L’écrivain révolté et le roman. Formes et usages du genre romanesque chez Jules Vallès, Georges Darien, Octave Mirbeau et Léon Bloy (Reims)
L’écrivain révolté et le roman. Formes et usages du genre romanesque
chez Jules Vallès, Georges Darien, Octave Mirbeau et Léon Bloy
Journée d’études
Université de Reims, 26 mai 2023
Avec le soutien du Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles et Esthétiques littéraires (CRIMEL)
L’essoufflement du Naturalisme lorsque paraît La Terre de Zola en 1887 ouvre la voie à une crise du roman, laquelle est en réalité une remise en question du roman réaliste. La génération symboliste considère l’esthétique naturaliste comme une esthétique incapable de rendre compte de la complexité de l’individu moderne pétri d’hésitations et de désillusions. Genre à la fois protéiforme et malléable, le roman est un lieu de cristallisation des enjeux culturels, politiques et idéologiques. Assimiler le roman à la volonté de reproduire une illusion du réel ne permet pas à une génération entière d’écrivains d’y trouver un genre capable de servir leurs idées et leurs visions du monde.
Dans le second XIXe siècle, il existe une littérature engagée, dans la lignée de Jules Vallès. Cette littérature engagée est notamment incarnée par Georges Darien et Octave Mirbeau, tous deux pourfendeurs de la bourgeoisie fin-de-siècle qu’ils ne connaissent que trop bien et qu’ils abhorrent en raison même de leur proximité avec ce milieu. Quant à Léon Bloy, pèlerin de l’Absolu, il incarne une sorte de mysticisme prophétique au tournant d’un siècle placé sous le signe de la décadence.
Chacun à leur manière, ces écrivains révoltés aspirent à donner au roman une autre issue que celle du Réalisme ou du Naturalisme. Ils se soulèvent, contestent, manifestent leur indignation, souvent dirigée contre la bourgeoisie. Ils n’hésitent pas à repousser les limites du roman en le replaçant à la frontière d’autres genres et en remettant en question certaines de ses conventions.
Dans les années 1860, Jules Vallès incarne la figure de l’écrivain révolté qui cheville l’idée qu’il se fait du roman à quelques grands principes : souci de la vérité, fonction militante de la littérature, volonté d’avoir une réception la plus large possible. Cette interrogation sur la forme romanesque, Vallès la conduit notamment dans Les Blouses (1880), texte inachevé qui nourrit une véritable réflexion sur le roman : rapport entre fiction et Histoire, codes du genre, objectivité et subjectivité, rapport au langage. Dans un style vrai, Vallès construit sa révolte à travers une trilogie romanesque à dominante autobiographique (L’Enfant en 1879 et Le Bachelier en 1881) et historique (L’Insurgé en 1886) mettant en scène un jeune homme en colère : Jacques Vingtras. Seulement, loin de simplement nous proposer les Mémoires d’un révolté, Vallès fait le choix d’endosser une posture, celle qui « dit la manière dont un auteur se positionne singulièrement, vis-à-vis du champ littéraire, dans l’élaboration de son œuvre » (Jérôme Meizoz). Ce positionnement fondamentalement contestataire, Vallès le concrétise en se méfiant du livre, en nous arrachant à la crédulité de la fiction, en ironisant et en adoptant un langage entre lyrisme et prosaïsme, ce que fera aussi, à sa manière, Darien.
Darien entend mener à bien un « projet » romanesque qui suivrait le modèle balzacien (« une sorte de nouvelle Comédie Humaine ») et romprait avec le modèle zolien (documentation, description, milieu). Désireux de proposer à ses lecteurs un roman « pétard », Darien s’inspire de sa jeunesse bourgeoise difficile pour débuter à la fin des années 1880 un « massacre » via une série de romans (Correspondances). Il se présente comme un écrivain révolté désireux de dévoiler l’exploitation humaine et les trop nombreuses injustices. Dans un style tout en surenchère, l’auteur veut faire « vrai » (Biribi). De Biribi à Bas les cœurs !, en passant par Le Voleur et L’Épaulette, les romans de Darien expriment une indignation contre toutes les formes de l’autorité : familiale, scolaire, militaire et religieuse. Considérant que « l’indignation est toujours une chose juste » (Bas les cœurs !), l’homme de lettres cherche à définir, dans une série d’articles, sa vision du roman. Il conteste dans un premier temps le roman socialiste qui s’apitoie sur le sort des misérables et qui n’est que « procès-verbal sociolâtre ». Il tente ensuite de préciser ce qu’il entend par roman anarchiste, lequel roman est assimilé à un cri (L’Endehors). Le roman est là pour dénoncer avec toute la violence que cela suppose. Cela conduit Darien à débuter, en 1891, l’écriture d’un roman pamphlétaire – Les Pharisiens – qui s’en prend au genre romanesque, au style des écrivains fin-de-siècle, à l’influence de la presse et à une littérature de chapelles que dénonce également Mirbeau.
Mirbeau connaît les présupposés du roman de mœurs balzacien et zolien. Il les conteste et considère le roman comme un genre inférieur et vulgaire : « Je suis dégoûté, de plus en plus, de l'infériorité des romans, comme manière d'expression. » (Michel et Nivet) Ce rejet du roman pourtant privilégié par Mirbeau prend des formes très différentes. L’auteur conteste surtout le roman réaliste qui est à ses yeux une mystification. Dès lors, le soupçon pèse sur le récit (La 628-E8 en 1907) dont la composition même apparaît comme une convention mensongère dont il s’affranchit progressivement (Dans le ciel en 1892-1893) jusqu’à faire du roman, tantôt la simple juxtaposition d’épisodes sans autre lien les uns avec les autres qu’un narrateur unique (Les 21 Jours d’un neurasthénique en 1901, Le Journal d’une femme de chambre en 1900), tantôt le reflet de la volonté arbitraire d’un romancier qui coud ensemble des récits sans lien apparent (Le Jardin des supplices en 1899). À ces assemblages considérés par l’auteur comme des romans, Mirbeau ajoute la contestation de principes comme la vraisemblance et la bienséance (L’Abbé Jules en 1888, Sébastien Roch en 1890, Le Calvaire en 1886) qui ne sont que conventions ridicules, voire hypocrites. Cette remise en question d’un genre coïncide avec quatre moments dans le parcours de Mirbeau : les romans nègres (début des années 1880) avec l’influence de la philosophie pessimiste de Schopenhauer ; les romans autobiographiques marqués par des libertés prises avec la conception du roman réaliste et l’influence du roman russe (Dostoïevski) ; les romans de la déconstruction, sortes de romans à tiroirs où le lecteur n’a plus les repères attendus (linéarité rompue, progression imperceptible, désinvolture affichée, caricature assumée) ; le dépassement lorsque le roman devient simple collage. Chacun de ces moments est marqué par l’indignation, la volonté d’indisposer ses contemporains, à l’instar de Bloy.
Bloy a la volonté de désobliger. Avec Le Désespéré et La Femme pauvre, la révolte apparaît comme un thème central. Ainsi, Caïn Marchenoir, héros du Désespéré, roman largement autobiographique, est un catholique intransigeant révolté par le silence de Dieu et la vaine attente de la rédemption. Paria parmi les hommes, Marchenoir lance le plus violent des anathèmes contre ses contemporains. Véritable cri de révolte, ce roman tient à la fois du récit et du pamphlet visant la foule des digérants républicains et la Grande Vermine des lettres. Ce texte d’un révolté s’accompagne aussi d’un regard pour le moins radical sur le genre romanesque. Toutefois, au-delà de ce jugement, c’est l’écriture de Léon Bloy qui marque les esprits : mélange des registres et des styles pour mieux révéler le divin dans la vie mondaine et tourner en dérision l’époque moderne, à savoir bourgeoise. Entre parabole et farce, les romans de Bloy participent à l’évolution du genre romanesque. Bloy brouille les frontières qui séparent ledit genre d’autres tels que l’autobiographie, le pamphlet, les méditations poétiques ou l’essai d’exégèse. Il rompt avec l’esthétique réaliste et cherche à produire par l’écriture fictionnelle une lecture symbolique de l’histoire du Salut qui le préoccupe tout particulièrement. Il établit une sorte d’équivalence entre les données de la fiction, sa vie et l’histoire de l’humanité, laquelle n’est jamais très éloignée d’un motif central : le drame familial. Le plus souvent, en optant pour une rhétorique en excès – à l’instar d’écrivains comme Darien et Mirbeau – Bloy met en œuvre un spiritualisme de l’inquiétude où la « diffraction du sens » se présente comme une « immense farce sacrilège » qui nous éloigne du roman, faisant émerger un genre symptomatique d’une « littérature de crise » ne trouvant pas d’issue aux paramètres de sa propre vision du monde (Pierre Glaudes).
Dans le seconde XIXe siècle, l’écriture romanesque de Vallès, Darien, Mirbeau et Bloy nous invite à voir la manière dont un genre est à la fois pratiqué, revendiqué et contesté jusqu’à faire du roman un genre à la frontière de bien d’autres formes littéraires. La révolte, motif commun aux univers des quatre auteurs, prend place dans un romanesque qui n’échappe pas à la remise en question induite par l’attitude de refus et d’hostilité caractéristique des hommes de lettres considérés. À bien des égards, les romans de ces auteurs sont ceux d’écrivains réfractaires, lesquels écrivains ont une propension à l’insoumission, une résistance aux conformismes et un désir de défendre une vision de la littérature en marge des conventions établies, des classes dominantes et des idéologies partisanes.
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Modalités de participation : Les propositions de communication (environ 500 mots avec un titre provisoire et une courte notice bio-bibliographique), devront être envoyées à l’adresse suivante : aurelien.lorig@univ-reims.fr, avant le vendredi 9 décembre 2022.
Réponse sera donnée dans la première quinzaine de janvier 2023. La journée d’étude se tiendra à Reims le 26 mai 2023.