Les œuvres de jeunesse. Enjeux stylistiques et socio-poétiques d’une catégorie problématique (Lausanne)
Journées d'étude, Université de Lausanne, les 13 et 14 juin 2022.
Dans les quinze dernières années, et jusqu’à la récente publication du dernier cours d’Antoine Compagnon au Collège de France (La Vie derrière soi. Fins de la littérature, 2021), la thématique du vieillissement littéraire, unie parfois à une réflexion sur la dernière œuvre ou le style tardif, a fait l’objet de nombreuses études, cherchant à appréhender le phénomène selon des approches variées1. Mais qu’en est-il de la jeunesse et de ses « œuvres » ? Force est de constater que les commencements de la littérature n’ont pas suscité, du moins dans le domaine français, une même effervescence critique : hormis les quelques travaux collectifs consacrées à des objets apparentés, mais spécifiques (la « première œuvre2 » ou le « premier roman3 »), le concept d’« œuvre de jeunesse » demeure un impensé de l’histoire et de la théorie littéraires. Étiquette commode et apparemment consensuelle, convoquée aussi bien dans l’enseignement que dans les pratiques philologiques et éditoriales pour classer les débuts des auteurs canonisés, cette notion ne repose, de fait, sur aucune définition générale, opératoire à l’échelle transhistorique. Les « œuvres de jeunesse » ne seraient-elles donc qu’un mot, pour paraphraser la formule percutante de Pierre Bourdieu4 ?
Cette tâche aveugle de la recherche s’explique peut-être par le fait qu’une définition a minima paraît aller de soi : les œuvres de jeunesse regroupent les productions écrites pendant la jeunesse de leur auteur. Les choses ne sont pourtant pas si simples, ne serait-ce que parce que la jeunesse est un âge flou par excellence, qui ne se laisse guère enfermer dans un périmètre temporel, biologique et social univoque. Cette formalisation intuitive et tautologique soulève finalement plus de questions qu’elle n’apporte de réponses : jusqu’à quand est-on « jeune » en littérature, et à partir de quel moment, ou événement, cesse-t-on de l’être ? Où situer la frontière entre la « jeunesse » et la « maturité » d’un style, d’une esthétique ?
Outre la difficulté objective d’identifier des critères définitoires stables et univoques, les efforts de théorisation de la catégorie se heurtent, plus fondamentalement, à un imaginaire et un discours critique dévalorisants, que corroborent, d’ailleurs, les postures de rejet ou de minimisation des écrivains eux-mêmes à l’égard de leurs débuts. Du moment que les « œuvres de jeunesse » n’accèdent au patrimoine littéraire, soit à une forme d’existence, y compris éditoriale, que parce que leur auteur a produit une œuvre « mature » ou « majeure », consacrée puis canonisée, leur appréhension se fait presque exclusivement à la lumière, pareillement trompeuse, d’un « après », d’un « pas encore » ou, au mieux, d’un « déjà-là ». La relation de causalité établie entre la courbe d’une vie et le parcours créateur contribue de façon décisive à asseoir une conception éminemment téléologique des œuvres de jeunesse en tant que « préparation » ou « source » des productions ultérieures. Elles se trouvent dès lors enfermées dans un schéma d’apprentissage qui oblitère une donnée essentielle, à savoir que ces écrits constituent des créations à part entière, historiquement situées, et confrontées par conséquent à l’état du champ et aux imaginaires littéraires et stylistiques en vigueur au moment de leur production.
Le but de cette journée d’études est donc de poser les jalons d’une réflexion de plus large empan sur la catégorie littéraire, stylistique et éditoriale d’« œuvres de jeunesse ». Peut-on échapper à l’automatisme finaliste qui assigne les juvenilia à la marge du canon et les réduit au rang d’étape négligeable au sein d’une carrière d’écrivain, et essayer de retracer des tendances générales, des invariants, ou du moins certaines caractéristiques qui seraient propres à « l’écriture-de-jeunesse comme catégorie spécifique de l’écriture5 » ? Un tel positionnement n’implique nullement de renoncer aux approches monographiques, centrées sur la trajectoire individuelle de tel ou tel auteur ; au contraire, celles-ci fournissent un angle d’attaque précieux pour aborder des aspects plus transversaux, et permettent également d’opérer des parallèles entre des écrivains et des textes hétérogènes. La singularité et l’autonomie des œuvres de jeunesse pourrait ainsi être mise en valeur par le biais d’une confrontation non plus binaire et verticale, qui opposerait hiérarchiquement l’œuvre de jeunesse à l’œuvre de la maturité, mais plurielle et horizontale, à même de révéler des traits partagés par différentes productions juvéniles.
Dans cette perspective plus ample, nombreuses sont alors les pistes d’analyse et les implications théoriques, ainsi que méthodologiques, qui s’offrent à l’exploration. Un premier angle d’observation pourrait aborder des problématiques d’ordre stylistique. En attribuant à la figure de l’hyperbole un « caractère juvénile », Aristote tisse implicitement, dans sa Rhétorique, un lien entre l’ethos et le style des jeunes orateurs. Les débordements émotionnels propres à la jeunesse se solderaient ainsi par la tendance à abuser des ornements du discours, par une effusivité que certains rhéteurs de l’âge classique stigmatiseront comme un signe de puérilité. Émondée de sa charge axiologique, cette formalisation rhétorique propose une description de l’écriture juvénile comme portée naturellement à l’exagération, à la surcharge expressive et au lyrisme. Un tel imaginaire se confirme-t-il à l’épreuve des textes, aussi bien en prose qu’en poésie ? L’examen de plusieurs cas de figures singuliers peut-il conduire à identifier des traits ou des phénomènes stylistiques qui se configureraient non seulement comme spécifiques à un auteur, mais aussi comme propres à la jeunesse en tant que moment de l’écriture ? Peut-on, plus généralement, esquisser les contours d’un « style de jeunesse » ? Cette catégorie stylistique a- t-elle une pertinence descriptive et heuristique ?
Un autre volet de la réflexion stylistique pourrait aborder la question controversée de l’originalité, particulièrement pertinente pour des corpus d’après 1789. Bien que, dans les logiques qui régissent le fonctionnement du champ littéraire, la jeunesse soit symboliquement valorisée, car assimilée à la nouveauté, sa force de rupture ne se manifeste pas nécessairement au niveau des options esthétiques et stylistiques adoptées. N’en déplaise à Aragon, il ne semble pas que la jeunesse écrive toujours « contre ce qui s’écrit6 », mais qu’elle entretienne au contraire un lien fort, de nature plus ou moins intentionnellement imitative, avec les conventions esthétiques d’un genre ou d’une forme établis. Il n’est donc pas rare que les critiques, et les écrivains eux-mêmes, déplorent les faiblesses et l’absence d’originalité des écrits juvéniles. Les reproches les plus récurrents portent sur les défauts du style, peu inventif, hésitant ou maladroit, inévitablement exposé à la pression qu’exercent, de façon simultanée, l’héritage d’une formation scolaire encore toute proche, ainsi que le poids des modèles, des représentations esthétiques et langagières normées auxquels tout débutant doit, peu ou prou, se confronter. En quoi ces facteurs et ces tensions affleurent-ils au niveau de l’écriture ? Comment les jeunes écrivains composent-ils avec le souci de se conformer aux pratiques rédactionnelles dominantes et la volonté de tracer leur propre voie ? Dans quelle mesure le devenir social de l’écrivain se double-t-il aussi d’un devenir esthétique et stylistique, qui impliquerait une maîtrise progressive, ou bien l’abandon ultérieur de certains procédés d’écriture, d’un genre, d’une thématique ?
Ce premier axe se laisse utilement compléter par une approche socio-poétique. On pourrait par exemple s’interroger sur les facteurs qui, d’un point de vue sociologique, contribuent à définir la jeunesse d’un écrivain, et de ses « œuvres ». Peut-on décrire la façon dont s’opère le passage de la jeunesse à l’âge adulte au sein du champ littéraire, les étapes qui jalonnent le devenir- écrivain, au fur et à mesure que les carrières s’émancipent des ordres et destins d’Ancien régime ? Les paramètres sociaux (capital symbolique et économique, reconnaissance et consécration, intégration d’une position identifiable dans le champ littéraire) sont-ils toujours dépendants des données biologiques, ou peut-il y avoir dissociation ? La catégorie d’œuvre de jeunesse est-elle encore pertinente en l’absence d’une production « mature » (pensons à Rimbaud, à Alain-Fournier ou Radiguet), ou dans le cas d’une reconnaissance foudroyante par les pairs et/ou par le public ? Les enjeux complexes liés à la publication, ou à la non-publication, des textes juvéniles méritent aussi d’être explorés, car ils peuvent fournir des paramètres discriminants pour mieux circonscrire l’empan de la notion, aussi bien pour ce qui est des stratégies de positionnement dans le champ (la publication pouvant valoir lancement et octroyer au débutant la visibilité qui lui fait défaut, mais pouvant aussi passer inaperçue, voire desservir les ambitions ultérieures de l’auteur, comme dans le cas de Proust), que du statut et du classement de ces écrits. Doit-on ne considérer comme « œuvres » – ou comme appartenant à l’œuvre d’un auteur – que les textes publiés en début de carrière, et laisser de côté les productions de jeunesse restées inédites et éditées posthumément, ou bien cette distinction n’a- t-elle pas lieu d’être ?
Sur un versant plus poétique, élargir la focale au-delà des parcours auctoriaux spécifiques revient par exemple à se demander s’il est possible de reconnaître des thèmes, des préoccupations esthétiques, des choix génériques récurrents que partageraient plusieurs œuvres de jeunesse. Peut-on faire le lien entre l’âge de la vie et une forme ou un genre littéraire particulier, comme le postula Deschanel en déclarant que la jeunesse est « l’âge de la poésie7 » ? S’il est vrai, à en croire François Mauriac, qu’« un garçon de dix-huit ans ne peut faire un livre qu’avec ce qu’il connaît de la vie, c’est-à-dire ses propres désirs, ses propres illusions8 », l’écriture juvénile serait-elle, inévitablement, le lieu de l’épanchement subjectif, le terrain d’une négociation souvent malaisée entre la tentation autobiographique et l’invention fictionnelle ?
On pourra enfin prendre en considération des aspects d’ordre éditorial. Le flou définitionnel qui entoure la notion d’« œuvre de jeunesse » découle aussi des choix très divers opérés au moment de nommer et de classer ces productions. « Premières œuvres », « premiers écrits », « textes », mais aussi « poésies », « nouvelles » ou « pièces » « de jeunesse » : autant de dénominations flottantes, qui apparaissent dans les intitulés forgés par les éditeurs et reflètent des logiques de sélection, d’interprétation et de valorisation symbolique très hétérogènes. La diversité des enseignes auxquelles sont logées ces productions semble être le symptôme de leur caractère foncièrement problématique, ainsi que de l’embarras des éditeurs, appelés à les regrouper et, ce faisant, à statuer sur leur valeur littéraire et esthétique. Ces opérations éditoriales, responsables d’une canonisation ambivalente, méritent d’être investiguées ; on pourra se pencher notamment sur les principes qui ont présidé à l’établissement d’une ou de plusieurs éditions de référence, au sein d’une même collection ou de collections différentes, ainsi que sur le discours parfois contradictoire, oscillant entre pointage des défauts et gestes de valorisation symbolique, qui se développe dans les textes de présentation, les notices et avertissements des éditeurs.
Notes
1 Voir, entre autres, Myriam Boucharenc (dir.), La Dernière Œuvre, Revue des Sciences Humaines, no 287, 2007 ; Edward Saïd, Du style tardif (2006), Arles, Actes Sud, 2012 ; Marie-Odile André, Pour une sociopoétique du vieillissement littéraire. Figures du vieil escargot, Paris, Honoré Champion, 2015.
2 Voir Vincent Cotro, Véronique Meyer et Marie-Luce Pujalte-Fraysse (dir.), La Première œuvre. Arts et musique XVe-XXIe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; Bruno Petey-Girard et al. (dir.), Première œuvre, dernière œuvre. Écarts d’une écriture, Paris, Classiques Garnier, 2014.
3 Voir Johan Faerber, Marie-Odile André (dir.), Premiers romans 1945-2003, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2005 ; Bertrand Legendre, Corinne Abensour (dir.), Entrer en littérature – Premiers romans et primo- romanciers dans les limbes, Paris, Les éditions Arkhê, 2012.
4 « La “jeunesse” n’est qu’un mot », entretien avec Anne-Marie Métailié, Les jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Âges, 1978, p. 520-530, repris dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 143-154.
5 Formule empruntée à Claude Duchet, « L’écriture de jeunesse dans le texte flaubertien », Nineteenth-Century French Studies, vol .12, no 3, 1984, p. 299.
6 Propos rapportés dans Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, 1965, p. 38.
7 « On pourrait presque dire que chaque âge de la vie a tel ou tel genre littéraire qui lui convient ou qui l’exprime. La vieillesse est l’âge des Mémoires. La jeunesse est l’âge de la poésie. » É. Deschanel, Physiologie des écrivains et des artistes ou Essai de critique naturelle, Paris, Hachette, 1864, p. 76.
8 F. Mauriac, « Le Romancier et ses personnages », 1933.
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Les contributions pourront s’inscrire dans l’un des axes évoqués ci-dessus, ou bien proposer des perspectives complémentaires, susceptibles d’enrichir la réflexion qu’on souhaite mener autour du concept d’œuvre de jeunesse. Elles pourront porter sur des auteurs et/ou des périodes spécifiques de l’histoire littéraire de langue française, ou aborder des aspects théoriques, méthodologiques et épistémologiques plus généraux.
Les propositions, rédigées en français et ne dépassant pas les 500 mots, sont à envoyer à Ilaria Vidotto (ilaria.vidotto@unil.ch) d’ici le 15 janvier 2022 (date limite).
À l’issue de l’évaluation des propositions, une notification d’acceptation sera envoyée avant le 30 janvier 2022.
La journée d’études aura lieu en présentiel (la participation à distance, en modalité hybride, restera une exception) à l’Université de Lausanne, les 13 et 14 juin 2022.