Héloïse et Abélard, l’amour et le savoir vus par le XIXe siècle européen
Journée d'études le 6 mars 2023, à l'Université de Rouen
Le romantisme européen voit en Abélard ce qu’il est venu y chercher, la figure d’un penseur révolté qui rejoint d’autres archétypes de sa lecture du Moyen Âge (Perceval, Lancelot) comme époque violente, obscurantiste, éclairée par quelques grands indignés. Là où certains auteurs du XXe siècle verront un prolétaire émancipé par la philosophie[i], fondateur de cercles intellectuels, les représentations du XIXe siècle identifient un personnage raffiné, versé dans les arts, bohème avant l’heure et itinérant, prompt à la querelle : Walter Pater en fait un homme de la Renaissance, telle qu’il la conçoit, et non du moyen âge, Vernon Lee s’intéresse à la rencontre entre l’amour et l’intellect dans une perspective qui donne la part belle à la femme, foncièrement libre.
L’inauguration du tombeau monumental[ii] des amants, en 1807, donna lieu à une grande manifestation de foule relatée dans la presse. Popularisée par Alexander Pope, l’image des amants malheureux sort progressivement de la mise à l’index[iii] pour s’intégrer à une mythologie de l’amour-passion médiéval (Tristan et Yseult, Guenièvre et Lancelot, Tannhäuser et Elisabeth) qui ravit les réécritures et cristallise des invariants du récit. Ainsi Abélard n’apparaît guère comme le musicologue qu’il fut, tandis que les lettres des amants au contraire font l’objet de rééditions et commentaires ; le philologue Georg Ludwig Spalding s’essaye à une traduction allemande en hexamètres.
Esthète, cet Abélard s’éprend d’une Héloïse à laquelle la peinture préraphaélite, par exemple, ne manque pas de donner une beauté rêveuse (Edmund Blair Leighton, Abélard et son élève Héloïse, 1882). Comme Paolo et Francesca, Héloïse et Abélard sont des amants qui lisent et qui sont surpris par le chanoine Fulbert, autre Malatesta comme le montre l’huile sur toile Héloïse et Abélard surpris par Fulbert (Jean Vignaud, 1819). L’amour né de la lecture se prolonge, à leur séparation, par l’écriture d’une riche correspondance. Celle-ci permet aux moralistes du XIXe siècle d’articuler sans scrupules amour interdit et fidélité sage : la référence aux amants par lettres autorise un érotisme non-consommé ; l’imagerie d’Épinal (Pellerin, 1842) ne mentionne ni la sanction d’Abélard ni les controverses qui entourent le couple, mais insiste sur le mariage. En France, les « jeux de l’amour et du savoir[iv] » intéressent un siècle qui a accès aux ouvrages rédigés par Abélard avec la publication par Victor Cousin de ses œuvres, en 1849, qui le présente comme un instigateur de la libre-pensée bien plus que comme un dialecticien.
« Bel esprit » (selon Victor Cousin), cet Abélard qui s’opposa à Saint Bernard, hardi et contradictoire, a de quoi attirer la conscience malheureuse et le pathos : le récit de sa vie sous le titre Historia calamitatum (L’Histoire de mes malheurs, v. 1132) inspire son intégration dans les variations autour des amants maudits, à l’instar de l’Héloïse et Abélard de Lamartine (1859), lecteur de la vaste biographie publiée par Charles de Rémusat en 1855 (Abélard, sa vie, sa philosophie). Les publications des lettres sont illustrées de gravures édifiantes, marquant les moments de séparation du couple. À la fin du siècle, c’est plutôt sans Héloïse et en tant que professeur sur la montagne sainte Geneviève qu’Abélard anime des interprétations nationalistes visant à en faire un enseignant fondateur d’une école du doute et de la liberté, critique de l’Église. Auparavant déjà les démêlés intellectuels et judiciaires des amants avec l’Église intéressent moins sans doute que l’image de la prise de voile (Héloïse embrassant la vie monastique, Jean Antoine Laurent, 1812), qui de La Nouvelle Héloïse de Rousseau au Lys dans la Vallée et La Duchesse de Langeais de Balzac donnent lieu à des réactivations fictionnelles autour de l’autocensure du désir, bien plus qu’autour de la punition officielle.
Les propositions de communications pourront ainsi porter, de façon non-exhaustive :
- Sur les enjeux des traductions et les commentaires des lettres d’Héloïse et Abélard, notamment, et plus généralement sur l’usage de la référence à leur histoire dans les essais, philosophiques, littéraires et esthétiques en Europe au XIXe siècle.
- Sur l’interprétation iconographique de leur histoire : la circulation du thème dans la peinture du XIXe siècle et l’intérêt pour une typologie et une scénographie, invitent à l’étudier en lien avec le thème plus large des amants maudits (Paolo et Francesca, Tristan et Iseult, ou même Dante et Béatrice).
- Sur les choix de représentation du couple dans l’illustration, notamment des sonnets, de la correspondance ou dans les manuels d’histoire de France : iconologie mariale ou passion intense, représentation égalitaire érotisée ou approche déséquilibrée qui reflète des considérations de genre, Abélard montré dans une position supérieure à Héloïse ou la quittant, inscrivant leur relation dans ce que Michèle Le Doeuff qualifie de « complexe d’Héloïse[v] », une histoire de la philosophie présentant toujours les femmes comme des muses ou des élèves.
- Sur les essais ou œuvres de fiction qui s’intéressent au couple pour valoriser les thèmes de l’amour controversé ou transgressif, plus fort que la religion, du pouvoir de la passion, du culte du corps et des sens, les insérant dans des registres, des genres ou des courants littéraires (drame historique par exemple).
- Sur le rôle émancipateur du savoir et du langage ainsi que du corps[vi], ou encore, sur la dimension politique inhérente à la relation amoureuse, en lien avec une approche s’intéressant aux figures médiévales de l’antinomisme (Joachim de Flore, Arnaud de Brescia).
- Sur toute réécriture (théâtre, roman, poésie) de leur récit de vie et sur les choix des épisodes de celle-ci, contribuant à la construction d’une lecture patrimoniale, nationaliste, morale, intellectuelle ou esthétique qui passe sous silence certains enjeux pour en extrapoler d’autres : Montagne Sainte-Geneviève et enseignement rebelle et charismatique à Paris ou fondation de communautés plus structurées (Le Paraclet), quelles sont les scénographies des représentations des amants philosophes ? Les réactivations politiques d’Abélard en héros de la lutte entre culture bourgeoise urbaine et forces idéologiques féodales et religieuses, l’alliance de la dialectique urbaine et du mouvement communal démocratique (Jacques Le Goff), que des disciples et élèves poursuivent pour profiter des enseignements du maître, pourront ainsi être envisagées à l’aune de corpus du XIXe siècle. De même, l’usage de leur relation, amour passion ou tendre affinité, dans une construction d’histoire littéraire comme jalon annonçant l’amour courtois, voire les orientations des précieuses, pourra être abordé.
- Sur l’insertion du motif « Héloïse et Abélard » dans une écriture amplement menée par le XIXe siècle du Moyen Âge comme mythologie[vii] et dans la fabrique d’une histoire culturelle et littéraire.
- Sur la figure d’Héloïse comme femme lettrée, dotée d’une culture classique, et comme modèle d’émancipation féminine, à re-visibiliser parmi les femmes philosophes.
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Les propositions d’articles, en français et en anglais, accompagnées d’une brève bio-bibliographie, sont attendues pour le 15 janvier 2023 et sont à envoyer à florence.fix@univ-rouen.fr et af.gillardestrada@gmail.com.
Réponse sera donnée sous quinzaine. La journée d’études, qui se déroulera en français et en anglais, aura lieu à l’Université de Rouen le lundi 6 mars 2023.
Une publication suivra.
[i] Voir à ce propos Maurice de Gandillac, « Sur quelques interprétations récentes d’Abélard », Cahiers de Civilisation Médiévale, 1961, p. 293-301, consultable en ligne : https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1961_num_4_15_1197
[ii] Alexandre Lenoir, aujourd’hui au cimetière du Père Lachaise à Paris.
[iii] Les écrits d’Héloïse et d’Abélard sont interdits et ne circulent que dans les cercles libertins jusqu’au XVIIIe siècle, et plutôt sous forme de commentaires ou d’adaptations que sous leur forme originale latine.
[iv] Guy Lobrichon, in Jean Jolivet et Henri Abrias (dir.), Pierre Abélard, Rennes, PUR, 2003 et Héloïse, l’amour et le savoir, Paris, Gallimard, 2005.
[v] Michèle Le Doeuff, « Cheveux longs, idées courtes », Recherches sur l’imaginaire philosophique, Paris, Payot, 1980, p. 135-167.
[vi] Abélard et Héloïse, c’est « d’abord une affaire de tête autant que de chair », Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, éditions du Seuil, 1985 [1957], p. 43.
[vii] Voir Isabelle Durand-Le Guern, Le Moyen Âge des romantiques, Rennes, PUR, 2001 et Elizabeth Emery et Laura Morowitz, Consuming the Past: The Medieval Revival in Fin-de-Siècle France, Farnham, Ashgate, 2003.