Questions de société

"Céline" après coup. Une lecture de Guerre par Jérôme Meizoz (legrandcontinent.eu)

Publié le par Université de Lausanne

« Céline » après coup. Une lecture de Guerre

par Jérôme Meizoz, professeur à l’Université de Lausanne

et auteur de Coulisses du nom propre. Louis-Ferdinand Céline (BSN Press, 2021).

mis en ligne sur legrandcontinent.eu, le 5 juin 2022.

"Quelle étrange expérience que de lire, huit décennies après sa rédaction, un « ouvrage » inédit de celui qui se fit appeler « Céline ». Roman où se succèdent de brefs épisodes autofictifs (130 pages imprimées), de Ferdinand blessé sur le champ de bataille à la vie d’hôpital dans une ville de l’arrière. Ce manuscrit de premier jet, l’auteur l’aurait abondamment révisé s’il l’avait pu et il nous serait parvenu sous une forme assez différente. La presse et la critique ont déjà commenté la réémergence des manuscrits inédits et à ce sujet, la mise au point du spécialiste Philippe Roussin, fait autorité. D’autres universitaires se sont prononcés sur les problèmes soulevés par Guerre, notamment quant aux réappropriations voire récupérations qu’une telle publication posthume ne peut que susciter dans le débat polarisé au sujet de son auteur.

Guerre, publié par Gallimard, préfacé pour les ayant-droits par l’avocat François Gibault, est qualifié par ce dernier de « célinien ». Difficile de réfuter un tel pléonasme. Mais surtout, ce texte est accompagné d’un long discours de validation à l’argumentaire simple : nous avons sous les yeux, en 1934, le génie stylistique de Céline à l’état pur, exempt de toutes les polémiques qui ont suivi. L’occasion de se refaire une vertu. La collection « blanche », d’ailleurs, tend à transformer en littérature pure un texte très lié à ses circonstances d’énonciation et dans les enjeux d’époque. Rappelons ici trois des saillances où il se cogne.

D’abord, Guerre arrive après bien des récits et romans de 14-18. En 1934, le genre a une longue histoire et fait encore quelques succès. Pour s’en démarquer, Céline choisit de faire éprouver de l’intérieur, jusqu’à la limite du langage, l’effet d’une grave blessure de guerre (« J’ai attrapé la guerre dans ma tête »). C’est très réussi. Tout le système nerveux du narrateur est durablement ébranlé par cette expérience, ainsi que sa vision du monde. Il cherche moins à raconter des scènes de guerre (Ferdinand est désormais à l’écart du théâtre des opérations) qu’à faire sentir dans la langue le champ de bataille qu’est devenu le monde sensoriel et psychique du traumatisé (« J’aurais jamais cru ça possible si on m’avait raconté »).

Ensuite, le style fortement marqué par l’école « populiste » dont Céline, en relation avec Eugène Dabit, minimise l’impact sur son propre travail. Pourtant, on sait désormais combien la conjoncture populiste constitue, avec le courant prolétarien et les essais formels des communistes, le terreau de son élaboration stylistique. Notons au passage que la fameuse technique des points de suspension, émergente dans Voyage puis massive dans Mort à crédit, est ici quasi absente. La forme a-t-elle été mise au point ensuite, lors de la révision de Mort à crédit ? Il faudra, pour cela, aller aux manuscrits disponibles.

Enfin, le personnage de « Ferdinand » revient ici, dans la continuité du Voyage et juste avant de raconter son enfance dans Mort à crédit. S’esquisse peu à peu une posture, énonciative de toute l’œuvre romanesque, qui se signale par un singulier rapport à la langue, une diction que Céline qualifiera d’« antibourgeoise » et de style « franc grossier ». Il y a bien sûr ce style narratif oralisé avec son lot de dislocations syntaxiques, de tournures perçues comme incorrectes, inspirées de l’oral-populaire. Céline malaxe la langue comme un auteur latin : il teste toutes les positions possibles des mots dans la phrase, jusqu’à trouver la petite musique. Assurément, c’est un riche laboratoire. Et puis, très marqué dans Guerre, voici l’argot militaire et urbain. À ce titre, le Lexique donné en fin de volume a pour effet paradoxal, par la caution philologique qu’il incarne, de rendre maniérée ou datée la langue du roman : or bien des mots qui y figurent ont aujourd’hui passé dans la littérature voire dans l’usage courant. Pour Céline, l’argot est la langue jubilatoire de la « haine », et Guerrel’illustre tant dans la profération de Ferdinand que dans les relations venimeuses entre les personnages.

À partir de ces trois éléments d’historicité, tentons de résumer l’orientation argumentative implicite du roman […]"

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