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Roberto Saviano ou le problème de l’intellectuel dans l’ère de la transmédialité (Toulon)

Roberto Saviano ou le problème de l’intellectuel dans l’ère de la transmédialité (Toulon)

Les univers imaginaires transmédiatiques sont des constellations d’œuvres qui gravitent autour d’une même histoire, mais dont le contenu s’étend sur plusieurs supports médiatiques interconnectés (livres, albums illustrés, écrans de cinéma, de télévision, d’ordinateur…). Prise dans sa singularité, chacune des variantes d’un même univers forme une unité cohérente. Mais dès que l’on compare son contenu à celui des autres variantes, il devient difficile de conférer à l’ensemble un sens unitaire.

C’est ce que l’on constate avec l’univers qui a consacré le nom de Roberto Saviano parmi les écrivains les plus représentatifs de l’engagement intellectuel contemporain : l’univers de Gomorra. Sous quelle rubrique thématique classer son contenu protéiforme ? Qu’y a-t-il en commun entre ses différentes ramifications littéraires, cinématographiques et télévisuelles ?

Inauguré par un livre (2006) qui est rapidement devenu un best-seller international, l’univers en question s’est progressivement enrichi d’une pièce de théâtre (2007), d’un film (2008), d’une série télévisée à succès (2014-2021), d’un spin off cinématographique (L’immortale 2019) ainsi que d’une multitude de variations générées directement par le public des fans. Au fil de son expansion, l’univers de Gomorra est devenu inclassable, son contenu se dérobant à toute catégorisation facile et mettant en échec les classifications narratives les plus répandues. Non seulement les variantes transmédiatiques de cet univers ne se laissent pas classer sous une même catégorie taxinomique (si Gomorra-la série est incontestablement une fiction, dans quelle catégorie ranger les autres variantes, dès lors que les données factuelles y sont prépondérantes et que les données imaginaires résiduelles y jouent un rôle atypique, irréductible à celui des fictions canoniques ?), mais c’est leur sens même qui n’est plus homogène, s’organisant autour de prises de position contradictoires à l’égard de la criminalité organisée. L’attitude militante et critique de Saviano trouve son pendant symétrique dans l’attitude désinvolte (et, à plus d’un égard, ambiguë) des instances qui sont à l’origine des ramifications fictionnelles de cet univers. Comment concilier alors des œuvres qui, tout en racontant la même réalité (les dynamiques sociales de la Camorra), l’observent à partir de perspectives antithétiques, donnant lieu à des lectures divergentes du phénomène criminel ? Comment concilier l’engagement d’un écrivain qui, par l’intermédiaire de son œuvre, a tenté de miner l’empire de la Camorra en dénonçant ses articulations économico-financières, avec le désengagement, acéphale et irresponsable, des communautés qui ont pris forme autour des ramifications télévisuelles de Gomorra ?

L’enjeu de cette journée d’études est de questionner, à travers l’étude de l’univers transmédiatique de Gomorra, les contradictions de l’engagement civique et politique de Roberto Saviano. Afin de permettre la tenue d’un débat cohérent et d’éviter le risque d’une fragmentation thématique, nous proposons aux participants d’articuler leur réflexion autour des pistes de problématisation suivantes :
 
Un intellectuel « trop » transmédiatique ?

La stratégie éditoriale qui a présidé à la consécration médiatique de l’univers de Gomorra a-t-elle servi ou desservi l’activisme politique de Saviano ? Certes, elle l’a rendu très populaire, mais n’a-t-elle pas opacifié la lisibilité de ses prises de position ? Ne faudrait-il pas reconnaître alors, que Saviano a manifestement perdu la main sur le processus d’expansion transmédiatique de son œuvre ? Et qu’il est, donc, plutôt victime que bénéficiaire de l’alchimie éditoriale qui l’a transformé en icone pop ? 
 
Un intellectuel libre ?

Peut-on critiquer le capitalisme sans mettre en cause le système politique (le libéralisme) qui a érigé l’économie capitaliste en principe régulateur de la vie sociale ? Si les activités de la Camorra (Saviano dixit) sont le prolongement illégal des activités légales du capitalisme, la faute en est à l’ordre libéral qui a étendu les lois du capitalisme à toutes les sphères de la vie sociale. Pourquoi Saviano n’a-t-il pas mis en cause les politiques libérales avec la même fermeté qu’il a déployée pour fustiger le capitalisme ? Est-ce parce qu’il estime qu’il n’y a pas de salut hors du monde libéral ? Ou parce que toute prise de position antilibérale n’est pas en consonance avec l’orientation politique des principaux actionnaires de son network éditorial (Fininvest, Gruppo GEDI, ITV Studios, RCS MediaGroup) ?
 
Un intellectuel « trop » intégré ?

Il fut un temps où le crédit social des intellectuels dépendait de leur capacité à nommer le mal « invisible » qui porte préjudice au vivre ensemble. Pourquoi notre société s’accommode-t-elle de formes d’engagement intellectuel qui l’alertent sur des dangers que tout le monde connaît déjà ? Est-ce vraiment parce qu’il n’y a de danger plus grand que le crime organisé ? Ou parce que ce danger, délibérément surestimé, sert de paravent à l’incapacité de notre société d’affronter d’autres problèmes sociaux (l’accès à la santé publique, à l’instruction, à la sécurité ainsi qu’à des formes de travail non exploité), ceux-là même auxquels on n’a plus le droit de s’attaquer, puisqu’ils résultent de la logique même qui préside au développement de l’ordre libéral ?
 
Un intellectuel surcoté ?  

Face à l’œuvre de Saviano, les représentants du monde universitaire ont-ils fait preuve d’objectivité et de distance critique ? N’ont-ils pas trop vite balayé d’un revers de la main la pertinence des travaux (Dal Lago 2010) qui ont osé critiquer l’écrivain napolitain ? Et n’ont-ils pas été trop soucieux d’aplatir leur interprétation de l’univers de Gomorra sur les finalités qui ont présidé à son exploitation commerciale et politique ? Assimiler l’univers de Gomorra à une sorte de brand (Benvenuti 2017) et prétendre ensuite que toutes les ramifications de son contenu seraient indistinctement portées par un même souffle vertueux (celui de l’engagement), ne revient-il pas à fermer les yeux sur les contradictions de l’univers en question et à consacrer une image frelatée (mais très smart) de son contenu ? Faut-il donc, pour sauver le soldat Saviano, abjurer toute sorte d’esprit critique et repenser l’essence de la littérature au prisme du marketing et du politiquement correct ?  
 
Les contributions aborderont une ou plusieurs variantes transmédiatiques de l’univers de Gomorra (aussi bien celles qui ont été signées par l’écrivain napolitain que celles qui ont été produites par les fans : parodies, gifs, cosplay, chansons rap), en les articulant au thème de l’engagement intellectuel afin de décrypter le problème dont Roberto Saviano est devenu le paradigme.

Les propositions (en langue française) sont à adresser à Alessandro Leiduan (alessandro.leiduan@univ-tln.fr) avant le 29 juin 2023, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique.

La journée d’études se tiendra à Toulon le vendredi 17 novembre 2023.