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La littérature face aux pouvoirs : le cas des lettres belges de langue française XXe – XXIe s. (revue Les Lettres romanes)

La littérature face aux pouvoirs : le cas des lettres belges de langue française XXe – XXIe s. (revue Les Lettres romanes)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Christophe Meurée)

Jamais encore la question du pouvoir n’a été utilisée comme mode d’interrogation d’une littérature minoritaire – sinon pour les littératures postcoloniales. Pourtant, l’étude des rapports entre culture et pouvoir est en vogue depuis une trentaine d’années, au sein d’un monde postmoderne qui se caractérise par une perte des repères traditionnels et appelé de la sorte à se réinventer (Fukuyama 1992, Ruffel 2005). Du fait de ce que beaucoup repèrent comme la crise des démocraties occidentales (Nancy 2008, Agamben et al. 2009, Van Reybrouck 2014), corollaire d’un climat économique caractérisé notamment par des dépressions à répétition, de nombreuses études ont émergé sur la relation unissant pouvoir et littérature, surtout depuis le début des années 2000. Toutefois, ces études portent presque toujours sur une période déterminée (en général, plutôt ancienne : Jouhaud 2000, Triaire et Vaillant 2001) ou bien se donnent une ambition comparatiste très large (Bouju et al. 2019). La tension entre la mondialisation culturelle et le respect de la pluralité, repérée très tôt par Marc Augé, est probablement le phénomène qui marque le plus profondément la fin du XXe siècle et fait entrer l’humanité dans un nouveau paradigme. Celui-ci vient mettre au défi la littérature en sa qualité d’outil radiographique des hommes, des sociétés et de la marche de l’Histoire.

Ce changement de paradigme s’avère peut-être plus flagrant encore en Belgique, du fait de la spécificité du pays et de son histoire littéraire dans ce contexte : pays indépendant depuis moins de deux siècles, la Belgique a auparavant toujours vécu sous domination étrangère, ce qui est l’un des facteurs parmi les plus déterminants dans la constitution d’un imaginaire spécifiquement belge qui favorise toutes les formes de subversion possibles (en littérature en particulier : linguistiques, génériques, thématiques, etc.). De manière générale, la subversion est l’une des armes privilégiées de la littérature en tant que contre-pouvoir. Or, la façon dont le thème du pouvoir est traité dans la littérature belge de langue française (et de langue flamande) oscille entre la méfiance et l’ironie – parfois mordante. Il suffit de penser à ces textes emblématiques qui jalonnent l’histoire littéraire belge, depuis « Le Banquet des Gueux » d’Émile Verhaeren (Toute la Flandre, 1904-1911) jusqu’au Siège de Bruxelles de Jacques Neyrinck, en passant par « J’aime le “non-État” qu’est ce pays » de Paul Willems (La Belgique malgré tout, 1980), ou à des auteurs qui ont fait de l’irrévérence ou de la subversion un élément essentiel de leur poétique, depuis Camille Lemonnier et Georges Eekhoud jusqu’à Jean-Claude Pirotte, William Cliff ou Eugène Savitzkaya, en passant par les surréalistes comme Paul Nougé, Louis Scutenaire et Marcel Mariën.
En Belgique, le changement de paradigme se double de surcroît de deux mouvements qui apparaissent a priori contradictoires. D’une part, la fédéralisation du pays entraîne un morcellement sans précédent des pouvoirs exécutif et législatif. D’autre part, Bruxelles étant devenue de facto la capitale et le « laboratoire » de l’Europe, renforçant la position du Plat Pays sur la scène internationale et lui octroyant une forme de crédit à l’étranger qui contrevient en quelque sorte à la culture de la subversion et du contre-pouvoir qui dominait jusque-là. Ce n’est pas que la culture de la subversion soit appelée à disparaître mais les lettres belges témoignent d’un déplacement, dont il devient urgent de rendre compte, à l’heure où l’enjeu des cultures minoritaires s’est politisé comme jamais, parallèlement à la montée des populismes et des revendications d’autonomie (Catalogne, Écosse, Brexit, etc., les exemples sont légion et la dimension de spécificité culturelle y joue systématiquement un rôle clef).

Pour comprendre ce qui se joue dans ce déplacement, deux périodes chronologiques pourront faire l’objet d’études de cas ou d’études comparatistes, afin de saisir, dans ce numéro, ce qui se profile comme une constante et ce qui participe de l’évolution d’un imaginaire au fil de l’histoire littéraire en Belgique francophone. D’une part, la période qui va de la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la charnière que constitue la fin de la guerre froide, au sein duquel Klinkenberg et Denis (2005) repèrent deux phases consécutives : centripète et dialectique. C’est durant ce « petit XXe siècle », ainsi que l’appellent certains historiens, que la Belgique va perdre sa position de puissance économique et coloniale à échelle mondiale pour œuvrer plus discrètement au sein du concert des nations. Meurtrie par les deux guerres mondiales, à l’origine du Bénélux puis de la Communauté européenne, c’est dans l’union que le pays va puiser ses forces, jusqu’à oublier de définir une identité culturelle propre. Il faudra attendre la fin des années 1970 pour qu’émerge le mouvement de la belgitude, marquant une nouvelle façon d’appréhender les spécificités culturelles belges (en langue française mais aussi en langue néerlandaise, quoique le mouvement ait été moins important au Nord du pays). L’étude du rapport au pouvoir pour cette période pourra se nourrir des travaux qui ont mis en lumière le goût de la subversion ou la force de résistance qui se déploient au sein de la production littéraire belge de langue française (Quaghebeur 1998, 2018 et 2020, entre autres), mais aussi de travaux qui ont abordé le dialogue entre la littérature et l’Histoire (Laserra 2005, Quaghebeur 2017) et se pencher sur les auteurs clefs de la période, dans les œuvres desquels la mise en scène du pouvoir est thématisée, comme Maurice Maeterlinck, Franz Hellens, Paul Nougé, Marcel Mariën, Paul Willems, Gaston Compère, Jean Sigrid, Suzanne Lilar, Claire Lejeune, etc.

D’autre part, la période durant laquelle la fin de la guerre froide, que l’on peut qualifier de « postmoderne » (Quaghebeur et Zbierska 2015) correspond au mouvement de fédéralisation du pays et à l’avènement de Bruxelles comme capitale de référence pour l’Union européenne. La manière dont la mise en scène du politique se multiplie dans les romans belges francophones depuis les années 1990 – depuis Une paix royale de Pierre Mertens (1995) et La Question humaine de François Emmanuel (2000) jusqu’à Tous de Grégoire Polet (2017), Pense aux pierres sous tes pas d’Antoine Wauters (2018) ou encore La Clé USB et Les Émotions de Jean-Philippe Toussaint (2019 et 2020) – doit être interrogée, de même que la tentation polémique que l’on retrouve dans d’autres genres littéraires (pour ne prendre que quelques exemples postérieurs à 2015, dans l’essai, le théâtre ou la poésie aussi bien : Guérilla de Véronique Bergen, Bruxelles, printemps noir de Jean-Marie Piemme, Ravachol d’Axel Cornil, Cinglée de Céline Delbecq, Black Words de Lisette Lombé, Tram 25 de Gioia Kayaga, Au dos des nuits de Maxime Coton). L’extrême contemporain belge, encore peu étudié, pourra ainsi s’inscrire en continuité ou en réaction aux orientations qui ont prévalu dans les époques antérieures.

L’ambition de ce numéro est avant tout historique et théorique. Toutefois, les études de cas, les études transversales et transdisciplinaires sont les bienvenues. 

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Les propositions d’article, d’une longueur de 2500 caractères maximum (espaces comprises), devront être envoyées à Christophe Meurée (christophe.meuree@aml-cfwb.be) avant le 30 avril 2022.

Une réponse sera adressée aux auteurs dans le courant du mois de mai.

Les articles définitifs, mis aux normes de la revue, devront être adressés à la même adresse pour le 1er septembre au plus tard.

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Bibliographie

Giorgio Agamben, Alain Badiou et al., Démocratie, dans quel état ?, Paris, La Fabrique, 2009.
Hannah Arendt, La Crise de la culture, trad. dir. par P. Lévy, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1972.
Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, « Champs », 1994.
Emmanuel Bouju, Yolaine Parisot et Charline Pluvinet, dir. Pouvoir de la littérature. De l’energeia à l’empowerment, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
Chameaux, « Ce que peut la littérature », n°3, automne 2010.
Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. D.-A. Canal, Paris, Flammarion, « Champs », 1992.
Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature : histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.
Jean-Marie Klinkenberg et Benoît Denis, La Littérature belge : précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 2005.
Laserra, Annamaria, Histoire, mémoire, identité dans la littérature non fictionnelle. Le cas belge, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2005.
Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008.
Marc Quaghebeur, Balises pour l’histoire des lettres belges, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 1998.
Marc Quaghebeur, Histoire, forme et sens. La Belgique francophone 2 : L’engendrement, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2017.
Marc Quaghebeur (dir.), Sagesse et résistance dans les littératures francophones, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2018.
Marc Quaghebeur (dir.), Résilience et modernité dans les littératures francophones, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2020, 2 vol.
Marc Quaghebeur et Judyta Zbierska-Moscicka (dir.), Entre belgitude et postmodernité : textes, thèmes et styles, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2015.
Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique-Gallimard, « Folio essais », 1998.
Lionel Ruffel, Le Dénouement, Lagrasse, Verdier, 2005.
Sylvie Triaire et Alain Vaillant, dir., Écritures du pouvoir et pouvoirs de la littérature, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2001.
David Van Reybrouck, Contre les élections, trad. I. Rosselin et Ph. Noble, Arles, Actes Sud, « Babel », 2014.