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Blasphème (Séminaire de Questes)

Blasphème (Séminaire de Questes)

Publié le par Marc Escola (Source : Valentine Eugène & Ella Le Peltier-Foschia)

Appel à communications

« Blasphème »

Séminaire de Questes

16 décembre 2022, 27 janvier et 17 février 2023

Dans le Roman de Renart, le goupil transforme une série de pets en un rosaire scatologique : « “Cis premiers, dist il, soit mon père ! /Et li autres soit por me mere /Et li tiers por mes bienfaiteurs /Et por trestous mes anciseeurs, /Et li quars soit por les gelines[1]” » – et la liste de s’allonger ainsi sur une dizaine de vers, avant que le personnage ne finisse tout simplement, à la fin de l’épisode, par dévorer son confesseur… Cette scène, particulièrement subversive vis-à-vis de la foi et de la religion, confère-t-elle au texte un caractère blasphématoire ? Si en 1997 Évelyne Birge-Vitz s’interrogeait sur ce point[2], force est de constater que, du Roman de Renart à Dante en passant par Chaucer[3], la question des énoncés ou des représentations irrévérencieuses à l’égard de l’Église et de ses officiants, de la divinité ou des pratiques religieuses continue de mériter d’être posée.

Pour autant, le blasphème ne relève pas seulement des études littéraires. De la classification et codification des « éléments de jurologie[4] » à l’analyse pragmatique de l’« effet injure[5] » ; de l’exploration méthodologique et théorique des degrés de gravité dans les imputations de blasphèmes dans la vie publique[6] à l’analyse du dispositif de jugement spécifique de telles affaires[7] ; de la réalisation d’audacieux travaux de synthèse à la production d’études plus circonstanciées dans l’espace et dans le temps[8], le blasphème, enfin sorti des dictionnaires de théologie[9], se révèle aussi, et peut-être surtout, un objet d’étude particulièrement prisé par les linguistes[10], les anthropologues et les historiens du droit[11] et des religions[12].

La diversité des travaux et la pluralité de leurs perspectives prouvent que le blasphème constitue un objet à « forte vertu mobilisatrice » et à « contenu notionnel équivoque[13] ». Malgré un certain consensus établi autour de la notion de transgression de normes gravitant autour du sacré et d’une interrogation autour du licite et de l’interdit, les définitions du blasphème varie en fonction des lieux et des périodes : prononcer le nom de Dieu ou l’invoquer en vain ; affirmer quelque chose de faux sur la divinité, l’insulter ou l’outrager, ainsi que ses représentants ; proférer dans un mouvement de colère un juron etc. La délimitation sémantique du mot blasphème n’est d’ailleurs elle-même pas stable vis-à-vis d’autres vocables que l’on juge souvent comme voisins (hérésie, apostasie, mécréance, idolâtrie, sacrilège etc.). Aux XIIe et XIIIe siècles, une période où les classifications structurées des « péchés de la langue[14] » se multiplient, deux grandes conceptions du blasphème circulaient. L’une, ancrée dans la tradition augustinienne, met l’accent sur la dimension mensongère du discours et son caractère de fausseté ; l’autre, qui remonte à Haymon d’Auxerre, insiste sur la modélisation linguistique de l’insulte adressée à Dieu. Pierre de Lombard et Raoul Ardent s’inscrivent dans la première perspective lorsque Guillaume Peyraut privilégie la seconde[15]. Le blasphème a donc évolué dans ses significations comme dans ses pratiques, sa valeur ou encore sa portée au cours des siècles et selon les domaines depuis lesquels il est envisagé.

Tenir compte de l’« éclatement de la notion[16] » s’avère primordial. En effet, selon l’angle abordé dans les études, la notion de blasphème prendra donc une forme différente, pouvant elle-même s’avérer blasphématoire ou non selon la norme imposée. Aussi, dans le but de rendre compte d’une définition aussi développée que possible, est-il judicieux d’analyser le blasphème comme un objet d’étude interdisciplinaire, intéressant l’histoire, le droit, la littérature, la linguistique, l’histoire de l’art etc.

Ce séminaire, qui propose globalement d’interroger les marges et la notion de frontière(s) (entre le licite et l’illicite, entre certains comportements et ce qui autorisé, préconisé ou banni par les croyances « officielles » etc.), s’intéressera aux réactions des acteurs dans leurs productions multiples (langagières, littéraires, épigraphiques, iconographiques etc.) face à l’imposition d’une norme institutionnelle (religieuse, juridique, politique etc.) – confrontation, transgression, contournement, acceptation, rejet… – et à leur réception par l’institution en question.

Les communications devront prendre en compte la diversité des pratiques comme celle des domaines qui peuvent entrer en jeux (ceux-ci ne sont pas simplement religieux, mais aussi juridiques, politiques, artistiques et littéraires) ; la multiplicité des périodes historiques (le blasphème ne connaît ni la même définition ni la même portée entre le Haut Moyen Âge, le Moyen Âge central et le Bas Moyen Âge ou l’époque moderne) ; la pluralité des traditions (savantes et « populaire » notamment, théologique et juridique etc.). Elles pourront respecter l’historicité de l’objet (en adoptant les catégories et les définitions médiévales) ou choisir de conserver une définition large et extensible du blasphème : interroger les textes ou l’iconographie médiévale à l’aune de la définition moderne de blasphème comme parole ou discours qui outrage la divinité, la religion ou tout ce qui est considéré comme sacré ; interroger les mouvements religieux que le centre conçoit comme hérétiques (cathares, albigeois, réformistes etc.) et qui considèrent eux-mêmes la norme dictée par l’institution comme « blasphématoire » ; interroger l’attitude des mystiques, des visionnaires ou des humanistes de la fin de l’époque médiévale… Outre l’étude de la dimension verbale du blasphème, on pourra donc englober celle d’un ensemble hétérogène de comportements jugés répréhensibles ou encore de croyances considérées comme déviantes.

Axes de réflexion possibles

- L’indétermination sémantique et la variété lexicale en fonction des langues : enjeu(x) et conséquence(s) d’une désignation.

- La diversité des pratiques : énoncés et discours ; représentations littéraires et iconographiques ; comportements connexes (sacrilège, hérésie, idolâtrie etc. : une étude depuis un prisme intérieur comme extérieur des normes centrales est possible).

- L’intentionnalité (de l’œuvre, des auteurs, des lecteurs) : les effets visés/produits (en quoi le blasphème peut-il par exemple être un ressort puissamment comique, parodique, satirique ?) 

- L’évolution des pratiques : possibilité d’une étude transnationale (toutefois limitée à l’Occident médiéval) ou transhistorique (du Haut Moyen Âge au XVIe siècle). 

- Le processus de conversion, où le blasphème, appréhendé différemment dans ce contexte, est accepté dans le comportement des néophytes ou des païens. 

- Le soutien et l’opposition aux mystiques et/ou aux personnes critiquant les attitudes de la papauté des XIVe au XVIe siècles. En fonction d’où l’on se place, chacun est susceptible de recevoir le titre de « blasphémateur ».

- Les témoignages de sainteté perçus comme des blasphèmes par les autorités.

Conditions de soumission 

Cet appel à communication s’adresse aux étudiant.e.s de master, de doctorat et aux jeunes chercheur.se.s en études médiévales, quelle que soit leur discipline. Les propositions de communication, limitées à 300 mots et à une courte bibliographie, seront accompagnées d’une mention du sujet de mémoire et/ou de thèse du.de la candidat.e. Elles devront être envoyées aux organisatrices à l’adresse suivante : questes.blaspheme2022@gmail.com avant le 4 novembre 2022, en vue d’une présentation de vingt minutes durant l’une des trois séances du séminaire, qui se tiendront les 16 décembre 2022, 27 janvier et 17 février 2023 à la Maison de la Recherche (28 rue Serpente, 75006 Paris), et d’une publication dans la revue de l’association (questes.revues.org). Les candidat.e.s devront solliciter leur laboratoire ou leur école doctorale pour la prise en charge des frais de déplacement. En cas de difficulté pour le transport ou l’hébergement, les personnes concernées peuvent néanmoins solliciter les organisatrices.


 
Bibliographie indicative

Beaumatin Éric et Garcia Michel (dir.), L’Invective au Moyen Âge, France, Espagne, Italie. Acte du colloque tenu à Paris du 4 au 6 février 1993, Atalaya n° 5, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, automne-hiver 1994.

Bériou Nicole, Boudet Jean-Patrice et Rosier-Catach Irène (dir.), Le Pouvoir des mots au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, collection « Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge », 13, 2014.

 Bisgaard Lars, Selch Jensen Carsten, Jensen Kurt Villads et Lind John, Medieval spirituality in Scandinavia and Europe : a collection of essays in honour of Tore Nyberg, Odense, Odense University Press, 2001.

 Blomkvist Neil, The Discovery of the Baltic. The Reception of a Catholic World-System in the European North (AD 1075-1225), Lyede/Boston, Brill, 2005.

 Boureau Alain, L’Errance des normes : éléments d’éthique scolastique (1220-1320), Paris, Les Belles Lettres, 2016.

 Casagrande Carla et Vecchio Silvana, Les Péchés de la langue. Discipline et éthique dans la culture médiévale, Paris, Cerf, 1991.

 Chiffoleau Jacques, « Le crime de majesté médiéval », dans Genèse de L’État moderne en Méditerranée, Actes des tables rondes internationales tenues à Paris les 24, 25 et 26 septembre 1987 et les 18 et 19 mars 1988, Rome, E.F.R., Collection de l’Ecole française de Rome, 168, 1993, p.183-213.

Compagnon Antoine, « Le blasphème. L’art du rire. », dans L’Esprit de l’Europe, dir. Compagnon Antoine et Seebacher Jacques, t. iii, Goûts et manières, Paris, 1993, p. 39-51.

Craun Edwin D., « Inordinata locutio : Blasphemy in Pastoral Literature, 1220-1500 », dans Traditio, vol. 39, 1983, p.135-162.

Craun Edwin D., The Hands of the tongue: essays on deviant speech, Kalamazoo, Western Michigan University, 2007.

 Delacroix Christian (dir.), Historiographies concepts et débats, Tomes I et II, Paris, Gallimard, 2010.

 Erikson Gregory, Reading heresy : religion and dissent in litterature and art, Berlin, De Gruyter, 2017.

 Hoareau-Dodinau Jacqueline, Dieu et le roi : la répression du blasphème et de l’injure au roi à la fin du Moyen Âge, PULIM, 2002.

 Hoareau-Dodinau Jacqueline, « Le blasphème au Moyen Âge : une approche juridique », dans L’invective au Moyen Age. France, Espagne, Italie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Atalaya, Revue Française d’Etudes Médiévales Hispaniques, n° 5, 1995, p. 193-210.

 Katajala-Peltomaa Sari, Toivo Raisa Maria, Lived Religion and the Long Reformation in Northern Europe c.1300-1700, Netherlands, Brill, 2016.

 Katajala-Peltomaa Sari et Vuolanto Ville, Religious participation in ancient and medieval societies rituals, interaction and identity, Rome, Collection Acta Instituti Romani Finlandiae, Institutum Romanum Finlandiæ, 2013.

 Katajala-Peltomaa Sari et Salonen Kirsi, Church and belief in the Middle Ages. Popes, saints and crusaders, Amsterdam, AUP, 2016. 

 Le Goff Jacques et Schmitt Jean-Claude, « Au XIIIe siècle : une parole nouvelle », dans Histoire vécue du peuple chrétien, Jean Delumeau (éd.), Toulouse, 1979, p.257-279.

 Leveleux-Teixeira Corinne, La Parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale, XIIIe-XVIe siècles : du péché au crime, Boccard, 2001.

 Leveleux-Teixeira Corinne, « Injure à Dieu, outrage au roi. Le blasphème à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne : un crime limite», dans Outrages, insultes, blasphèmes et injures : violence du langage et polices du discours, s. d. É. Desmons et M.-A. Paveau, Paris, 2008, p. 31-51.

 Leveleux-Teixeira Corinne, « Entre droit et religion : le blasphème, du péché de la langue au crime sans victime », dans L'Ordre chrétien médiéval entre le droit et la foi, Revue de l’histoire des religions, Armand Colin, n°4, 2011, p.587-602.

 Nash David, Acts against God: a short history of blasphemy, London, UK, Reaktion Books, 2020.

 Rapp Francis, L’Église et la vie religieuse à la fin du Moyen Âge, Paris, PUF (Nouvelle Clio, l’histoire et ses problèmes), 1994.

 Rosier-Catach Irène, « Le blasphème et l’invention du huitième péché capital, le “péché de langue”, dans Po&sie, 4, 2017, n°162.

Rosier-Catach Irène, « Le blasphème – Perspectives historiques, théoriques, comparatistes », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, Résumé des conférences et travaux, 127, 2020. Mis en ligne le 31 juillet 2020 : http://journals.openedition.org/asr/3551.

 Selch Jensen Carsten et alii., Saints and sainthood around the Baltic Sea identity, literacy and communication in the Middle Ages, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 2018.

 Vauchez André (dir.), Les Textes prophétiques et la prophétie en Occident ( XIIe-XVe siècle), Actes de la table ronde Chantilly 30-31 mai 1988, Rome, École française de Rome, 1990.

 Vauchez André, Les Laïcs au Moyen Âge. Pratiques et expériences religieuses, Paris, Les éditions du cerf, 1987.

Vauchez André, Santi, profeti e visionari. Il soprannaturale nel medioevo, Bologna, Bologna : Il Mulino, 1999.

Comité d’organisation

Valentine Eugène

Ella Le Peltier-Foschia


 
[1] Le Roman de Renart, éd. publ. sous la dir. d’Armand Strubel, avec la collab. de Roger Bellon, Dominique Boutet et Sylvie Lefèvre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n° 445, 1998, branche III, v. 227-231.
[2] Évelyne Birge-Vitz, « La liturgie, Le Roman de Renart, et le problème du blasphème », Reinardus. Yearbook of the International Reynard Society, Volume 12, Issue 1, Jan 1999, p. 205-225.
[3] Exposés de Marco Nievergelt (Univ. Of Warwick), « Le blasphème comme supplice : Corps du Christ et Nom du Christ dans la littérature médiévale d’Angleterre » (15 fév. 2018) et de G. Gambale, « Idioma demonis infernalis. Le blasphème dans la Divine Comédie » (15 fév. 2018) dans le cadre du séminaire organisé sur le blasphème par Irène Rosier-Catch (Directrice de Recherche émérite au CNRS et Directrice d’étude émérite à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes), Corinne Leveleux‑Texeira (professeure à l’université d’Orléans), Philippe Büttgen (professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Bruno Ambroise (CNRS et Université Paris 1). Voir Irène Rosier-Catach, « Le blasphème – Perspectives historiques, théoriques, comparatistes », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, Résumé des conférences et travaux, 127, 2020. Mis en ligne le 31 juillet 2020 : http://journals.openedition.org/asr/3551.
[4] Nancy Huston, Dire et interdire. Eléments de jurologie, Paris, 1980.
[5] Evelyne Larguèche, L’Effet injure. De la pragmatique à la psychanalyse, Paris, 1983.
[6] Voir le numéro spécial abritant l’article fondateur de Jacques Cheyronnaud, Elisabeth Claverie, Gérard Lenclud et Jeanne Favret-Saada, « Paroles d’outrage », Ethnologie Française, XXII, 1992/3.
[7] Voir Jeanne Favret-Saada, « Rushdie et compagnie. Préalables à une anthropologie du blasphème », dans Jacques Cheyronnaud, Elisabeth Claverie, Gérard Lenclud, Jeanne Favret-Saada, Ethnologie Française, XXII, 1992/3.
[8] André Brulé, Blasphème et sacrilège devant la justice de Metz : XIIe-XVIIe siècles, Paris, L’Harmattan, 2009.
[9] Les principaux dictionnaires théologiques abritant un article sur le blasphème sont : Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, encyclopédie en sept volumes, dirigée par Georges Jacquemet, Paris, Letouzey et Ané, T.II, 1949, art. « Blasphème » ; Dictionnaire encyclopédique de théologie catholique, s. d. Wetzer et Welte, Paris, 1869, t. III, p. 160-162, art. « Blasphème », Mack ; Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie, s. d. Fernand Cabrol et Henri Leclercq, Paris, Letouzey et Ané, t. I., 1990, c. 926-935, art. « Blasphème » par Émile Fehrenbach, p. 926-935.
[10] Voir Émile Benvéniste, Problèmes de linguistiques générale, t. II, Paris, 1966, p. 254-257. 
[11] Voir Corinne Leveleux-Teixeira, La Parole interdite : le blasphème dans la France médiévale, XIIIe-XVIe siècles : du péché au crime, Boccard, 2001 et « Entre droit et religion : Le blasphème, du péché de la langue au crime sans victime », Revue de l'histoire des religions, Tome 228 (4/2011), p. 587-602. 
[12] Jean-Marie Husser, Introduction à l’histoire des religions, Paris, Ellipse, 2017.
[13] Corinne Leveleux-Teixeira, « Entre droit et religion… », art. cit., p. 588.
[14] Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Les Péchés de la langue. Discipline et éthique dans la culture médiévale, Paris, Cerf, 1991.
[15] Ibid., p. 174 et suiv. et Corinne Leveleux-Texeira, La Parole interdite, op. cit., p. 107 et suiv. 
[16] Corinne Leveleux-Teixeira, « Entre droit et religion… », art. cit., p. 591.