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Le trouble dans la littérature narrative des XXe et XXIe s. (Journée Jeunes Chercheurs de la SELF XX-XXI, Paris)

Le trouble dans la littérature narrative des XXe et XXIe s. (Journée Jeunes Chercheurs de la SELF XX-XXI, Paris)

Publié le par Marc Escola (Source : Bahia Dalens)

LE TROUBLE DANS LA LITTÉRATURE NARRATIVE DES XXe et XXIe SIÈCLES

Journée d'étude jeunes chercheurs de la SELF XX-XXI

En 1992, Guy Scarpetta entreprenait de dresser le portrait d’un « art du trouble », dont il repérait la présence en littérature depuis une vingtaine d’années, et appelait à son plein déploiement. Le trouble était alors décrit par le critique comme ce qui « introduit dans le champ de l’art (et de sa perception) un coefficient d’impureté ou de déstabilisation, ce qui triche avec les codes, ce qui perturbe les orthodoxies, ce qui fissure les conformismes […], ce qui ne vise pas la destruction mais l’ambiguïté, le malaise, le vertige ». Cet art du trouble « méconnaît les frontières, brouille les classifications, perturbe les découpages établis ». Il tend « à explorer des zônes [sic] hybrides, ambiguës, [...] en somme à déséquilibrer tout ce qu’il touche (les sujets, leur image, leur intégrité, mais aussi les représentations, les conceptions du monde, les consensus collectifs). »

Tout à la fois regard diagnostic jeté sur une époque et manifeste resté sans suite, l’article de Guy Scarpetta définit ainsi une « esthétique » du trouble dont nous souhaitons aujourd’hui reprendre l’analyse. En se concentrant sur les formes narratives et déplaçant, en amont comme en aval, les bornes temporelles qu’il proposait, il s’agira, lors de cette journée d’étude, de définir les formes, les enjeux et les effets d’un « art du trouble » dans la littérature française des XXe et XXIe siècles.

Les pistes suivantes pourront être explorées :

Représentations d’expériences du trouble

Difficile à circonscrire, le trouble est en quelque sorte le nom générique d’un état émotif qu’on ne parvient pas assez vite à nommer, un mot désignant une émotion composite, incertaine, complexe à caractériser. C’est dans la sensibilité inquiète à soi-même et à son environnement que le corps organique et psychique fait l’expérience du trouble. Comment la littérature qui, depuis le début du XXe siècle, n’a eu de cesse de s’intéresser à la question de l’expérience et en particulier à celles qui font vaciller le sujet, son rapport au temps ou à la réalité, prend-elle en charge le trouble ?

On pourra se pencher sur la représentation d’une opacité inhérente à l’expérience (Tropismes, N. Sarraute), autant que sur la figuration d’états de confusion, de malaise ou d’angoisse diffuse chez les personnages (La Vengeance m’appartient, M. NDiaye). Pensons également aux « troubles de la mémoire », depuis l’expérience qu’en fait le narrateur de la Recherche jusqu’aux versions plus sombres, plus étranges ou plus traumatiques que l’on retrouve dans la littérature récente (chez P. Modiano entre autres). De même, les écritures de la hantise et de la spectralité (de C. Simon à A. Volodine en passant par Des hommes de L. Mauvignier) semblent rendre compte d’un « trouble sur le temps » (C. de Toledo) caractéristique de la deuxième moitié du xxe siècle. Enfin, l’intérêt pour l’irrationnel, l’onirisme ou l’étrange (le P. Soupault des Dernières nuits de Paris ; P.-J. Jouve, A. Pieyre de Mandiargues, J. Mansour, J. Gracq, M. Béalu) ou encore le retour du surnaturel en littérature contemporaine, forment également des entrées possibles pour aborder les représentations littéraires de l’expérience du trouble.

Poétiques du trouble

Les dispositifs formels qui déstabilisent les instances et/ou les structures narratives participent d’une poétique du trouble. On peut penser ici à certains des récits de la modernité circonscrits par Dominique Rabaté, ainsi qu’à leur héritage en littérature contemporaine, qui explorent des formes paradoxales d’énonciation et des structures narratives résolument déroutantes. On pourra s’intéresser à ces voix narratives qui semblent avoir « perdu le sens de l’histoire » (La Folie du jour, M. Blanchot) et plus largement à la façon dont la littérature des XXe et XXIe siècles rend compte de ces « troubles du récit » étudiés par Jean-Marie Schaeffer.

Pourront faire l’objet d’une attention particulière les narrateurs dont la fiabilité est mise en doute : narrateurs suspects (Le Voyeur, A. Robbe-Grillet ; Le Ravissement de Lol V. Stein, M. Duras), amnésiques, confus ou fous (Okosténie, N. Caligaris ; A. Volodine), narrateurs « impossibles » (Ce que j’appelle oubli, L. Mauvignier ; Ta grossesse, S. Duval) ou à l’identité « indécidable » (« L’Homme du parc Monceau », A. Pieyre de Mandiargues ; Sphinx, A. Garreta ; Anima motrix, A. Bertina). Chacune à leur manière, ces voix narratives sèment le trouble (sur leur identité, leur genre, l’origine de leur énonciation, la véracité ou la réalité des événements racontés ; sur la possibilité logique de l’existence même de leur récit).

Hybridité et ambiguïté génériques

Le XXe siècle a été marqué par la remise question des genres littéraires, jusqu’à la recherche de formes caractérisées par leur « impureté ». À un premier niveau, pourront nous occuper les expérimentations qui introduisent dans la littérature narrative des éléments relevant d’autres genres (théâtre, poésie…) voire d’autres arts (cinéma, musique…). À un second niveau, nous pourrons nous demander comment les œuvres inclassables mettent en échec nos réflexes de catégorisation. Quelles stratégies déploient-elles, de la sape franche au brouillage insidieux, en passant par la multiplication d'indices contradictoires ? Quelle place accorder à l’incertitude, au malaise ou encore à la confusion ressentis par les lecteurs et les lectrices ?

En se penchant tout particulièrement sur la question de la réception on pourra aussi s’intéresser au cas des œuvres accusées d’entretenir une confusion entre fait et fiction et dont les effets de brouillage ont parfois des répercussions dans la réalité extra-littéraire, et ce jusque sur la scène judiciaire (Thésée, sa vie nouvelle, C. de Toledo ; Histoire de la violence, E. Louis ; Yoga, E. Carrère).

Écritures du malaise

Relèveraient de cette catégorie les œuvres littéraires qui provoquent chez leurs lecteurs un sentiment plus ou moins diffus de malaise ou encore un inconfort cognitif, moral et identitaire indissociable d’un certain contexte de réception. L’Histoire de l’œil de Georges Bataille et L’Arrêt de mort de Maurice Blanchot pourraient y figurer, tout comme certains textes de Régis Jauffret ou encore de Marie NDiaye. Si les contours de cette catégorie sont nécessairement mouvants en fonction de la sensibilité de chacun, elle met précisément au défi de penser ensemble les pôles de la création et de la réception, une poétique et les effets de lecture qu’elle produit.

Une histoire de l’« art du trouble » en littérature, courant du début du XXe siècle jusqu’à nos jours, reste ainsi à écrire, de même qu’il reste à penser les différents modes d’articulation possibles entre les dimensions thématique, poétique et, du côté de la réception, ce qui relèverait d’une expérience de lecture et d’une activité interprétative marquées par le trouble. Nous souhaitons par là inscrire cette journée d'étude dans le regain d'intérêt récent de la critique littéraire pour la réception, et en particulier pour la part qu'y prend l'émotion.

Représentation, enregistrement, exacerbation, réaction, réparation : se pencher sur les modalités d’expression et de production littéraires du trouble implique également de réfléchir à l'idée de littérature et au rapport au monde qu'elle construit. Plusieurs questions émergent alors :

- Si sa présence en littérature peut se comprendre comme la marque ou l’indice d’époques elles-mêmes troubles (perte des repères, crise, opacité du présent…), pourrait-on également la considérer comme une tentative et une occasion d’apprendre à vivre « avec le trouble » (D. Haraway) ou « dans le tremblé, dans l’inquiet, dans le trouble » (C. de Toledo) ?

- Quels sont les intérêts esthétiques et politiques à générer du trouble, à produire des expériences déconcertantes de lecture ? Faut-il y voir une volonté de perturbation, pensée comme une résistance à certains impératifs qui caractérisent nos sociétés (clarté, intelligibilité, exigence d’identification…) ?

- Enfin, depuis une pensée de la littérature comme ce qui « introduit le trouble » (N. Caligaris) jusqu’à une conception « réparatrice » (A. Gefen), en passant par la catégorie de « littérature déconcertante » (D. Viart) : comment l’étude du trouble croise-t-elle le problème de la valeur littéraire ?

Pour cerner cette notion aux contours incertains et à la riche polysémie, il est possible de partir de termes proches : déstabilisation, ambiguïté, malaise, équivoque, opacité, hybridité… mais également de se tourner vers des notions connexes élaborées par d’autres penseurs : estrangement (V. Chklovski, C. Ginzburg), vertige (R. Caillois, C. de Toledo), récit indécidable (B. Blanckeman), hantise par déplacement et condensation (D. Viart), survivance (G. Didi-Huberman).

La journée d’étude aura lieu le 2 décembre 2023 avec des interventions d’une vingtaine de minutes.

Les propositions de communication sont à adresser avant le mercredi 7 juin aux deux adresses suivantes : bahia.dalens@gmail.com et alicelaumier@gmail.com. Elles devront comporter une notice bio-bibliographique de quelques lignes et ne pas dépasser une page (3000 signes espaces compris). Les réponses seront communiquées par mail le 30 juin.

Comité scientifique :

Carole Auroy, Professeur de Littérature française, Université d'Angers

Hélène Baty-Delalande, Maître de conférence en Littérature française, Université Rennes 2

Marie-Hélène Boblet, Professeure de Littérature française, Université de Normandie (Caen)

Bahia Dalens, docteure en Littérature française, UMR Thalim (Université de la Sorbonne Nouvelle)

Alice Laumier, docteure en Littérature française, UMR Thalim (Université de la Sorbonne Nouvelle)

Bibliographie

BLANCKEMAN, Bruno, Les Récits indécidables, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion,  2000.

BOUJU, Emmanuel et GEFEN, Alexandre (dir.), « L'Émotion, puissance de la littérature ? », Modernités, n° 34, 2012.

CAILLOIS, Roger, Les Jeux et les Hommes : le masque et le vertige [1958, édition revue et augmentée : 1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1991.

CALIGARIS, Nicole, entretien avec Alain Nicolas, « Nicole Caligaris : “La Littérature c’est ce qui introduit le trouble” », L’Humanité, 10/01/2013 [en ligne]. URL : https://www.humanite.fr/culture/nicole-caligaris-lalitterature-c-est-ce-qui-intro-512469

CHAUDIER, Stéphane, « “Consentante”, “concertante” et “déconcertante” : les critères stylistiques de la valeur littéraire dans la production romanesque contemporaine », Elfe XX-XXI, n° 8, 2019 [en ligne]. URL : https://journals.openedition.org/elfe/1080

CHKLOVSKI, Victor, L’Art comme procédé [Iskusstvo kak priёm, 1965], trad. Régis Gayraud, Paris, Allia, 2008.

DAMERDJI, Amina, « L'Écrivain peut‑il inciter à la haine ? La littéralisation comme stratégie politique : le procès de La Rage et l’orgueil d’Oriana Fallaci (2002) », dans Pour une critique matérialiste des œuvres littéraires, actes du colloque « Matérialisme et critique littéraire : définitions d'une méthode », Université d'Orléans, mai 2019 [en ligne]. URL :https://www.fabula.org/colloques/document7096.php

DIDI-HUBERMAN, Georges, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2002.

DONNARIEIX, Anne-Sophie, Puissances de l’ombre : le surnaturel du roman contemporain, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2022.

FORTIER, Frances et MERCIER, Andrée, « La Narration impossible. Conventions réalistes, catégories narratologiques et enjeux esthétiques », dans La Transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain, Frances Fortier et Andrée Mercier (dir.), Québec, Nota Bene, coll. « Contemporanéités », 2011.

GEFEN, Alexandre, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2017.

        ------------- L’Idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2021.

GINZBURG, Carlo, À distance : neuf essais sur le point de vue en histoire [Occhiaccidi legno. Nove riflessioni sulla distanza, 1998], trad. Pierre-Antoine Fabre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2001.

HARAWAY, Donna J., Vivre avec le trouble [Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, 2016], trad. Vivien Garcia, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire,  2020.

RABATÉ, Dominique, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti, 1991.

        ------------- Poétiques de la voix, Paris, José Corti, 1999.

        ------------- La Passion de l’impossible. Une histoire du récit au XXe siècle, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2018.

SCARPETTA, Guy, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985. 

        -------------  « Le Trouble », Art Press, hors-série n° 13, 1992.

SCHAEFFER, Jean-Marie, Les Troubles du récit : pour une nouvelle approche des processus narratifs, Vincennes, Thierry Marchaisse, 2020.

SERMIER, Emilien, Une saison dans le roman. Explorations modernistes : d’Apollinaire à Supervielle (1917-1930),  Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2022.

TOLEDO (de), Camille, Une histoire du vertige, Paris, Verdier, 2023.

VIART, Dominique, « Vers une poétique spectrale de l’histoire » dans L’Imaginaire spectral de la littérature narrative française contemporaine, Jutta Fortin et Jean-Bernard Vray (dir.), Saint-Etienne, Presses Universitaires de Saint-Etienne, 2013.

VIART, Dominique et VERCIER Bruno, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005.

ZENETTI, Marie-Jeanne, « Comment lire les fictions parlant de personnes réelles ? Lecture située et “vérité littéraire” », Littérature, n° 203, septembre 2021.