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Appels à contributions
Revue Orages n°21,

Revue Orages n°21, "Temps insensés" (dir. Stéphanie Genand)

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Stephanie Genand)

Revue Orages. Littérature et culture, 1760-1830,

n°21, à paraître en 2022

Numéro dirigé par Stéphanie Genand

 

Appel à contributions

Temps insensés

Les années 1780-1830, de l’avis des contemporains, se caractérisent par un spectaculaire dérèglement des esprits : du choc de la Révolution, qui bouleverse la perception du temps comme le rapport à l’espace, aux déracinements multipliés par le passage des frontières[1] ou les transferts de biens et de capitaux accélérés par les guerres menées à l’intérieur comme à l’extérieur de la France, pas un domaine de l’existence n’échappe à la grande volte-face des prérogatives, des générations et des autorités qui caractérise l’entre-deux siècles. « Il y a une vie entière de réflexions sur le spectacle qu’ont donné ces deux années[2] », écrit Germaine de Staël le 16 septembre 1791, explicitant le caractère intense, à la fois stimulant et traumatisant, de cette séquence historique sans précédent.

Rien d’étonnant dès lors si les désordres de la psyché s’imposent comme l’une des signatures de ces « temps insensés[3] », pour reprendre la formule de Louis-Sébastien Mercier dans l’Histoire de France qu’il publie en 1802. Si elle s’applique aux fanatismes religieux qui entachent le règne de Louis XIV, la périphrase, reprise en écho par Sainte-Beuve au moment d’évoquer cette fois la Terreur[4], n’en circonscrit pas moins le singulier désordre moral qui expose alors l’individu et la nation au risque accru de succomber à la folie. « Folier », foloyance » ou « foloyer[5] » : le nombre conséquent des néologismes identifiés par ce même Mercier, en 1801, pour désigner les égarements de l’esprit ou la suspension de ses facultés – « Foloyer, c’est ne plus raisonner[6] », précise-t-il – traduit bien l’actualité brûlante d’une folie qui, indépendamment même de l’aliénisme[7] déferlant sur la scène médicale, court désormais les rues au point d’imprimer en profondeur sa marque sur les imaginaires : de La Mère coupable de Beaumarchais jusqu’à Adieu de Balzac, « l’hôpital des fous[8] » devient, en quelques années, le décor paradoxalement familier d’une création littéraire tout entière sous le signe de la démence.

Rares sont cependant les études qui ont analysé les spécificités de cette déraison. Outre que cette dernière prolifère et contamine, à une échelle inédite, l’ensemble de la création artistique et musicale du temps[9], son lien avec la reconfiguration, même provisoire, des relations sociales dont le personnage d’Ourika se fait par exemple l’écho sous la plume de Claire de Duras[10], reste encore marginal dans les travaux de la période[11]. Il en va de même de l’articulation entre cet âge remarquablement fertile de la folie et le traumatisme provoqué par les événements révolutionnaires. Philippe Pinel pourtant, dans son célèbre Traité sur la manie publié en 1801, explicite le substrat pathologique des « grands orages de la Révolution, toujours propres à donner une activité brûlante aux passions, ou plutôt à produire la manie sous toutes ses formes[12] ». Si les affects ont précisément fait l’objet de plusieurs analyses récentes[13], soucieuses de restituer leur rôle moteur dans l’émergence du libéralisme[14] ou l’infléchissement de la subjectivité[15], l’égarement moral du moment 1800 et son spectaculaire déploiement restent encore un angle souvent minoré de recherches prisonnières du découpage épistémologique proposé par Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique[16]. Tout se passe comme si les Lumières, a fortiori à la fin du XVIIIe siècle, n’avaient aucune existence sur la scène clinique, ou si la raison qu’on leur associe traditionnellement problématisait leur proximité avec l’insensé[17].

La situation, entre 1780 et 1830, semble à l’évidence plus complexe. Elle sera l’enjeu du présent numéro. Ne faut-il pas, à l’aune des œuvres, mais aussi des problématiques politiques et anthropologiques propres au moment 1800, relier en profondeur les Lumières et la déraison[18] ? Pourquoi la folie envahit-elle à cette échelle la scène et l’espace public au lendemain de la Révolution ? Que nous dit-elle des affects du temps, dont la fiction devient, au terme d’une autre évolution capitale, la langue naturelle ? S’agit-il seulement d’une folie intruse, dénoncée comme étrangère entre les murs de Bicêtre ou de Charenton, ou d’une altérité intime du sujet, désormais persuadé de la dualité constitutive de sa conscience ? Le numéro 21 de la revue Orages entend explorer la richesse et la complexité de ces « temps insensés » qui unissent Diderot à Balzac.

Les propositions (titre et présentation d’une quinzaine de lignes) sont à adresser à Stéphanie Genand : stephanie.genand@u-bourgogne.fr avant le 15 décembre 2021.

 Les contributions retenues, d’une longueur de 30.000 signes espaces inclus, devront parvenir à la même adresse le 13 juin 2022.

 

[1] Voir Stéphanie Genand, Romans de l’émigration (1797-1803), Paris, Champion, 2008 et Vincent Denis, Une Histoire de l’identité. France, 1715-1815, Seyssel, Champ Vallon et Société des études robespierristes, 2008.

[2] Germaine de Staël, Correspondance générale, éd. Béatrice Jasinki, Genève, Slatkine, t. I, p. 495.

[3] Louis-Sébastien Mercier, Histoire de France de Clovis jusqu’au règne de Louis xvi, Paris, Cérioux-Lepetit, 1802, p. 100.

[4] « Les discours de ces temps insensés sont des cauchemars dans les temps paisibles », lit-on au chapitre « Rœderer » des Causeries du lundi, Paris, Garnier, 1854, p. 273.

[5] Louis-Sébastien Mercier, Néologie ou vocabulaire de mots nouveaux, Paris, Maradan, an ix, p. 272.

[6] Ibidem.

[7] Voir notamment Jean-Luc Chappey, « Le nain, le médecin et le divin marquis. Folie et politique à Charenton entre le Directoire et l’Empire », Annales Historiques de la Révolution française, n°374, 2013/4, p. 53-83.

[8] « Toutes les têtes sont renversées ! Cette maison ressemble à l’hôpital des fous », constate Suzanne à l’acte III scène 4 de La Mère coupable(Beaumarchais, Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, 1988, p. 641). La formule réapparaît également à l’ouverture de Corinne ou l’Italie de Germaine de Staël en 1807 (« C’était l’hôpital des fous » : Paris, Gallimard, 1985, p. 43), après avoir traversé le roman de Louvet de Couvray et l’Histoire de Juliette de Sade, qui conduit ses protagonistes à la célèbre « maison de force de Vespoli » (Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, t. III, 1998, p. 1069).

[9] Voir notamment, pour la scène lyrique, la « Ninamania » analysée par Michel Delon : « Lionello Sozzi, le tournant des Lumières et la romance de Nina », Studi Francesi, n°178, 2016, p. 54-66. Voir aussi plusieurs contributions du volume Folies romanesques au siècle des Lumières co-dirigé par René Démoris et Henri Lafon (Paris, Desjonquères, 1998).

[10] « J’entrevis donc […] que toutes les fortunes renversées, tous les rangs confondus, tous les préjugés évanouis, amèneraient peut-être un état de choses où je serais moins étrangère » : Claire de Duras, Ourika [1822], réed. Paris, Gallimard, 2007, p. 76.

[11] Les ouvrages de Yannick Ripa (La Ronde des folles. Femmes, folie et enfermement au xixe siècle, Paris, Aubier, 1985) et de Laure Murat (L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Paris, Gallimard, 2011) s’intéressent surtout aux années qui suivent la grande loi de 1838.

[12] Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, Richard, an x, p. 9.

[13] Voir notamment le n°16 de la revue Orages, « Haines politiques », co-dirigé par Pierre Frantz et Olivier Ferret en 2016, Jean Goldzink et Florence Chapiro, Le Sang du récit. Essai sur les passions romanesques du xviie au xixsiècles, Paris, Garnier, 2020 ou sur une période antérieure, Yann Rodier, Les Raisons de la haine. Histoire d’une passion dans la France du premier xviisiècle (1610-1659), Paris, Champ Vallon, 2020.

[14] Voir Bertrand Marquer, « La ‘dernière souveraine de l’âge moderne » : raisons d’agir en régime démocratique », Fabula/Les colloques, Raisons d’agir : les passions et les intérêts dans le roman français du xixe siècle, URL : http://www.fabula.org/colloques/document6721.php, page consultée le 10 septembre 2021.

[15] Voir Romain Enriquez, « L’inconscient aux sources du génie entre 1850 et 1900 », Hugo Batini et Martine Riguet (dir.), Le Génie au xixe siècle. Anatomie d’un monstre, Paris, Garnier, 2020, p. 239-259.

[16] Voir Florence Lotterie, « Nommer les frontières, gommer les Lumières ? Retour sur ‘’âge classique’ et le ‘moment 1800’ », Stéphanie Genand et Claudine Poulouin (dir.), Parcours dissidents au xviiie siècle, Paris, Desjonquères, 2011, p. 23-33.

[17] Voir la thèse de Virginie Tellier, L’X de la parole. Essai sur le discours du fou dans le récit romantique européen, Paris, Garnier, 2017, p. 13 : « Après le délire d’Oreste à la fin d’Andromaque, le fou est entré, sur la scène littéraire française, dans un profond silence, que seules viennent interrompre, le temps d’un éclair, les longues digressions du neveu de Rameau, elles-mêmes circonscrites par les réponses du philosophe des Lumières, qui garde en définitive le dernier mot ».

[18] Voir Céline Spector, Éloges de l’injustice. La philosophie face à la déraison, Paris, Seuil, 2016.