Fixxion, n° 26 : Littérature du procès, procès de la littérature (Mathilde Barraband et Laurent Demanze, dir.)
Fixxion, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 26:
Littérature du procès, procès de la littérature
Coordonné par Mathilde Barraband et Laurent Demanze
C’est dans l'essor actuel des études sur droit et littérature que s’inscrit ce dossier, plus particulièrement dans l’essor des études sur le droit dans la littérature, et notamment sur la représentation de la scène judiciaire au sein du récit contemporain en langue française. Si la représentation du procès en littérature n'est pas récente, elle prend depuis quelques années dans l’espace francophone un retentissement et des inflexions probablement singulières. Ce sont ce retentissement et ces éventuelles inflexions que nous proposons d’interroger, en partant notamment de l’idée que droit et littérature ont en partage une pratique du récit comme élucidation et interprétation du monde, mais aussi un rapport complexe et contradictoire à la morale, et que les questions narratives comme morales occupent largement notre temps. Comme le lance Christine Baron à la fin de son essai La littérature à la barre, « ce début de XXIe siècle [est] plus que jamais placé sous le signe du droit ».
D'autres vies que la mienne (2009) d'Emmanuel Carrère, La confusion des peines de Laurence Tardieu (2011), le collectif En procès (2016), Les sorcières de la république (2016) de Chloé Delaume, Article 353 du code pénal de Tanguy Viel (2017), Récit d’un avocat (2017) et L’instruction (2021) d’Antoine Bréa, La serpe (2017) de Philippe Jaenada, Comètes et perdrix de Marie Cosnay (2021) ou encore Ritournelle de Dimitri Rouchon-Borie (2021) mobilisent chacun à leur manière le juridique et le judiciaire pour ausculter les conflits sociaux. Le procès y est souvent un sismographe de la société et c’est dans le cadre du récit judiciaire que la puissance symptomatique des affaires qui s’y traite est rendue lisible. La représentation des procès peut aussi être l’occasion d’une exploration des cas de conscience, elle fait saillir un point de contact entre droit et littérature comme saisie de cas singuliers qui interrogent des problèmes moraux, butent sur les limites de l'éthique. Enquêtes littéraire et judiciaire ont alors toutes deux partie liée avec une exigence de compréhension, une interrogation de la puissance empathique de chacun. Enfin, les récits de procès s'inscrivent parfois dans un sillon foucaldien, depuis « Vie des hommes infâmes », de frottement entre l'individu et le pouvoir : dire le procès permet de décrire et de subvertir la société de contrôle contemporaine, les pratiques de normalisation, en hissant à la vue de tou·tes quelques figures excentriques ou marginales.
La littérature du procès est aussi, à plus d’une occasion, un procès mené par la littérature contre le droit. Elle mène alors une autre forme de plaidoirie, à distance des tribunaux, quand ses derniers paraissent incompréhensibles, insuffisants ou carrément injustes. Parfois, l’écrivain·e est là pour tenter de mettre en mots l’étrangeté de l’expérience judiciaire, pour donner un autre regard sur le procès des autres. La figure de l’écrivain·e en chroniqueur décalé ou en témoin n’a pas disparu depuis les chroniques de Colette ou Souvenirs de la cour d’assises d’André Gide, comme le montrent les récits de Jean Hatzfeld et Patrick Deville sur les grands procès internationaux du Rwanda et du Cambodge ou, plus récemment, la couverture par des écrivains des procès médiatisés : le procès du banquier Stern suivi par Régis Jauffret et qui aboutira à Sévère (2010), celui de France Télécom suivi par Sandra Lucbert pour Personne ne sort les fusils (2020) ou celui contre les auteurs des attentats parisiens de 2015 (Janvier 2015, le procès de Yannick Haenel, les articles d’Emmanuel Carrère pour Le Nouvel observateur). Parfois, c’est l’expérience vécue personnellement d’une judiciarisation manquée que le livre prend en charge. C’est peut-être cet usage du récit littéraire comme alternative voire comme réplique à une injustice que la justice n’a pas pu ou pas su traiter qui a le plus marqué les esprits récemment. La non-fiction états-unienne a largement tracé la voie de cet usage du récit littéraire (Maggie Nelson, Alexandria Marzano-Lesnevitch). Mais c’est plus particulièrement la libération de la parole dans le sillage des mouvements planétaires de dénonciation des agressions sexuelles qui a conduit nombre d’écrivaines à tenter de doubler par la littérature un droit trop normatif, trop patriarcal, dont le tempo, le système d’évaluation, les moyens de réparation aussi, ne sont pas ceux qui conviennent aux victimes (Chienne de Marie-Pier Lafontaine en 2019, Échos de Me Too de Martine Delvaux en 2020, Le consentement de Vanessa Springora en 2020, L’arme la plus meurtrière de Francesca Gee en 2021, La familia grande de Camille Kouchner en 2021). Elles ont écrit non pas pour témoigner comme on témoigne à la barre mais pour reprendre en main le cadre énonciatif et transgresser l’interdit de raconter, pour dénoncer et pour se défendre. De fait, plusieurs de ces récits ont été à l’origine de poursuites, voire de débats législatifs, laissant même leurs traces dans la jurisprudence récente qui les prend pour exemple. D’autres écrivain·es enfin font du texte littéraire un carnet de bord et de résistance dans la tourmente judiciaire, tantôt victimes, tantôt accusé.es (Édouard Louis, Histoire de la violence, 2016 ; Constance Debré, Love Me Tender, 2020). Certain·es s’étaient d’ailleurs retrouvé·es sur le banc des accusé·es dans des affaires en lien direct avec la liberté d’expression (Procès verbal de Valérie Lefebvre-Faucher en 2019, Auteur maudit, maudit auteur d’Yvan Godbout en 2021). L’écrivain·e investit alors un autre rapport à la vérité, mais aussi d’autres espaces et d’autres durées que ceux de la scène judiciaire, pour venir à contretemps réclamer justice et parfois aussi racheter des figures condamnées. Ce dossier s’attachera ainsi à interroger les formes de réparation que la littérature construit : réparation mémorielle, révision judiciaire d’après-coup, compensation intime, indemnisation publique.
La littérature du procès est enfin, parfois aussi, un procès fait à la littérature, elle relève les difficultés éthiques posées à la littérature quand elle s’attache au fait divers ou à l’intime (voyeurisme, sensationnalisme, exhibitionnisme), et elle poursuit une interrogation sur la nature et la fonction de la littérature, sur ses pouvoirs et ses limites. Car au contact du droit, modèle d’une parole performative, la littérature met à l’épreuve non seulement sa capacité à dire le juste, à le faire éprouver à une communauté de lecteurs.rices, mais aussi sa puissance d’effraction dans le réel.
Pistes proposées
- À travers la dramaturgie du procès, qui intensifie les émotions dans un cadre temporel et spatial resserré, on s’intéressera aux circulations médiatiques et aux effets génériques : le récit de procès est aussi bien un genre cinématographique, qu’une pratique sérielle de feuilletonnage dans la presse ou les séries (E. Carrère, Y. Haenel, Fl. Aubenas). On se demandera comment circulent ces récits de procès, selon des supports distincts et des contraintes matérielles spécifiques, pour saisir les dynamiques de métamorphose.
- Le procès et le tribunal ne sont pas des espaces à part, mais bien souvent aussi des observatoires privilégiés de la société contemporaine. Dans le sillage des études sur les faits divers, le procès est un prisme d’analyse des dysfonctionnements sociaux et politiques : on se demandera comment s’engagent non seulement une analyse du monde contemporain à partir d’un cas, mais aussi une posture d’écrivain·e contemporain·e prenant position indirectement et concrètement dans les débats sociaux (S. Lucbert).
- Plaidoiries, réquisitoires et décisions mettent à l’épreuve les dynamismes d’empathie, les capacités de juger : les articles pourront analyser de manière pragmatique comment les récits de procès construisent une figure d’herméneute, libre de juger selon ses convictions, ou comment le récit est au contraire une machine rhétorique, qui piège son lecteur (T. Viel, Ph. Jaenada).
- Puisque le procès n’a pas seulement pour ambition de rendre justice, mais de construire un monde où criminels et victimes peuvent vivre ensemble : on interrogera la capacité du procès à construire un monde commun (J. Hatzfeld, P. Deville).
- Le livre lui-même peut être considéré comme un dispositif de mise en procès, de dénonciation : on se demandera comment la littérature prétend rendre justice, quand les institutions sont décrites comme défaillantes (C. Kouchner, V. Springora, K. Tuil, C. Debré, V. Lefebvre-Faucher, Y. Godbout).
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Échéance : 1 juin 2022. Les propositions de contribution (environ 300 mots), portant sur les littératures de langue française doivent être envoyées en français ou en anglais, à fixxion21@gmail.com (un rédacteur vous inscrira comme auteur et vous enverra le gabarit MSWord de la revue).
Après notification de la validation, le texte de l’article définitif (saisi dans le gabarit Word et respectant les styles et consignes du Protocole rédactionnel) est à envoyer à fixxion21@gmail.com avant le 15 décembre 2022 pour évaluation et relecture par les membres de la Revue critique de fixxion française contemporaine.
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Éléments bibliographiques en français
BAILLEUX Antoine, BERNARD Elsa et JACQUOT Sophie (dir.), Les récits judiciaires de l’Europe, Bruxelles, Bruylant, 2019.
BARON Christine (dir.), Transgression, littérature et droit, Poitiers, La Licorne, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
BARON Christine, La littérature à la barre. XXe XXIe, Paris, CNRS éditions, 2021.
BIET Christian, Droit et littérature sous l’Ancien régime, le jeu de la valeur et de la loi, Paris, Champion, « Lumière classique », 2002.
BIET Christian (dir.), Littératures Classiques, n° 40 (Droit et littérature), Champion, 2000.
CHABRIER Amélie, Les genres au prétoire. La médiatisation des procès au XIXe siècle, Parie, Mare & Martin, 2019.
CHAVEL Solange, Se mettre à la place d’autrui ; l’imagination morale, Rennes, PUR, « Raison publique », 2011.
DELAGE Pierre-Jérôme (dir.), Science-fiction et science juridique, Paris, IRJS, 2013.
DISSAUX Nicolas (dir.), Balzac, romancier du droit, Paris, LexisNexis, 2012.
DISSAUX Nicolas et RANOUIL Marine (dir.), Il était une fois… Analyse juridique des contes de fées, Paris Dalloz, 2018.
« Droit et littérature », Europe, n° 876, 2002.
FAGGION Lucien et REGINA Christophe (dir.), Récit et justice : France, Italie, Espagne, XIVe-XIXe siècles, Aix-en-Provence, PUP, 2014.
GARAPON Antoine et SALAS Denis (dir.), Imaginer la loi. Le droit dans la littérature, Paris, Michalon, 2008.
GRALL Catherine et LUCCIANI Anne-Marie (dir.), Imaginaires juridiques et poétiques littéraires, Amiens, CEPRISCA, 2013.
LAFAILLE Franck (dir.), Droit et littérature, Paris, Mare & Martin, « Droit public », 2015.
LEICHTER-FLACK Frédérique, Le laboratoire des cas de conscience, Paris, Alma éd., 2012.
MALAURIE Philippe, Droit et littéraire. Une anthologie, Paris, Cujas, 1997.
MAZEAU Pierre et PUIGELIER Catherine (dir.), Victor Hugo. Hommes de lettres, homme de droit, Mare & Martin, 2013.
MICHAUT Françoise, « Le mouvement Droit et Littérature dans le développement d’une science du droit aux États-Unis », Clio@Themis [en ligne], n° 7, mars 2014.
OST François, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004.
OST François, GERARD Philippe, VAN DE KERCHOVE Michel et VAN EYNDE Laurent, Lettres et lois. Le droit au miroir de la littérature, Bruxelles, Publication des facultés universitaires Saint-Louis, 2001.
Revue Droit & Littérature, LGDJ, 2017-.
SALAS Denis, Le tiers pouvoir. Vers une autre justice, Paris, Hachette, 1998.
SALAS Denis, Albert Camus, la juste révolte, Paris, Michalon, 2002.
SALAS Denis, Kafka. Le combat avec la loi, Paris, Michalon, 2013.
SALAS, Denis (dir.), La plume et le prétoire, quand les écrivains racontent la justice, Paris, La Documentation française, « Histoire de la justice », 2014.
TRAVERS DE FAULTRIER Sandra, Droit et littérature, essai sur le nom de l’auteur, Paris, PUF, 2001.
TRAVERS DE FAULTRIER Sandra, Gide, l’Assignation à être, Paris, Michalon, « Le Bien commun », 2005.
TOUDOIRE SURLAPIERRE, Frédérique, Le fait divers et ses fictions, Paris, Minuit, « Paradoxes », 2019.