Un diagramme, une courbe et un glossaire.
par Lise Charles
(Sorbonne Université)
Inédite dans sa forme, la présente proposition est issue de l'essai de Lise Charles Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l'Ancien Régime (1600-1750), Paris, Classiques Garnier, coll. « L'Univers rhétorique », 2021, dont on peut lire un extrait sur Fabula.
Comment définir la prolepse narrative[1] ? Voici la proposition de Gérard Genette dans Figures III : nous entendrons par « prolepse toute manuvre narrative consistant à raconter ou évoquer d'avance un événement ultérieur [...] au point de l'histoire où l'on se trouve[2]. Et voici un diagramme synthétisant la classification donnée dans le même ouvrage :
Essayons maintenant d'illustrer la définition par une courbe. Imaginons un récit idéal, qui progresse à vitesse[3] constante. Disons par exemple qu'une journée de l'histoire équivaudrait systématiquement à une page de texte. L'axe des abscisses représente le temps du récit et celui des ordonnées le temps de l'histoire.
Du fait de sa progression uniforme, le récit est représenté par une droite. Le segment proleptique intervient d'ordinaire après un saut brusque dans le temps de l'histoire. Au point A, le récit s'interrompt pour raconter une séquence ultérieure de l'histoire : le segment [BC] figure le segment proleptique. Il y a, pour parvenir à ce segment, un saut temporel : [AB] marque une ellipse. La longueur de [AB] (donc la longueur de l'ellipse) représente ce que Genette nomme la portée de la prolepse (si le saut dans l'histoire est de deux ans, par exemple, la portée sera de deux ans). Voici la définition qu'il en donne :
Une anachronie peut se porter, dans le passé ou dans l'avenir, plus ou moins loin du moment « présent », c'est-à-dire du moment de l'histoire où le récit s'est interrompu pour lui faire place : nous appellerons portée de l'anachronie cette distance temporelle[4].
Nous pouvons distinguer deux types de « portées » de la prolepse. Le premier, qui correspond à la longueur du segment [AB], est une portée que l'on peut nommer diégétique : il s'agit de la durée d'histoire franchie d'un coup pour parvenir au segment proleptique. Nous appellerons discursif le second type de portée, qui, lui, n'est pas mentionné chez Genette : la « portée discursive » de la prolepse est la longueur de récit qu'il faut ensuite parcourir pour rejoindre ce que nous appellerons le subséquent. Elle correspond à la longueur du segment [D'E'][5].
Quant au segment [B'C'], c'est la projection de [BC] sur l'axe de l'histoire. Sa longueur représente ce que Genette nomme l'amplitude de la prolepse :
[Une anachronie] peut aussi couvrir elle-même une durée d'histoire plus ou moins longue : c'est ce que nous appelons son amplitude[6].
De même que la portée est de longueur variable, on peut imaginer une amplitude très courte (« deux ans plus tard, elle éternuerait de nouveau en levant les yeux vers le soleil ») ou très longue (« deux ans plus tard, il commencerait une longue carrière de négociant, qui le mènerait d'abord au succès, puis à la faillite et à la mort »).
Par un mouvement analeptique, représenté par [CD], le récit revient ensuite en arrière, à l'endroit de l'histoire où il s'était momentanément interrompu, et reprend son cours normal. Le segment [EF] correspond au moment du récit où le narrateur raconte le morceau d'histoire qu'il avait évoqué par avance dans le segment proleptique ; cet endroit crucial n'intéresse pas particulièrement Genette et ne porte pas de nom chez lui. Si nous disons qu'il est crucial, c'est parce qu'à travers lui se pose la question de la redondance entre annonce et récit proprement dit : en anticipant sur le récit, la prolepse risque de ruiner le suspense ; et symétriquement, en redoublant la prolepse, ce passage, déjà raconté plus ou moins allusivement, peut donner une impression de déjà-vu. Ce segment, nous proposons de l'appeler le subséquent narratif de la prolepse[7]. Nous n'avons pas donné le même angle à [BC] et à [EF], car, d'ordinaire, le second récit de l'événement est plus détaillé que le segment proleptique, qui n'est qu'une évocation ou qu'une allusion. Le subséquent couvre donc une portion de récit plus longue que le segment proleptique.
Quel pourrait être le microrécit exemplaire qui correspondrait à notre figure ? Par exemple (nous soulignons le segment proleptique) :
La Princesse s'éprit du Duc lors d'un bal qui se faisait au Louvre. Deux ans plus tard, le Prince son mari en mourrait de douleur. Quoi qu'il en dût être, la Princesse rendit au Duc son salut et se mit à danser avec lui.
Cette courbe et ce microrécit ne correspondent qu'à l'un des différents types de prolepses répertoriés par Genette. Il s'agit en l'occurrence d'une prolepse interne homodiégétique répétitive. Interne et non externe, car sa portée, a priori, n'excède pas le cadre du récit ; homodiégétique et non hétérodiégétique, car elle porte sur la même ligne d'histoire que celle du récit premier (si nous supposons que le triangle amoureux forme la matière du récit premier) ; répétitive et non complétive, car elle possède un subséquent narratif (si le récit revient sur la mort du Prince). Nous pourrions imaginer d'autres figures, correspondant à des types de récits différents, mais celle-là nous suffit pour élaborer un glossaire.
Ce glossaire définit les notions appartenant à la nébuleuse de la prolepse ; il inclut les définitions de Figures III et nos propres propositions théoriques. Les termes empruntés sans changement à la terminologie genettienne sont précédés d'un astérisque.
Amorce : les amorces sont de « simples pierres d'attente sans anticipation, même allusive, qui ne trouveront leur signification que plus tard » (Genette, Figures III, p. 112).
Amplitude : durée de l'histoire plus ou moins longue couverte par le segment proleptique (Genette, Figures iii, p. 89). Correspond au segment [B'C'] sur la courbe.
Anticipation actoriale : anticipation faite au sein de l'uvre par un personnage, un oracle, etc.
Échec de la prolepse : il se produit dans le cas où le subséquent narratif attendu est absent ou déviant.
Éléments cataphoriques : éléments narratifs ou discursifs qui font signe vers la suite du récit. Hyperonyme des termes amorce et prolepse.
Leurre : fausse amorce.
Point d'ancrage : moment du récit premier où survient la prolepse. Correspond au point A sur la courbe.
Point de raccord : moment où le récit premier reprend, après le segment proleptique. Correspond au point D sur la courbe.
Portée diégétique : distance temporelle entre le moment de l'histoire où le récit s'est interrompu et le moment évoqué par la prolepse. (Genette, Figures iii, p. 89, parle simplement de portée). Correspond au segment [AB] sur la courbe.
Portée discursive : longueur du récit séparant la prolepse de son subséquent narratif. Correspond au segment [D'E'] sur la courbe.
Prolepse autonome : prolepse sans subséquent narratif, par distinction avec la prolepse « préparatoire ». Une prolepse perçue comme autonome au moment où elle survient et se révélant par la suite « préparatoire » sera dite pseudo-autonome. L'expression remplace celle de prolepse complétive employée par Genette dans un sens plus restreint (Figures iii, p. 109) : elle n'est pas satisfaisante, car ce type de prolepses vient compléter quelque chose qui ne manquera que par la suite.
Prolepse diégétique : annonce portant sur l'histoire elle-même (c'est la prolepse au sens strict), par distinction avec la prolepse discursive.
Prolepse discursive : annonce portant sur le récit, par distinction avec la prolepse diégétique.
Prolepse externe : prolepse dont le point de portée se situe à l'extérieur du champ temporel du récit premier, dont la limite est marquée par la dernière scène non proleptique (Genette, Figures iii, p. 106).
Prolepse interne : prolepse dont le point de portée se situe à l'intérieur du champ temporel du récit premier (Genette, Figures iii, p. 106).
Prolepse préparatoire : prolepse possédant un subséquent narratif, par distinction avec la prolepse « autonome ». Une prolepse perçue comme préparatoire au moment où elle survient et se révélant par la suite « autonome » sera dite pseudo-préparatoire. Nous remplaçons ici l'expression prolepse répétitive employée par Genette par symétrie avec les analepses répétitives : en effet, il ne convient pas de parler de répétition pour la première occurrence d'un élément (c'est plutôt le subséquent qui est répétitif, non le segment proleptique lui-même).
Sommaire proleptique : prolepse immédiatement suivie de son subséquent narratif.
Subséquent narratif : dans le cas d'une prolepse préparatoire, segment narratif évoqué d'avance par la prolepse et qui redouble donc, au moins partiellement, le segment proleptique. Correspond au segment [EF] sur la courbe.
Lise Charles (Sorbonne Université), 2021.
Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en novembre 2021.
[1] Ce texte est adapté de notre ouvrage Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse narrative (1600-1750), Paris, Garnier, 2021.
[2] Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 82.
[3] G. Genette, après G. Müller (« Erzählzeit und Erzähltezeit » [1948], dans Morphologische Poetik. Gesammelte Aufsätze, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, p. 269-286), définit la « vitesse » comme « le rapport entre une durée, celle de l'histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur : celle du texte, mesurée en lignes et en pages » (Figures III, éd. cit . p. 123).
[4] Ibid., p. 89.
[5] T. Bridgeman évoque cette duplicité de la portée dans son article « Thinking Ahead : a Cognitive Approach to Prolepsis », Narrative, vol. 13, 2005, p. 125-159, ici p. 135). Si, dans la théorie de Figures iii, la « portée » est implicitement définie comme la portée diégétique, il arrive pourtant que Genette donne, sans le préciser, des exemples de portée discursive. Voici le premier exemple qu'il fournit d'une annonce à « longue portée ». Nous sommes chez Proust : « Quant au professeur Cottard, on le reverra longuement, beaucoup plus loin, chez la Patronne, au château de la Raspelière » (Figures III, éd. cit., p. 112). La portée explicitement mentionnée ici par le narrateur est bien discursive ; plus loin signifiant plus loin dans le récit, cette phrase ne préjuge pas, en principe, de la durée d'histoire parcourue ; on pourrait imaginer, par exemple, qu'on revoie Cottard deux cents pages plus loin, mais seulement une journée après.
[6] Ibid., p. 89.
[7] Par emprunt à un vocabulaire grammatical : M. Kesik parle ainsi de subséquent pour désigner le représenté textuel succédant à une cataphore (La Cataphore, Paris, Presses Universitaires de France, 1989). T. Bridgeman utilise quant à elle l'expression de « narration-cible » (target narrative) : « J'utilise le terme narration-cible pour décrire la narration seconde d'un événement à sa place appropriée dans l'histoire » (« Thinking Ahead », art. cit., p. 154, n. t.).