Appel à propositions no 5 – L’argent
« Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu’il serait temps de s’arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours1. » C’est ainsi que Maheu s’adresse au patron de la mine dans Germinal (1885), esquissant une critique poignante de la bourgeoisie de l’époque. Le naturalisme de Zola traite sans équivoque du sujet qui fâche : l’argent. Impossible de ne pas évoquer nombre d’auteur·ice·s du XIXe siècle qui ont fait de ce sujet un élément central de leur œuvre : du tableau lyrique de la pauvreté qu’est Les Misérables (1862) de Victor Hugo, jusqu’à la critique ironique du rapport sacré des bourgeois à la mesure monétaire dans les Contes cruels (1886) de Villiers de L’Isle-Adam. Impossible encore de ne pas penser au tournant décisif dans une conceptualisation de la mesure-argent que fut la parution du Capital (1867) de Karl Marx.
L’argent, et les problèmes que représentent les rapports complexes qui peuvent être entretenus à son égard (abus de pouvoir, fossé entre les classes sociales, fétichisme, avarisme, réification des relations, conception comptable du monde), tient une place centrale dans la littérature. La vénalité, comme défaut moral à critiquer, est déjà le motif principal de L’Avare (1668) de Molière. La Bruyère y consacre à son tour un chapitre dans Les Caractères (1687), et un siècle plus tôt Ronsard en faisait le thème de son poème « Contre les avaricieux » dans ses Odes (1550-1552). Dans la société de l’Ancien Régime, l’intérêt pour la monnaie est souvent signe de vices. Ce rapport à l’argent se transforme au XIXe siècle, alors que le fait d’être économe devient aussi le lieu d’une fierté dans le discours bourgeois, le travail prenant la forme d’une vocation, et la fructification de l’argent celui d’une vertu2. L’argent est par ailleurs dépeint dans ce qu’il a de nécessaire pour vivre, comme en témoignent les discours social et littéraire conscient des profondes inégalités financières. Enfin, l’argent, et son accumulation, en viennent même à former l’espace d’un érotisme qui leur serait propre — ce dernier motif se prolonge dans l’œuvre de Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché (1933), alors que le personnage principal, tâtant l’argent dans de « suprêmes attouchements », ressent par ce simple contact une « jouissance atteignant à un paroxysme que ne connut jamais la luxure la plus parfaite3 ».
La mise en fiction de l’argent n’a pas perdu de sa vitalité dans la littérature moderne et contemporaine, notamment dans différentes peintures de la pauvreté : en témoignent l’ensemble de l’œuvre de Michel Tremblay, Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy, et plus récemment la trilogie Vernon Subutex (2015) de Virginie Despentes dans laquelle le protagoniste principal, incapable de payer les factures, s’enlise dans la précarité. Pour Dany Laferrière, dans L’énigme du retour (2009), le récit de retour aux origines est le lieu d’une réflexion nécessaire sur les écarts de richesse qui divisent Port-au-Prince, mais aussi le Nord et le Sud. Ce sont ces différentes représentations du rapport à l’argent, les liens qu’il crée par la transaction, le fétichisme dont il peut être l’objet, et encore les inégalités qu’il creuse, que ce numéro de Fémur vous invite à explorer.
Réfléchir à la question monétaire dans la littérature, c’est aussi penser les habitudes de consommation et le geste d’acheter, qu’il soit une obsession comme dans le roman Les choses (1965) de Georges Perec, une manie mortifère associée au paraître, comme dans American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis, ou encore une pulsion. « Il y a […] des moules à 2,99 euros, de la queue de lotte à 14,95 euros. Les prix sont en lettres gigantesques, toujours sur le même fond jaune acide4 », écrit Annie Ernaux dans Regarde les lumières mon amour (2014), considérant l’univers codifié qu’est son supermarché. De l’épicerie bio des centres-villes aux grandes surfaces, en passant par la vente en ligne, cet appel est l’occasion d’évoquer, en littérature, les représentations passées ou présentes du magasin et ses stratégies de commerce, le tout pour que l’argent soit dépensé. Il s’agit aussi de se pencher sur les personnages économes qui peuplent l’histoire littéraire, telle la fourmi de la première fable du recueil de Jean de la Fontaine (1668). C’est encore celle d’analyser, au contraire, un désir de décroissance des dépenses et revenus, comme le fait le jeune Henri David Thoreau dans son essai Walden ou la Vie dans les bois (1854) qui, bien que prévoyant dans la gestion de ses finances, refuse « cette façon de passer la plus belle partie de sa vie à gagner de l’argent pour jouir d’une liberté problématique durant sa moins précieuse partie5 ». Ce numéro de Fémur voudra par ailleurs s’intéresser aux individus transformés eux-mêmes en marchandise, notamment les femmes lorsqu’elles deviennent objets d’échange, ou les personnes racisées, dans une perspective coloniale. Il pourra aussi être le lieu d’une réflexion sur les liens entre crise économique, manières de consommer et montée du fascisme et du racisme, rapport mis en évidence dans la compilation d’essais de Toni Morrison La source de l’amour propre (2019), où l’autrice rappelle que « [l]e fascisme parle la langue de l’idéologie, mais il n’est en vérité que marketing : marketing visant à s’assurer le pouvoir6 ».
Car au-delà du motif littéraire, c’est la question de l’argent dans ses liens étroits avec une conceptualisation générale de l’art et de l’écrivain·e que ce numéro vise à interroger. En ce sens, c’est tout un « commerce » littéraire que Sainte-Beuve critiquait déjà en 1839 sous le nom de « littérature industrielle », décrivant par-là la naissance d’une littérature qui se plierait aux exigences du marché. C’est autour d’une idée similaire que Theodor Adorno et Max Horkheimer développent une critique de la Kulturindustrie. Et c’est encore un rapport entre l’art et l’argent que Walter Benjamin interroge, dans une lignée marxiste, à partir de la poésie de Charles Baudelaire, ce « poète lyrique à l’apogée du capitalisme7 ». Si une telle critique a été marquée par la montée du capitalisme, le lien souvent problématique entre littérature et argent était toutefois déjà critiqué avant l’« apogée » de ce dernier : ainsi dans le Don Quichotte (1605), le curé se lamente que « les comédies sont devenues marchandises vendables » et que, dans ces circonstances, « le poète tâche de s’accommoder à ce que lui demande l’entrepreneur qui doit payer son œuvre8 ».
De façon contemporaine, le marché du livre se base désormais sur une véritable commercialisation non seulement des objets littéraires, mais encore de la figure de l’auteur·ice, dont les nombreux salons du livre, lancements, événements médiatiques, font étalage. Dans cette optique, ne pourrait-on pas dire, à la suite de Virginia Woolf dans Une chambre à soi (1929), qu’un accès stable à de l’argent est justement nécessaire pour écrire, Woolf faisant de l’indépendance financière des femmes une étape nécessaire vers leur accession à l’écriture ? C’est cette logique monétaire que représente Document 1 (2013) de François Blais, alors qu’il propose une réflexion sur les rouages des demandes de subventions, pivots actuels de l’industrie du livre. En dehors d’une économie de marché, on assiste aussi ces dernières années à l’essor d’autres modèles économiques : contre-culture du fanzine, blogs d’écriture et revues en ligne, livres publiés à compte d’auteur·ice·s, etc. Ce sont ces différentes ramifications de l’industrie et de la contre-industrie du livre, de la représentation du lien entre art et argent, de sa critique, et encore de son apparition (vie économique, classes sociales, transactions, avarice et dépense) dans les œuvres littéraires, que ce numéro de Fémur vous invite à réfléchir.
De manière non-exhaustive, nous soulignons plusieurs axes de réflexion qui correspondent au thème de cet appel :
Représentation des classes sociales dans la littérature
- Figures d’acheteurs·euses
- Critique, caricatures, apologies de la bourgeoisie dans la littérature
- Représentations du lien social à travers la transaction
- Représentation de la femme comme marchandise ou objet d’échange
- Écarts de richesse et des moyens de production dans une perspective intersectionnelle
Littérature et circuit marchand
- Recyclage littéraire (citations, réécritures, poétiques de recyclage du contenu)
- Rapport fétichiste à l’argent dans l’art
- Érotisme de l’argent dans la littérature
- Récits de la société de consommation
- Modes de vie minimalistes et décroissants dans l’art
- L’argent en crise : krachs boursiers, crises économiques, milieu de la finance
- Accessibilité économique à l’écriture et à la littérature
La vente du livre
- Études de l’industrie du livre
- Financements des maisons d’éditions et des auteur·ice·s par les organismes publics
- Contenu du livre : sensationnalisme et marchandise
- Marketing de la vie de l’auteur·ice, marketing du paratexte et de la vie littéraire
Fémur accueille les articles portant sur des œuvres de toutes les époques, et de tous les genres littéraires. Elle est également ouverte aux réflexions abordant différentes disciplines (cinéma, arts visuels, philosophie, etc.). Les auteur·rice·s doivent être des étudiant·e·s universitaires (tous cycles et toutes universités confondus).
La revue publie plusieurs types de textes : des articles scientifiques (de 3000 à 6000 mots), des essais (de 2000 à 4000 mots) et des comptes rendus critiques (d’au plus 2000 mots).
Dans le cadre de ses dossiers thématiques, la revue reçoit des propositions d’articles scientifiques, d’essais ou de comptes rendus, et non des textes complets. Les propositions d’articles et d’essais comptent entre 500 et 700 mots et doivent être accompagnées d’une bibliographie sommaire, alors que les propositions de comptes rendus sont d’environ 200 mots. Le comité scientifique de la revue évalue les propositions pour retenir celles qui répondent à ses critères. Les auteur·rice·s des propositions retenues sont alors invité·e·s à soumettre leur texte complet.
Les propositions doivent être envoyées à l’adresse revue.femur@gmail.com. Les textes complets seront à rendre en janvier 2022.
Date limite de soumission des propositions : 1er décembre 2021.
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Direction du dossier : Léonore Brassard et Marine Noël
Coordination : Emma Gauthier-Mamaril, Stéphanie Guité-Verret et Eugénie Matthey-Jonais
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Bibliographie
ADORNO, Théodor W. et HORKHEIMER, Max, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 [1947].
BATAILLE, Georges, La notion de dépense, Paris, Éditions Lignes, 2011 [1933].
BENJAMIN, Walter, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2021 [1939].
BERGERON, Mickaël, BEAULIEU, Isabelle, CLERMONT, Stéphanie, [et al.], « La dérive des capitaux : les écrivains et l’argent », Lettres québécoises, 2020, p. 4‑21.
BOURDIEU, Pierre, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, (« Points Essais »).
CERVANTÈS, Miguel, Don Quichotte, I, Paris, Gallimard, 1988 [1605], (« Folio »).
ERNAUX, Annie, Regarde les lumières mon amour, Paris, Gallimard, 2016, (« Folio »).
FREIDEL, Nathalie, « Des chiffres et des lettres : le paradigme économique dans les Lettres de l’année 1671 », Actes de la journée d’agrégation du 1er décembre 2012, Publications en ligne du GADGES, 2013, [En ligne : https://facdeslettres.univ-lyon3.fr/medias/fichier/communication-n-freidel_1360322134651.pdf].
GOUX, Jean-Joseph, La frivolité de la valeur. Essai sur l’imaginaire du capitalisme, Paris, Blusson, 2004.
GRIGNON, Claude-Henri, Un homme et son péché, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1986 [1933], (« Bibliothèque du Nouveau Monde »).
ILOUZ, Eva, Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.
La littérature au prisme de l’économie. Argent et roman en France au XIXe siècle, Éd. Francesco Spandri, Paris, Classiques Garnier, 2014, (« Rencontres »).
« L’argent », Romantisme, Éd. Adeline Daumard, 1983, [En ligne : https://www.persee.fr/issue/roman_0048-8593_1983_num_13_40].
Les écrivains et l’argent, Éd. Olivier Larizza, Paris, Orizons, 2012, (« Universités »).
MARX, Karl, Le Capital. Livre I. Sections I à IV, Paris, Flammarion, 1985 [1867], (« Champs classiques »).
MASSEI-CHAMAYOU, Marie-Laure, La représentation de l’argent dans les romans de Jane Austen. L’être et l’avoir, Paris, L’Harmattan, 2012.
MORRISON, Toni, La source de l’amour-propre, Trad. Christine Lafferière, Paris, Christian Bourgeois, 2019.
PIGNOL, Claire, « L’économie à l’épreuve de la littérature », Idées économiques et sociales, 2016, p. 30‑41, [En ligne : https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2016-4-page-30.htm].
REVERZY, Éléonore, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique, Paris, CNRS, 2016.
STIKER-METRAL, Charles-Olivier, « Un modèle économique pour la morale : les Maximes de La Rochefoucauld », in Art et argent en France au temps des premiers modernes (XVIIe-XVIIIe siècles), Oxford, Voltaire Foundation, 2004, (« Studies on Voltaire and the Eighteenth Century »), p. 61‑70.
THOREAU, Henry David, Walden ou la vie dans les bois, Trad. Louis Fabulet, Paris, Gallimard, 1922 [1854], (« L’imaginaire »).
WEBER, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2017 [1904-1905], (« Champs classiques »).
ZOLA, Émile, Germinal, Fasquelle, Paris, 1983 [1885].
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1. Émile Zola, Germinal, Fasquelle, Paris, 1983 [1885], p. 209.
2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2017 [1904-1905], (« Champs classiques »).
3. Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1986 [1933], (« Bibliothèque du Nouveau Monde »), p. 93‑94.
4. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Gallimard, 2016, (« Folio »), p. 43.
5. Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Trad. Louis Fabulet, Paris, Gallimard, 1922 [1854], (« L’imaginaire »), p. 66.
6. Toni Morrison, La source de l’amour-propre, Trad. Christine Lafferière, Paris, Christian Bourgeois, 2019, p. 29.
7. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2021 [1939].
8. Miguel Cervantès, Don Quichotte, I, Paris, Gallimard, 1988 [1605], (« Folio »), p. 574.