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Voix sur les ondes : enquêtes orales et témoignages dans le reportage radiophonique. XXe-XXIe s. (Grenoble)

Voix sur les ondes : enquêtes orales et témoignages dans le reportage radiophonique. XXe-XXIe s. (Grenoble)

Publié le par Marc Escola (Source : Maud Lecacheur)

Appel à communications (jusqu’au 15 décembre 2022)
 
Voix sur les ondes : enquêtes orales et témoignages dans le reportage radiophonique (xxe-xxie siècles)

 Colloque organisé par Aurélie Adler, Maud Lecacheur et Anna Saignes

Université Grenoble Alpes, 15 et 16 juin 2023

En se consacrant aux pratiques du reportage radiophonique aux xxe et xxie siècles, ce colloque voudrait prolonger un certain nombre de réflexions récentes[1], tout en amorçant un croisement entre les champs radiophonique et littéraire autour des enjeux esthétiques, éthiques et politiques soulevés par l’essor de l’usage des témoignages et de l’enquête orale. À la croisée du journalisme et de la littérature, prolifèrent en effet depuis les années 2000 livres d’enquêtes, reportages au long cours et recueils de témoignages salués tant par le public que par la critique, comme en témoignent le succès des récits rwandais de Jean Hatzfeld, celui de Roberto Saviano, de W. T. Vollmann, ainsi que la consécration des fresques polyphoniques de l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, lauréate du Prix Nobel de Littérature en 2015 pour ses enquêtes orales sur l’ex-empire soviétique. Cette « littérature de terrain[2] », qui prend souvent la forme de « narrations documentaires[3] », a fait l’objet de nombreux travaux qui en ont révélé la teneur interdisciplinaire : Laurent Demanze, Mathilde Roussigné et Dominique Viart[4] ont en effet montré comment ces formes et ces pratiques contribuent à renouveler les liens entre littérature et sciences sociales, auxquelles elles empruntent méthodes, outils et protocoles, tels que l’exigence du terrain, l’observation participante, l’entretien ou encore le souci de réflexivité[5].

Tout en prenant acte de ces recherches, ce colloque propose de déplacer le regard vers un autre champ. Il nous semble en effet que les formes contemporaines de l’enquête et du reportage appellent à tisser un autre dialogue, s’inscrivent dans une autre lignée, connaissent d’autres vies parallèles du côté du documentaire sonore et de la création radiophonique. De nombreuses émissions (Sur les docks, Creation on air, Les Pieds sur terre, La Série Documentaire), plateformes (Arte radio, Louie Media, Binge Audio) et webradios associatives (Radio Grenouille, Canal Sambre), festivals (Longueur d’ondes, Sonar), podcasts au succès de best-seller (S-Town de Brian Reed) et documentaires d’auteur montrent que loin d’être l’apanage de la littérature contemporaine, le souci de l’enquête et l’art de la rencontre font du reportage diffusé sur les ondes le pendant radiophonique de ces polyphonies littéraires. Nous faisons en effet l’hypothèse que le geste qui consiste à aller à la rencontre de groupes ou d’individus pour recueillir et transmettre leurs paroles est profondément transdisciplinaire et transmédiatique. Ces journées seront ainsi l’occasion d’explorer les manières dont le médium radiophonique (les dispositifs techniques qu’il invente, les institutions qui l’entourent et les acteurs qui l’animent) rejoue et infléchit les multiples enjeux qui traversent les collectes et enquêtes littéraires.

De fait, l’essor des formes non-fictionnelles au tournant du xxie siècle dépasse largement la sphère littéraire : Aline Caillet a étudié l’apparition de nouveaux dispositifs documentaires au cinéma et dans l’art contemporain[6], tandis que Christophe Deleu constate que la notion de documentaire radiophonique, importée du cinéma au lendemain de la Seconde Guerre mondiale puis tombée en désuétude, connaît un retour en force depuis les années 2000 avec le développement du podcast[7]. Loin de faire obstacle à l’analyse, le flottement terminologique qui continue d’entourer ces pratiques – « podcast de reportages », « documentaire sonore » ou plus largement « création radiophonique » – invite sans doute à considérer le documentaire moins comme une catégorique générique que comme un certain rapport au réel, susceptible en cela de traverser les frontières disciplinaires et de mêler les genres. Dès lors, l’un des enjeux de ce colloque consistera à se demander de quoi l’inflation du reportage radiophonique peut être le symptôme, en veillant à situer cette question dans différents contextes historiques, géographiques et culturels : désir de déchiffrer l’opacité du corps social, de mettre en lumière des conflits relégués, de faire entendre des groupes de populations inaudibles, ou de résister en mode mineur aux représentations médiatiques dominantes.

Enfin, au-delà des bouleversements suscités par l’apparition du podcast, le retour au support radiophonique nous semble d’autant plus stimulant que les spécificités de ce médium sonore font écho à un changement de paradigme plus large dans les modes d’appréhension du réel. Certains anthropologues et philosophes évoquent en effet un infléchissement épistémologique à l’œuvre dans les manières de connaître le monde, qui prend la forme d’un glissement de la visualité vers l’écoute, de l’observation vers la relation auditive, de l’image vers la parole, des stratégies du « showing » vers les arts du « telling »[8]. C’est là une invitation à revisiter ce qui constitue selon Christophe Deleu le défi premier de la radio[9] : substituer à la représentation visuelle du monde offerte par le cinéma documentaire un monde sonore, fondé sur le télescopage des voix, le montage polyphonique des récits collectés par le reporter et l’expérience du temps partagé.

Ces multiples questions et enjeux soulevés par le reportage radiophonique peuvent être déclinés en quelques axes :

(1) Histoire des formes et des pratiques. Un premier axe pourra s’attacher à retracer une histoire plurielle du reportage radiophonique, au sein de différentes aires culturelles. Cette approche généalogique invite à esquisser une histoire à plusieurs degrés : d’abord, une histoire matérielle de l’évolution des techniques d’enregistrement. Si la première moitié du xxe siècle s’accompagne selon Jean-Pierre Martin d’une « sonorisation amplifiée du monde[10] », où l’invention des « machines parlantes » bouleverse l’imaginaire de la voix, le documentaire radiophonique est surtout tributaire des mutations techniques de la seconde moitié du siècle, qui mènent du Nagra au podcast. Dans quelle mesure ces appareils enregistreurs entraînent-ils une démocratisation des pratiques, à la fois du côté de la production (baisse des coûts, accessibilité) et de la réception (changement des modes d’écoute et du rapport temporel à la radio) ? À cette histoire des techniques s’ajoute celle des lieux et des institutions : évolution des politiques de production culturelle sur la radio publique, apparition de radios associatives, de radios pirates, de webradios et de plateformes de podcasts. Ces lieux de production et de diffusion s’emparent-ils du reportage et du témoignage de la même manière ? Quelle place leur accordent-ils ? Enfin, l’angle historique appelle un regard rétrospectif sur quelques projets fondateurs que le colloque pourra remettre en lumière. Citons, pour ne donner qu’un exemple, l’entreprise du journaliste américain Studs Terkel, homme-radio dont les « Histoires orales » vues d’en bas, composées de milliers d’heures d’enregistrement auprès de citoyens anonymes évoquant l’expérience de la Grande Dépression, du travail ou de la race, ont contribué à faire reconnaître l’histoire orale comme une discipline à part entière dans les années 1960-1970.

(2) Enjeux médiologiques et circulations transmédiatiques. Quelles sont les spécificités médiatiques du support radiophonique ? Là où les recueils de témoignages doivent trouver des équivalents littéraires de la voix, le reportage sonore fait de la polyphonie vocale et des enregistrements audio la matière même de son écriture. Comment les réalisateurs exploitent-ils cette matérialité ? Quels sont les effets produits sur l’auditeur ? Au-delà des choix d’auteurs, quelles sont les contraintes éditoriales liées à la production du reportage radio (financement, format, durée, etc.) ? Doit-il obéir à un cahier des charges ? La question du support invite en outre à se pencher sur les phénomènes de circulation et de porosité entre radio et littérature, à travers l’étude de quelques trajectoires de réalisateurs, ou de quelques projets intermédiaux : soit que le reportage radio ouvre sur la publication de livres (les Histoires orales de Studs Terkel sont tirées d’émissions radiophoniques ; Sonia Kronlund publie en 2012 chez Actes Sud des « nouvelles du réel », sélection de reportages issus des Pieds sur Terre ; Paul Auster fait paraître en 2001 les True Tales of American Life à partir des récits collectés via la National Public Radio) ; soit que le livre de voix devienne l’embrayeur de projets radiophoniques, à l’image de Dans ma zup de François Beaune (2019), qui retourne à Chambéry-le-Haut pour réaliser « La vie ordinaire dans nos cités », une série de podcasts diffusés sur LSD en 2020. Ces projets relèvent-ils d’une logique d’adaptation, d’un souci anthologique ? S’agit-il de miser sur la pérennité offerte par l’objet livre ? Ou bien l’enquête orale devient-elle la matrice plastique de nouveaux projets, suggérant une conception de l’œuvre comme processus aux actualisations multiples plus que comme produit fini[11] ? La question du support et de la circulation du documentaire sonore soulève également le problème de sa diffusion hors des frontières linguistiques : si le Prix Italia, décerné par la RAI à l’échelle internationale, comporte une catégorie « documentaire et reportage », les réalisations ne sont accessibles que dans leur langue d’origine. Faut-il en conclure que le reportage radiophonique est voué à demeurer dans l’aire linguistique qui l’a vu naître ?

(3) Dispositifs d’enquête et écritures radiophoniques du reportage. Comment s’opère le choix du sujet et du terrain ? Comment l’enquêteur entre-t-il en contact avec les interviewés ? Quelle relation noue-t-il avec les personnes rencontrées ? Comment sélectionner les paroles ? Qu’est-ce qui se joue dans le retour sur les lieux de l’enquête[12] ? Répondre à ces questions, que les disciplines du terrain et les arts relationnels ont en partage, implique d’entrer dans les coulisses de la fabrique du reportage, pour mettre au jour les méthodes de l’enquête et les enjeux soulevés par chacune de ses étapes. On s’interrogera ainsi sur la manière dont le champ radiophonique se confronte aux questions éthiques des formes documentaires, questions qui recoupent selon Fanny Dujardin tout un ensemble de pratiques, des gestes d’enregistrement à la restitution aux enquêtés, en passant par le traitement énonciatif des paroles et les manières de les agencer[13]. Les dispositifs techniques sont donc étroitement liés aux choix d’écriture : le reporter se met-il en scène dans le documentaire, et selon quelles modalités ? Les témoignages sont-ils contextualisés et analysés ou livrés sans commentaire ? De même, le travail de montage vise-t-il à produire une polyphonie éclatée ou fonctionne-t-il comme une puissante machine narrative ? Rappelons à cet égard que le podcast S-Town, publié en sept chapitres, a été perçu par de nombreux auditeurs comme un roman audio, la forme venant mettre en doute le statut non-fictionnel de l’œuvre. D’où la nécessité d’interroger le rapport du documentaire radiophonique aux codes de la narration, entre reprise mimétique et quête d’un langage alternatif.

(4) Politique du documentaire sonore. Le reportage radiophonique répond-il nécessairement au désir de « belle radio » qu’évoquent Pierre-Marie Héron et Christophe Deleu ? Dans le sillage du cinéma documentaire, le reportage semble obéir autant sinon plus à une visée politique et sociale qu’esthétique. L’histoire du documentaire radiophonique et le nouvel essor qu’il connaît depuis deux décennies s’écrivent en miroir des crises sociales et des luttes politiques. Il ne s’agit pas seulement d’enregistrer le réel, mais de mettre le monde sur écoute pour faire entendre des voix peu représentées dans l’espace public, et contester les régimes d’audibilité et de visibilité en vigueur. Ce dernier axe propose donc d’explorer les enjeux politiques du reportage sonore : élucider et déchiffrer une société complexe ; expérimenter une forme de démocratie narrative dans l’espoir de tisser, selon le vœu de Pierre Rosanvallon, « à partir de multiples récits de vie et prises de parole, les fils d’un monde commun[14] » ; faire du documentaire radiophonique le vecteur de revendications portées par des collectifs militants.
 
Dans une optique pluridisciplinaire, ce colloque se prêtera aussi bien aux communications en sciences de l’information et de la communication qu’en histoire, en philosophie esthétique, en littérature et en arts, sans se limiter aux réalisations francophones. Il mêlera les interventions de différents acteurs : universitaires, journalistes, réalisateurs, producteurs, ou encore écrivains venant évoquer leur expérience du reportage radiophonique.

Les propositions de communication (d’une page maximum), attendues au plus tard le 15 décembre 2022, sont à envoyer à

aurelie.adler@u-picardie.fr, maud.lecacheur@univ-grenoble-alpes.fr et anna.saignes@univ-grenoble-alpes.fr, accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique.

Comité scientifique :

Christophe Deleu (Professeur des universités en Sciences de l’information et de la communication, Centre Universitaire d’Enseignement du Journalisme de Strasbourg, SAGE)

Pierre-Marie Héron (Professeur des universités en Littérature française, Université Paul-Valéry Montpellier 3, RiRRa21)

Marie-Ève Thérenty (Professeur des universités en Littérature française, Université Paul-Valéry Montpellier 3, RiRRa21)


 
[1] Nous pensons notamment à plusieurs colloques qui ont donné lieu aux publications suivantes : Christophe Deleu et Pierre-Marie Héron (dir.), Komodo 21, n°18, 2022, « Le désir de belle radio aujourd’hui : le documentaire » ; Laurent Demanze et Anna Saignes (dir.), Recherches & Travaux, n°98, juin 2021, « Raconter, décrire, intervenir : la politique du reportage » ; Frédérique Leichter-Flack et Alexandre Gefen (dir.), Colloques fabula, 2022, « Les Livres de voix : narrations pluralistes et démocratie ».
[2] Voir Alison James et Dominique Viart (dir.), Fixxion, n°18, juin 2019, « Les littératures de terrain ».
[3] Voir Lionel Ruffel, « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, n°166, 2012, p. 13-25.
[4] Voir Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2018 ; Mathilde Roussigné, À l’épreuve du terrain. Pratiques et imaginaires littéraires contemporains, doctorat à l’Université Paris 8, 2020.
[5] Voir également Éléonore Devevey et Jacob Lachat (dir.), Contextes, n°32, juin 2022, « Anthropologie et études littéraires : contacts, transferts, imaginaires ».
[6] Aline Caillet, Dispositifs critiques : le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
[7] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan/INA, coll. « Mémoires de radio », 2013.
[8] Voir Johannes Fabian, Time and the Other : How Anthropology Makes its Object, Columbia University Press, 1983 et Aline Caillet, Dispositifs critiques, op. cit.
[9] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, op. cit.
[10] Jean-Pierre Martin, La Bande sonore : Beckett, Céline, Duras, Perec, Pinget, Queneau, Sarraute, Sartre, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 1998.
[11] C’est là l’un des enjeux d’une littérature qui s’expose hors du livre : voir Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), Littérature, 2010, n°160, « La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre ».
[12] Voir notamment Jean-François Laé, Numa Murard et Jean-Philippe Navarre, « Retour sur une enquête. Ethnographie d’une ville ouvrière », France Culture, Sur les docks, 27 décembre 2010. Trente ans après leur étude ethnographique d’une cité ouvrière près d’Elbeuf, l’expérience du retour sur le terrain confronte les sociologues à la disparition des protagonistes de l’enquête, symptôme du processus d’effacement des pauvres.
[13] Fanny Dujardin, « Écrire avec les voix des autres : quels enjeux éthiques derrière le “beau documentaire” ? », Komodo 21, n°18, 2022, op. cit.
[14] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 23.