Graz, 3- 5 novembre 2022
En été 2021, un rapport du Groupe d’experts international sur l’évolution du climat (GIEC) a fait sensation en révélant les effets drastiques du changement climatique dans et sur la région méditerranéenne. Selon les experts, cette dernière risque de devenir un véritable « hot spot » du réchauffement climatique, où les températures augmentent plus qu’ailleurs, et la rareté de l’eau, la sécheresse, les incendies de forêt et les changements de courants mettent sérieusement en danger la biodiversité. Dans le même temps, de graves problèmes économiques et de santé émergent dans la région méditerranéenne, ce qui oblige de nombreux.euses hommes, femmes, adultes et enfants à migrer. L’image autrefois rayonnante des régions méditerranéennes s’estompe à vue d’œil, même si elles restent encore un lieu de nostalgie pour de nombreux voyageur.euse.s et une destination en général prisée par les touristes.
Ainsi, rien d’étonnant à ce que, dans un passé récent, la nature menacée et dégradée par l’homme soit devenue le centre de représentations médiatiques et esthétiques de l’espace méditerranéen. Dans les romans graphiques, les films et séries, la littérature, le théâtre et d’autres formes d’expression artistique, les bouleversements écologiques font l’objet de réflexions ; leurs causes sont exposées puis dénoncées et de nombreuses hypothèses sur leurs conséquences alarmantes sont émises pour l’avenir. Ce qui est pertinent et remarquable pour ce colloque, c’est le conflit potentiel entre la focalisation récente sur l’environnement d’un côté et l’épistémologie et l’histoire du discours méditerranéens traditionnels, associés à des noms comme Albert Camus ou Fernand Braudel, de l’autre. Pour Camus, mais pas seulement pour lui, les cultures et la nature de la Méditerranée se distinguaient par leur caractère profondément « humain ». Selon lui, la « pensée de midi » se caractérise par une rationalité enracinée dans la nature et sa lumière, caractérisée par la solidarité et la sobriété. Même des théoriciens contemporains, comme le philosophe italien Franco Cassano, se réfèrent à cette optique. Mais aujourd’hui, il semble que l’humanité, y compris celle de la Méditerranée, ait perdu toute mesure. Ne se peut-il pas que l’accent mis sur l’idéal humain associé à l’espace méditerranéen soit une manière d’occulter ce qui nous relie aux autres espèces et à l’environnement au sens large ? La vision idyllique de la Méditerranée n’apparaît-elle pas ainsi en contradiction avec l’exploitation de la nature, des animaux et, ne l’oublions pas, celle des êtres humains ? Ou, au contraire, l’utopie méditerranéenne peut-elle être réactualisée pour nous faire réfléchir aux moyens de sortir de la crise actuelle ?
En nous posant de telles questions, nous nous référons aux développements de la théorie écocritique internationale ainsi qu’aux études méditerranéennes les plus récentes. D’importants représentants de l’écocritique (C. Glotfelty, T. Clark, S. Iovino, I. Chambers) et de l’écoféminisme (V. Shiva, M. Mies, K.J. Warren et bien d’autres) renvoient souvent à la Méditerranée dans leurs travaux. A l’inverse, d’éminents chercheurs sur le monde méditerranéen comme D. Abulafia, M. Herzfeld et R. King ont régulièrement abordé les problèmes écologiques de la région. Dans ce contexte, le colloque de Graz, auquel nous souhaiterions vous inviter à participer, examinera les différentes représentations des fragiles écosystèmes méditerranéens et leur esthétique, dans l’espoir de briser un eurocentrisme persistant et d’inclure des perspectives de/sur l’Afrique du Nord et du Proche/Moyen-Orient. Le colloque abordera en particulier trois perspectives à partir desquelles les paysages méditerranéens peuvent être éclairés et dont la focalisation promet de nombreux éclaircissements.
Perspectives écocritiques et histoire du discours méditerranéen
Comme dans toutes les crises, celle en cours sur le plan climatique et environnemental met en lumière quelque chose qui était auparavant latent : le rapport que nous entretenons avec la nature ne s’avère pas être une sorte de domination coloniale existant depuis quelques décennies seulement, mais au contraire depuis des siècles, voire des millénaires durant lesquels la colonisation, l’exploitation et la capitalisation ont laissé des traces dans la nature méditerranéenne. L’attention actuelle portée à la question par les médias, la culture et la politique, qui trouve aujourd’hui écho surtout dans des genres engagés et parfois un peu schématiques comme la fiction climatique, ne devrait donc pas cacher le fait que les lectures de notre culture et de nos histoires inspirées par l’écocritique peuvent mettre en lumière des liens moins évidents entre l’homme, l’animal et la nature. Sans « œillères » théoriques, une sensibilité de ce type révèle l’imaginaire social lié à l’environnement et permet d’en retracer la genèse tout en l’interrogeant de manière critique par rapport au présent. Avant toute détermination anthropocentrique, cette perspective révèle également la dimension connective qui relie les multiples formes de vie en Méditerranée et les rend – malgré leurs divergences – comparables entre elles en termes de dangers et de menaces.
Perspective historique
La perspective écocritique incite à analyser les représentations actuelles de la crise environnementale et climatique ainsi qu’à examiner les témoignages du passé. Bien que le terme n’ait que 150 ans – Ernst Häckel l’a introduit dans le langage scientifique en 1866 –, l’écologique a une longue (pré)histoire. Pour ce qui est de l’espace méditerranéen, les premiers témoignages reçus donnent déjà un aperçu de la coexistence entre êtres humains, animaux et paysages. Pour autant, ce ne sont pas des témoins silencieux d’un passé lointain. Au contraire, les anciennes cultures de la Méditerranée ont façonné notre pensée jusqu’à aujourd’hui : les religions monothéistes, les sciences, les arts et la philosophie sur lesquels l’Europe est encore fondée aujourd’hui, trouvent leurs origines au Moyen-Orient, en Grèce et en Italie. Ainsi, les cultures méditerranéennes ont largement influencé la conception occidentale de l’homme et de ses spécificités qui le distinguent des animaux et de la nature. Les évolutions historiques de la perception de l’environnement méditerranéen, de l’Antiquité à nos jours, devraient ainsi constituer un axe essentiel pour les réflexions et échanges scientifiques de notre colloque.
Perspective esthétique
Le rapport entre l’homme et son environnement implique et aborde de diverses façons la dimension et/ou la question de l’esthétique. La beauté de la nature méditerranéenne a toujours exercé une forte fascination sur les visiteur.euse.s du monde entier et est à l’origine de toute une palette de topiques récurrents et de paramètres descriptifs ; il suffit de penser au poème Mignon de Goethe, dont les célèbres vers "Connais-tu le pays où fleurissent les citrons" ("Kennst du das Land, wo die Zitronen blühen") expriment la nostalgie de l’Italie et donc de la Méditerranée de nombreux voyageur.euse.s venu.e.s du Nord. La Méditerranée devient ainsi l’incarnation d’une beauté naturelle dont la contemplation procure au sujet humain un plaisir esthétique. Cependant, sur le plan historique, la stylisation d’un beau paysage enchanteur et sublime n’est qu’un des moyens d’esthétiser la Méditerranée. Un parcours à travers les représentations de la nature méditerranéenne révèle toute une série de différentes mises en scène : de nombreuses représentations montrent la vie quotidienne des personnes qui agissent dans l’écosystème méditerranéen et qui sont en contact permanent avec les éléments de la nature. Parmi ceux-ci, par exemple, des berger.ère.s ou même des pêcheur.euse.s qui ne conçoivent pas la mer comme un objet esthétique au niveau de la perception, mais (inter)agissent plutôt avec elle. Le pouvoir destructeur du volcanisme ou les mouvements migratoires suscités par la destruction environnementale sont également des aspects récurrents des représentations de la nature méditerranéenne. Ici, on ne peut alors plus parler de plaisir sensoriel du paysage ; dans de tels cas, l’appropriation esthétique permet d’abord de comprendre le fonctionnement et la vulnérabilité d’un écosystème dont l’homme fait partie – ni plus ni moins.
Les contributions souhaitées peuvent aussi bien porter sur des textes littéraires que sur des œuvres audiovisuelles (longs métrages et documentaires, photographies, bandes dessinées/romans graphiques, installations artistiques et autres moyens ou formes d’expression). Les contributions peuvent notamment aborder les aspects ou problèmes suivants :
· la spécificité (et formes d’interrelation et de connexion) de la nature méditerranéenne;
· l’historicité des paysages méditerranéens ;
· la relecture ou les réinterprétations écocritiques des imaginaires canoniques méditerranéens ;
· les scénarios dystopiques vs les scénarios utopiques de la nature méditerranéenne ;
· les spécificités des topographies/végétations et formes de socialisation qui y sont associées ;
· les transformations d’ordre culturel, social et politique liées au changement climatique ;
· l’importance et la spécificité des paysages côtiers, des villes portuaires et des massifs montagneux méditerranéens ;
· les traditions agricoles et la modernisation (par exemple la pêche) ;
· les interactions (problématiques ou pas) entre les hommes, la faune et la flore ;
· les habitats marins et les menaces auxquelles ils sont exposés ;
· la réorganisation écologique de la Méditerranée ;
· les drames des migrations humaines et animales (par exemple le transport du bétail) et l’impact sur le paysage ;
· l’attrait touristique et la surfréquentation ;
· les scénarios d’exploitation (néo)coloniaux et les formes de néocapitalisme;
· les figurations médiatiques, esthétiques et génériques des régions méditerranéennes;
· les modes canoniques ou innovants de médiation/mise en texte des milieux méditerranéens ;
· les stratégies perceptives et affectives dans les représentations de la Méditerranée ;
· les empreintes politiques de la nature méditerranéenne : formes de relations transnationales vs nationalismes anciens et nouveaux ;
· les paysages et ses formes de connexion (moyens de communication et de transport);
· les discussions théoriques – des philosophies méditerranéennes idéalistes/utopiques ou de l’historiographie des Annales aux area studies, à l’écocritique ou à la théorie de l’acteur-réseau ;
· les formes de mémoire individuelle et collective des paysages méditerranéens ;
· la « muséification » de l’écocritique méditerranéenne ;
· les perspectives féministes sur les cultures, les espaces et les histoires de la Méditerranée ; les études du genre et l’écoféminisme ;
· les îles méditerranéennes et l’insularité.
Des intervenant.e.s de toutes les disciplines des sciences humaines sont cordialement invité.e.s à envoyer des propositions, notamment mais pas seulement, en relation avec les sujets et les aspects cités, et à discuter avec nous des spécificités des paysages méditerranéens, historiquement marquants, toujours aussi impressionnants sur le plan esthétique et écologiquement explosifs à de nombreux égards.
Les langues du colloque seront l’allemand, l’italien, le français et l’espagnol. Une traduction simultanée en anglais sera assurée.
Votre proposition accompagnée d’un court résumé et d’une brève biographie (maximum 500 mots) est à envoyer avant le 1er juin 2022 à : romanistik@uni-graz.at.
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Bibliographie
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