la diversité des figures de la faim, et leurs liens avec la construction visuelle d’identités considérées ou perçues comme minoritaires.
Imaginaires politico-spirituels de la faim
Un dialogue célèbre de North by Northwest (Alfred Hitchcock, 1959) voit Eva Mary Saint refuser de parler d’amour « l’estomac vide ». C’est dire combien la faim peut être une couverture pour désigner l’activité sexuelle – que la langue française dit volontiers soumise aux « appétits » des différents partenaires. Déjà la littérature médiévale regorge de confusions ou de passages du désir de nourriture au désir sexuel (Ducos, 2007, p. 1-4), et il semble naturel que les arts y souscrivent à leur tour. Les propositions pourront s’interroger sur les avatars artistiques de cette métaphore, présente depuis des siècles dans la culture occidentale, ou d’autres du même ordre. On se demandera en particulier si les aspects les plus politiques de la faim survivent dans des déplacements métaphoriques de ce type, et si oui, sous quelle forme.
« Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais » (Jean, 6, 51) : en s’exprimant ainsi, Jésus-Christ laissait ouverte la possibilité scandaleuse d’une relation au divin imaginée sous l’espèce de la faim (Falque, 2008), mais encore d’une relation à l’image envisagée au prisme de sa dévoration (Leplatre, 2018 ; Koering, 2021). Ainsi pourra-t-on suivre les occurrences de cette « faim de Dieu » (Goichot, 2006) révélée par la mystique catholique, où le désir de rencontrer le Christ accompagne son ingestion plus ou moins allégorique, non sans se montrer capable de cristalliser les tensions sociales, politiques et spirituelles, par exemple lors du conflit avec les protestants (Lestringant, 1996). À l’image d’Uccellacci e Uccellini (Pasolini, 1966), où l’ingestion rituelle d’un corbeau parlant permet à deux sous-prolétaires de s’assimiler la mémoire d’un leader communiste décédé, il s’agira de s’interroger sur le potentiel politique de tels arrangements symboliques et spirituels élaborés par les arts.
Déjà chez Montaigne, le cannibalisme des indigènes brésiliens était venu servir de pivot paradoxal pour une critique humaniste de la barbarie occidentale. Aussi pourra-t-on déplier la fortune artistique. Le cannibalisme, écrit Mondher Kilani, n’est pas qu’une façon de se nourrir ; il est encore « une façon de penser les relations sociales » (Kilani, 2006, p. 36). Qu’elle vienne justifier, comme métaphore de la colonisation européenne, la violence révolutionnaire des luttes d’indépendance caribéennes (Sheller, 2003), ou s’impose comme le processus stratégique permettant au colonisé de transformer la menace en production culturelle (de Andrade, 2011), l’anthropophagie a joué comme un trope essentiel pour penser les conflits coloniaux et post-coloniaux. Aussi sera-t-il possible de déplier la fortune artistique de telles politiques cannibales, dont on connaît notamment la prospérité cinématographique, chez Joachim Pedro de Andrade (Macunaíma, 1969), Nelson Pereira dos Santos (Qu’il était bon mon petit Français, 1971) ou bien sûr Glauber Rocha et son « esthétique de la faim » (Rocha, 1965).
Mais il sera également possible de s’intéresser à des imaginaires contemporains, plus intimement liés au cinéma. Nous pensons en particulier à la figure de l’« affamé » développée dans de nombreux films de zombies – un genre dont on connaît aujourd’hui toute la portée politique. Dans la saga des zombies de Romero (1968-2010) comme dans Les Affamés (2017) de Robin Aubert, ou encore dans la série The Walking Dead (depuis 2010), il n’est pas anodin que le mort-vivant soit désigné comme celui qui a faim tout en demeurant condamné à ne pouvoir assouvir ce besoin. Les territoires du fantastique s’imposent aujourd’hui comme des étapes indispensables pour comprendre ce que devient l’imaginaire de la faim au cinéma, et comment il renouvelle son potentiel critique.
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Modalités de participation
Nous vous remercions de nous faire parvenir vos propositions avant le 25 septembre 2023, sous la forme d’un texte de 500 mots maximum (accompagné d’une courte bio-bibliographie) aux adresses suivantes : raphael.jaudon@unicaen.fr ; aurel.rotival@univ-lyon2.fr
Bibliographie indicative :
Arendt Hannah, Essai sur la révolution, trad. M. Chrestien, Paris, Gallimard, 1985.
Bynum Caroline W., Jeûnes et festins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, trad. C. Forestier Pergnier & É. Utudjian Saint-André, Paris, Cerf, 1994.
Camporesi Piero, Le pain sauvage. L'imaginaire de la faim, de la Renaissance au XVIIIe siècle, Paris, Chemin Vert, 1981.
Chenille Vincent, « La faim dans les pays occidentaux développés. Sa représentation dans le cinéma de fiction (1918-2006) », Anthropology of food, n°6, 2008.
de Andrade Oswald, Manifeste anthropophage, Paris, Les Presses du Réel, 2011.
Delsouiller, Marlène, « Trop boire et trop manger. L’iconographie de la gloutonnerie dans l’enluminure des XIVe et XVe siècles », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2015
Ducos Joëlle, « La faim et l’appétit : préface », Questes. Revue pluridisciplinaire d’études médiévales, n°12, 2007.
Falque Emmanuel, « Manger la chair : la querelle eucharistique comme querelle sacrificielle », Archivio di Filosofia, vol. 79, n°1-2, 2008.
Ginzburg, Carlo, Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique, trad. M. Rueff, Dijon, Les Presses du Rél, 2013.
Goichot Émile, Henri Bremond, historien de la « faim de Dieu », Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2006.
Kafka Franz, Un artiste de la faim, trad. B. Vergne-Cain & G. Rudent, Paris, Le Livre de poche, 1990.
Kilani Mondher, « Le cannibalisme, une catégorie bonne à penser », Études sur la mort, n°129, 2006.
Koering Jérémie, Les iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Arles, Actes Sud, 2021.
Leplatre Olivier, ‘‘Un goût à la voir nonpareil’’. Manger les images, essais d’iconophagie, Paris, Kimé, 2018.
Lestringant Frank, Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. M. Husson & G. Badia, Paris, Éditions Sociales, 1957
Rancière Jacques, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
Rancière Jacques, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011.
Sheller, Mimi, Consuming the Caribbean: From Arawaks to Zombies, Londres/New York, Routledge, 2003.
Siméant Johanna, « L’efficacité des corps souffrants : le recours aux grèves de la faim en France », Sociétés Contemporaines, vol. 31, n°1, 1998.
Thélot Jérôme, Au commencement était la faim, Paris, Encre marine, 2005.
Xavier Ismail, Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, Paris, L’Harmattan, 2008.