Appel à communications
Colloque annuel CARACOL, Observatoire des littératures caribéennes,
en association avec le Yesu Persaud Centre for Caribbean Studies (University of Warwick)
« Poétiques caribéennes : voies/x, esthétiques, imaginaires »
Organisation :
Orane ONYEKPE-TOUZET (University of Warwick/ Sorbonne Université)
Rocío MUNGUIA AGUILAR (Université de Strasbourg)
Dates : 6 & 7 mai 2022, en ligne
Date limite d’envoi des propositions : 6 février 2022
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Envisagée à ses origines comme une théorie de la création artistique, la notion de poétique a subi au cours des siècles des glissements sémantiques et disciplinaires qui ne cessent de dire sa porosité et le large éventail de voix, d’esthétiques et d’imaginaires qu’elle traduit. Alors qu’au IVe siècle av. J.-C., la réflexion d’Aristote privilégiait la question du « beau », et donc celle de la facture ou de la « aisance » de l’artisan-poète dans la construction et l’épuration du « trait », de nouvelles dynamiques privilégiant le « signe » dans l’œuvre (M. Heidegger), ou encore sa dimension rhétorique, agissante et donc poét(h)ique (P. Ricoeur) ont fait leur chemin, exposant une notion large et tendue dans ses significations multiples.
Dans le domaine caribéen, nombreux sont les penseurs à avoir donné à la poétique un ancrage géographique, à la croisée de l’espace et de l’imaginaire (K. Brathwaite, The Arrivants : A New World Trilogy, 1973 ; É. Glissant, Poétique de la relation, 1990 ; É. Glissant, Introduction à une poétique du divers, 1996 ; W. Harris, The Womb of Space, the Cross-Cultural Imagination, 1983 ; D. Maximin, Les Fruits du cyclone : une géopoétique de la Caraïbe, 2006). Le lien entre littérature et vision du monde y apparaît particulièrement central et explique en partie la pertinence de cette notion et sa postérité. Édouard Glissant utilise le terme de poétique pour remplacer celui de philosophie, qui renvoie souvent à une pensée systémique occidentale. Il s’attache ainsi à penser sans système, à penser par la littérature, par la poésie, par l’imaginaire. Ce terme permet en effet d’explorer les entrelacements entre création littéraire et compréhension du monde et leurs aller-retours. Car « écrire en pays dominé » pour Patrick Chamoiseau qui poursuit la pensée de Glissant, c’est aussi « imaginer » le monde pour le/se libérer.
Ces questionnements n’ont pas échappé non plus à la critique, soucieuse de tracer et de définir les contours d’un champ littéraire aussi riche qu’éclaté dans ses différents versants linguistiques et culturels. Investie souvent dans une perspective comparatiste, la notion de poétique apparaît ainsi dans les travaux universitaires comme un outil d’analyse fécond, mais rarement problématisé en relation avec l’espace Caraïbe lui-même. Associée tantôt à une pensée du monde par la littérature et de la littérature dans le monde (Dash, 1994), tantôt à un « champ d’exploration » (Duff, 2008), à des « motifs » (Monet-Descombey, 2017), à une « sphère » (Boisseron, 2019), ou encore à une pratique/esthétique propre aux écrivains (Réjouis, 2003), il en ressort que la poétique est souvent appréhendée comme un « fil conducteur » (Aïta, 2011) tendant à mettre en dialogue différentes expressions caribéennes.
Ce colloque se propose d’interroger de manière originale la fécondité de la notion de poétique pour nos approches de recherche au regard de la pratique littéraire des écrivains caribéens. Nous encourageons particulièrement des travaux réflexifs sur la notion, son usage et sa définition – la question de l’esthétique, de la voix des écrivains, de leurs imaginaires et de leurs itinéraires se rencontrant au carrefour de cette réflexion. Qu’est-ce que la poétique pour les écrivains caribéens ? Comment détermine-t-on la poétique d’un écrivain ? Peut-on parler de poétique caribéenne ? Quel lien entre poétique et politique dans la Caraïbe ? Le terme de poétique a-t-il été utilisé de la même manière dans les milieux universitaires francophones, hispanophones et anglophones ? Les propositions, qui peuvent porter sur des auteurs de toutes les aires linguistiques de la Caraïbe, pourront porter sur l’un des axes suivants :
Axe 1 : Poétique et langages
Dans la Caraïbe, le choix des langues n’est jamais insignifiant. Il procède souvent déjà d’une situation (aux deux sens du terme) identitaire, idéologique et esthétique qui esquisse une poétique (J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, 1989). Ainsi la manière unique des écrivains de créer leur propre langage est cruciale dans sa construction (É. Glissant, 1981). De nombreux écrivains caribéens questionnent également la capacité du langage à dire le réel et empruntent à d'autres arts leurs moyens d’expression (E. Lovelace, 1979). Nous invitons les communications qui interrogent le rôle des langues et des langages dans la construction de poétiques ainsi que les réflexions sur les limites du langage, les démarches intermédiales, les expérimentations stylistiques (N. Yassine-Diab, 2014). Quelle place occupent les choix et les créations linguistiques dans l’esquisse de poétiques d’écrivains ? Quels langages pour une/des poétique(s) caribéenne(s) ? Existe-t-il une poétique caribéenne qui se définirait par un rapport spécifique des écrivains au langage ? La disparité des aires linguistiques caribéennes empêche-t-elle de dégager une poétique unifiante ?
Axe 2 : Poétique et visions du monde
Si l’on pense au terme de poétique comme se référant à une vision du monde qui procède d’une sorte d’invention, ou pour employer un terme glissantien « d’imagination », le texte littéraire devient le lieu d’une refonte de la relation au réel (É. Glissant, 1990). En somme, cet axe invite à étudier les tentatives de réinvention du monde dans les créations littéraires. Il invite aussi à interroger les propositions qui traversent les créations caribéennes et les associent dans ce qu’on pourrait appeler les poétiques caribéennes. On pense ainsi à des modèles de pensée du monde par et dans la littérature qui ont eu une influence importante pour les écrivains caribéens tels que le « réel merveilleux » (A. Carpentier, 1949) , le « réalisme merveilleux » (J. S. Alexis, 1952) ou le réalisme magique (C. Scheel, 2005). On pense aussi aux tentatives des universitaires de formuler de telles poétiques caribéennes : les « poétiques baroques » (Chancé, 2001) ou « poétiques transcaribéennes » (R. Réjouis, 2003). Quelle vision du monde se dégage des poétiques d’écrivains ? Quel est l’impact de l’esthétique sur la réinvention du monde ? Comment penser en littérature ? Quelle poétique pour dire le(s) monde(s) caribéen(s) ? Pourquoi les écrivains antillais écrivent-ils ?
Axe 3 : Éco-poétiques
Alors que la crise écologique globale s’exacerbe et que les enjeux sociaux inhérents aux dérèglements climatiques et aux catastrophes naturelles évoluent de manière fulgurante, l’approche éco-poétique dit l’urgence d’explorer les questions environnementales en littérature. Dans la Caraïbe où la nature apparaît comme un personnage à part entière (D. Maximin, 2006), voire comme un monument, trace-témoin participant à la formation d’une mémoire vivante et organique (É. Glissant, 1980), la conscience environnementale qui gît dans les textes traduit souvent des choix éthiques, politiques et esthétiques divers. Cet axe invite à interroger les caractéristiques d’une éco-poétique que l’on pourrait dire spécifiquement caribéenne et la manière dont les deux termes dialoguent dans cet espace. Quelles pratiques littéraires pour faire écho à des préoccupations environnementales complexes, dans leurs multiples dimensions et échelles ? Quels procédés pour réinvestir l’espace, historiquement imposé, et révéler les enjeux et les potentialités politiques des textes ? Comment les écrivains nous invitent à penser l’écologie depuis le monde caribéen et revendiquent même, de manière plus ou moins explicite, « une écologie décoloniale » agissante (M. Ferdinand, 2019) ? Une réflexion croisée entre représentation de la nature (dans un sens large) et nature de l’écriture est aussi encouragée.
Axe 4 : Poétiques féminines
Longtemps marqué par la « présence-absence » des femmes en littérature – effacement dans le champ, illusion de présence, représentations ambiguës ou stéréotypées dans les textes (Kalisa, 2009) –, l’espace caribéen détient aujourd’hui une solide généalogie de plumes féminines dans ses différents versants génériques, linguistiques et culturels. Alors que les romancières de la dite « première génération » dans l’espace francophone (Michèle Lacrosil et Jacqueline Manicom au premier titre), illustrent une tendance à écrire en réaction aux œuvres des figures tutélaires masculines, l’on constate une libération progressive des entreprises créatives qui se rejoignent de manière récurrente, mais pas systématique, dans une quête identitaire de l’être-femme des/aux Antilles. Cet axe invite à interroger les voies esthétiques, les choix thématiques et les ambitions éthiques par lesquels cette quête est menée et tend vers une poétique « féminine » dans l’aire Caraïbe. Peut-on déceler dans la parole, les gestes et les postures des femmes (écrivaines et/ou personnages) une faculté propre à éclairer des pans de l’univers caribéen, de son réel, de son Histoire? Quelles sont les potentialités et/ou les limites d’une approche genrée des textes fictifs dans cet espace? Loin de traiter l’activité littéraire dans une perspective antagonique, mettant hommes et femmes dans deux camps opposés, ce volet est aussi l’occasion de rapprocher les représentations dites « féminines » (proposées par les écrivaines) et celles du « féminin » (proposées par les écrivains) afin de découvrir les points de jonction ou de rupture dans les imaginaires.
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Les propositions de communication (en français, anglais ou espagnol) de 300 à 500 mots accompagnées d’une courte bio-bibliographie sont à envoyer à Rocío Munguía rocio.munguia.a@gmail.com et Orane Onyekpe-Touzet orane.touzet@warwick.ac.uk avant le 6 février 2022.
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Comité scientifique :
Florian Alix (Sorbonne Université)
Pierre-Philippe Fraiture (University of Warwick)
John Gilmore (University of Warwick)
Maeve McCusker (Queen’s University Belfast)
Rocío Munguía Aguilar (Université de Strasbourg)
Orane Onyekpe-Touzet (University of Warwick/ Sorbonne Université)
Fabienne Viala (University of Warwick)
Bibliographie
AÏTA Mariella, « Vers une poétique littéraire de la Caraïbe : de Carpentier à Simone Schwarz-Bart », Synergies, Venezuela, no 6, 2011, p. 11-22.
AMY DE LA BRETÈQUE Pauline, Vers une poétique féminine de la créolisation : une pensée caribéenne et diasporique de la littérature de Jean Rhys, Paule Marshall, Michelle Cliff, Olive Senior et Jamaica Kincaid, thèse, 2020.
ARISTOTE, Poétique, Paris, Les Belles lettres, 1932. Texte établi et traduit par Jean Hardy.
BÉNAC-GIROUX Karine, Poétique et Politique de l’altérité: colonialisme, esclavagisme, exotisme (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, Garnier, 2019.
BOISSERON Monique, Regards croisés, Vision du Noir et expression poétique dans la Caraïbe hispanophone du XIXe et du début du XXe siècle, Paris, Garnier, 2019.
BRATHWAITE Kamau, The Arrivants: A New World Trilogy: Rights of Passage, Islands, Masks, Oxford, Oxford UP, 1973.
CHAMOISEAU Patrick, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
CHANCÉ Dominique, Poétique baroque de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2001.
DASH J. Michael, “Textual Error and Cultural Crossing: A Caribbean Poetics of Creolization”, Special Issue: Caribbean Literature, Research in African Literatures, vol. 25, n°. 2, 1994, p. 159-168.
DUFF Christine, Univers intimes: pour une poétique de l’intériorité au féminin dans la littérature caribéenne, NewYork-Washington D.C.-Bern-Berlin, Peter Lang, 2008.
FLORES-RODRIGUEZ Daynali, Towards a trans-Caribbean poetics: A new aesthetics of power and resistance, University of Illinois at Urbana-Champaign, Thesis, 2011.
GIROUX Laurent, « Éléments d’un art poétique national : Heidegger », Laval théologique et philosophique, vol. 52, no 1, 1996, p. 125.
GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
GLISSANT Édouard, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.
HARRIS Wilson, The Womb of Space, the Cross-Cultural Imagination, Greenwood Press, 1983.
MAXIMIN Daniel, Les Fruits du cyclone : une géopoétique de la Caraïbe, Paris, Seuil, 2006.
MONET-DESOMBEY HERNANDEZ Sandra, « Poétiques mémorielles et imaginaire collectif : canne à sucre et émancipation en Caraïbe », Canne à sucre en Caraïbe Héritages et recompositions, Caravelle, no 109, 2017, p. 45-62.