Identité et mémoire dans la littérature hispano-américaine
Appel à contributions pour la revue reCHERches des Presses Universitaires de Strasbourg
« Sans la mémoire, que serions-nous ? », demandait Chateaubriand[1] rappelant ainsi le lien indéfectible entre mémoire et identité qui définissent toutes deux le rapport de soi à soi sur un plan individuel mais également collectif.
Questionner identité et mémoire, dans leur dimension collective, c’est s’intéresser aux relations de l’identité avec l’histoire, la culture, les croyances, cette « mémoire antérieure » dont parlait Asturias, ou ces « cadres sociaux de la mémoire » pour reprendre la théorie de Halbwachs qui définit ainsi l’ensemble du contexte, des notions et pensées qui entourent les souvenirs et qui sont façonnés en grande partie par la société, la mémoire collective enveloppant les mémoires individuelles[2].
Ainsi, « il n’est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial »[3] : mémoire et identité ressortissent à l’espace autant qu’à l’histoire, et il n’est pas incident en l’espèce d’étudier le lieu de production de la parole identitaire ou mémorielle — et avec elle la position d’énonciation en littérature —, notamment la dissonance centre-marges ou les notions d’intérieur et extérieur qui, entre inclusion et exclusion, renvoient au discours hégémonique et intéressent la pensée décoloniale[4] ; on songe également ici aux mémoires diasporiques liées aux phénomènes migratoires et, consécutivement, aux problèmes de la clandestinité, l’anonymat, l’(auto)invisibilisation qui sont autant de “troubles dans l’identité”[5].
Ces aspects ne sont pas sans lien avec les rapports, moins antinomiques que dialectiques, entre identité et altérité : comment considérer le soi sans que surgisse l’autre ? Si l’identité « se cherche et se forme dans un contexte multiculturel et plurilingue », comment dit-on, pense-t-on, ou voit-on l’autre ? Quel statut donne-t-on à l’autre par rapport au même ?[6] En Amérique latine, on songe à la question des indigènes, des afro-descendants, des peuples autochtones ou premiers, des subalternes[7] et, avec eux, à des processus bien connus dans cette aire géographique : identification et assimilation, acculturation et transculturation, hétérogénéité[8] et interculturalisme, sans omettre les évolutions discursives et définitoires (de « indio » à « indígena », par exemple), elles aussi signifiantes en matière de mémoire et d’identité, entre autres formes de revendications questionnant une improbable unité faite de tensions, et qu’on retrouve profusément dans les littératures hispano-américaines.
Entre intériorisation et transgression des normes, héritages et ruptures, identité et mémoire inspirent de nouvelles résistances et de nouvelles alternatives, sociales ou culturelles, elles-mêmes à l’origine de diverses formes de résiliences. Des racines vernaculaires au transnationalisme, les identités font l’objet de déplacements (migratoires et sémantiques), laissent la place à la post-identité qui, au-delà d’un repère chronologique, rend compte, non plus de communautés (ou de ce qui est commun) mais de différences et de singularités, d’espaces d’indétermination et d’indiscernabilité[9].
Ces revendications et résistances, identitaires et mémorielles, ne sont pas étrangères à un devoir de mémoire guetté par certains abus ou glissements : des différences fondamentales distinguent mémoire et histoire dans le rapport qu’elles entretiennent avec le passé, celle-ci supposant une distance critique quand celle-là, dépendant d’un vécu subjectif, peut préférer la consolation à la vérité des faits[10] — en Amérique latine, on songe par exemple aux contextes de guerre, génocidaires ou dictatoriaux qui, entre trauma et résilience, silences et parole, oubli et mémoire, n’ont pas manqué d’intéresser la littérature.
On touche ici aux possibles failles de la mémoire, sujette à diverses altérations tant sur le plan collectif qu’individuel : souvenirs-écrans, amnésie, refoulements, déplacements, « fantômes » ou « cryptes »[11] entre autres reconstructions ou déformations, « mnémostratégies et léthostratégies »[12]. Approximative et fantasmatique, non dénuée d’une fonction fabulatrice, la mémoire se prête volontiers aux réélaborations, au point de faire dire à Gusdorf : « nos souvenirs nous ont faits ; nous faisons nos souvenirs », la mémoire produisant, dans sa quête de sens plus que de vérisme, une « mythistoire »[13]. L’histoire, et dans son sillage la littérature, recèle de réécritures mythifiantes, le mythe s’avérant un « révélateur idéologique, le reflet d’un système de valeurs »[14] — de fait, si la mémoire intègre les archétypes, identité et culture ne refusent pas les stéréotypes.
Les questions identitaires et mémorielles traversent les littératures hispano-américaines, imprègnent imaginaires et récits qui les considèrent et les réinventent ; on peine à dénombrer les écrits qui font œuvre de mémoire, transmettent, préservent ou réhabilitent, interpellent et dénoncent, en assumant la part de subjectivité qui existe dans la perception du passé et, à plus forte raison, du vécu. La littérature œuvre alors à remplir les vides discursifs et à questionner les falsifications du discours et de l’historiographie officiels, assumant, entre déconstruction et reconstruction, une fonction subversive de dévoilement, de réécriture de la mémoire collective[15], dans une perspective en un sens éthique. L’objectif subversif qui préside à la récupération de la mémoire, consubstantielle à l’élaboration de l’identité et à la conscience qu’un peuple ou une personne a de soi, n’amène pas seulement à écrire pour le présent mais également à resignifier le passé et certains de ses acteurs jusqu’à inverser parfois l’image transmise jusqu’alors[16].
Rien de surprenant dès lors si, dans le prolongement des chroniques et de la littérature de témoignage, les écrits de l’aire hispano-américaine ne manquent pas de personnages journalistes, archivistes, mémorialistes, ou recourent au topos du manuscrit retrouvé, aux enquêtes révélatrices du roman policier, aux fragments épistolaires ou au journal intime alliant généalogie et histoire collective, parfois au moyen de photos intégrées au cœur de la fiction — pour ne mentionner ici que quelques exemples d’intergénéricité et d’intermédialité.
Comment la littérature hispano-américaine aborde-t-elle identité(s) et mémoire(s), et selon quelles relations, corrélatives ou dialectiques, connexes ou dilemmatiques ? Quelles en sont les modalités et les fonctions ? À quelles stratégies narratives, discursives et esthétiques recourent ces œuvres ? Le volume privilégiera les écrits fictionnels, poétiques et dramatiques, ainsi que l’autofiction, sans exclure toutefois l’autobiographie et la littérature de témoignage.
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Les propositions d’articles — d’une dizaine de lignes environ, en français ou en espagnol — seront adressées avant le 14 avril 2023 à
Nathalie BESSE et Eduardo MARTÍNEZ : nbesse@unistra.fr / leduardo.martinezalvarez@gmail.com
Le résumé sera accompagné de :
- 4-5 mots-clef
- l’établissement de rattachement et le mail professionnel
- une notice bio-bibliographique de 5 lignes
Une réponse sera donnée début mai pour une remise des articles avant le 30 septembre. La publication est prévue pour le 1er semestre 2025.
[1] CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, Tome I, Paris, Éditions Biré-Moreau, Garnier, 1947, p. 72.
[2] Maurice HALBWACHS, La mémoire collective, Paris, P.U.F., 1968, p. 36.
[3] Ibid., p. 146.
[4] Voir Walter MIGNOLO, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2015, notamment p. 33 pour l’antagonisme intérieur-extérieur.
[5] Qu’on pense aux « indocumentados » ou à l’intitulé du film Sin nombre réalisé par Cary Fukunaga (2009). Et, au-delà de ces exemples, aux propos de Nathalie HEINICH dans Ce que n’est pas l’identité : « Perdre son nom, perdre l’aspect de son visage, perdre la mémoire : autant de façons de se perdre soi-même en perdant sa relation aux autres », Gallimard, 2018, p. 95.
[6] Elena VLADIMIRSKA, Thierry PONCHON, « Présentation : dire l’autre, voir autrui », Dire l'autre, voir autrui. L’altérité dans la langue et les discours, Vladimirska Elena, Ponchon Thierry (dir.), Paris, L’Harmattan, 2016, p. 10.
[7] Nous pensons derechef à l’apport des pensées postcoloniale et décoloniale et aux travaux, entre autres, de Gayatri SPIVAK, Les subalternes peuvent-elles parler ?, et de Walter MIGNOLO, Historias locales / diseños globales. Colonialidad, conocimientos subalternos y pensamiento fronterizo, ou La idea de América Latina. La herida colonial y la opción decolonial.
[8] Nous songeons ici aux travaux d’Ángel RAMA, Transculturación narrativa en América Latina, Buenos Aires, Ediciones El Andariego, 2008 ; et d’Antonio CORNEJO POLAR, Escribir en el aire. Ensayo sobre la heterogeneidad socio-cultural de las literaturas andinas, Lima, CELACP, 2003.
[9] Voir JAGODZINSKI, Jan, « Explorations of Post-Identity in Relation to Resistance. Why Difference Is Not Diversity », in Trifones, Peter Pericles (ed.), Handbook of Theory and Research in Cultural Studies and Education, Suiza, Springer, 2020, p. 120. Les travaux de Jonathan FRIEDMAN jettent un éclairage sur cette question : Cultural Identity and Global Process, London, Sage, Theory Culture and Society Series, 1994.
[10] Nous pensons aux études incontournables de P. RICŒUR (La mémoire, l’histoire, l’oubli), P. NORA (Les lieux de mémoire, ss dir.), J. LE GOFF (Histoire et mémoire) et T. TODOROV (Les abus de la mémoire). Les travaux de Joël CANDAU, notamment Mémoire et identité, montrent également que la construction de l’identité ressortit à une mémoire affective.
[11] Nicolas ABRAHAM et Maria TOROK, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1996. Ou Pascal HACHET, Cryptes et fantômes en psychanalyse. Essais autour de l’œuvre de Nicolas Abraham et de Maria Torok, Paris, L’Harmattan, 2000.
[12] Anna MADOGLOU, « Mnémostratégies/léthostratégies et contenu de la mémoire individuelle volontaire et involontaire », Bulletin de psychologie n° 497, 2008/5, p. 431-448.
[13] Georges GUSDORF, Mémoire et personne. Tome I, La mémoire concrète, Paris, PUF, 1951, p. 256 pour la citation. Dans Les écritures du moi. Lignes de vie I, le même philosophe évoque une mythistoire « à l’œuvre dans la conscience des individus comme elle l’est dans la conscience des nations ». Paris, Éditions Odile Jacob, 1991, p. 15. Selon lui, « L’écart entre le moi remémorant et le moi remémoré permet l’intervention de l’instance mythique, remaniant la réalité du vécu pour la rendre plus semblable à l’identité que le sujet se reconnaît par-delà les déformations et malentendus de l’événement. […] le mythe peut être plus vrai, plus signifiant que la vérité », p. 481-482.
[14] Raoul GIRARDET, Mythes et mythologies politiques, Paris, Editions du Seuil, 1986, p. 83. Le mythe possède une fonction de restructuration mentale et sociale, et s’affirme d’autant plus lorsque l’identité paraît compromise.
[15] Erick AGUIRRE, Subversión de la memoria. Tendencias en la narrativa de postguerra, Managua, Centro Nicaragüense de Escritores, 2005.
[16] Karl KOHUT, « Literatura y memoria », La invención del pasado (Kohut ed.), Frankfurt am Main, Madrid, Vervuert, Iberoamericana, 1997.