L’œuvre multiple : l’hybridité à la croisée des champs et des pratiques, de 1950 à nos jours (Musée royal de Mariemont)
Appel à contribution – Cahiers de Mariemont – vol 44 (2022)
L’œuvre multiple : l’hybridité à la croisée des champs et des pratiques (de 1950 à nos jours)
Propositions à envoyer avant le 15 septembre 2021
En écho au volume 43 des Cahiers de Mariemont consacré à La Réplique en art, le volume 44 s’intéresse à l’œuvre multiple en tant que pratique caractéristique de l’après-guerre et qui accompagne et reflète aujourd’hui encore les profondes transformations de nos sociétés. Comme l’écrit Michel Melot à propos du livre : « Le « multiple » n’est ni une copie, ni un « exemplaire » interchangeable avec un autre. La catégorie de « multiple » est donc un hybride entre la reproduction et l’œuvre originale unique »[1].
Au XIXe siècle, le monde de l’imprimé fait une place singulière au multiple en faisant de la matrice (bois gravé, plaque, pierre lithographique, etc.) le lieu d’une naissance plurielle de l’œuvre. Cette pratique va s’affirmer nouvellement à la fin des années 1950 quand des innovations en matière de production et de diffusion amènent à une hybridation entre l’œuvre d’art et l’objet industriel. Les transformations sociétales portées par la jeunesse d’alors, l’accessibilité des techniques voire la baisse des coûts de reproduction automatique (le premier photocopieur Xerox date de 1959), font espérer la possibilité de réappropriation et de détournement des moyens de production industrielle – dans lesquels les artistes ne pouvaient intervenir directement. Cette potentialité de diffusion de l’art vers le plus grand nombre, laisse augurer à de nouveaux créateurs une remise en question de biens marchands et/ou culturels de la « société de consommation ». En 1959, Daniel Spoerri fonde les éditions MAT (Multiplication d’Art Transformable) à Paris avec la volonté de produire des objets d’art accessibles : chaque œuvre étant produite à 100 exemplaires signés et singularisés par l’artiste. Le multiple va permettre aux créateurs par « l’édition artistique » d’investir le champ des objets de consommation auquel le monde de l’imprimé appartient désormais pour une large part. À l’instar de Spoerri, nombreux sont les artistes qui réalisent à la fois des livres d’artiste ainsi que d’autres œuvres multiples : soit en créant leurs propres structures soit en collaboration avec des maisons d’édition de livre, de design ou des galeries d’art… À Anvers Guy Schraenen, grâce à sa structure « Archive for Small Press & Communication », va non seulement éditer, créer et diffuser des « livres d’artiste » mais également réunir nombre des œuvres multiples réalisées entre les années 1960 et 1980. Selon Schraenen, cette conception générale de la multiplication et de la diffusion « avait pour caractéristique l’emploi ou le détournement d’objets usuels ou industriels, également d’œuvres publiées sur papier mais toujours réalisées dans la même idée »[2]. Comme nous le rappellent Marie-Ange Brayer, Rossella Froissart et Valérie Nègre[3], la pratique du multiple n’est du reste pas topique de la production des artistes : on la retrouve également dans le champ du design depuis les années 1950. Elle a pour double-effet l’artialisation des objets usuels et leur défonctionnalisation brouillant les frontières qui départent les arts appliqués et le design de celles des œuvres d’art. Si leur identification, leur réception comme leur analyse s’avèrent plus difficile, elles ne suffisent pas à comprendre la cécité relative de la critique d’art pour les créateurs et les objets hybrides provenant des champs du design et des arts appliqués.
Dans l’essai qu’elle consacre au Multiple d’artiste (2010), Océane Delleaux[4] signale un regain d’intérêt pour le multiple à partir des années 1990, après une période de désaffection dans la décennie précédente. En 2006, l’exposition et la publication éponyme du MoMA Eye on Europe: Prints, Books, & Multiples, 1960 to Now avaient pour ambition de donner la vision la plus large possible de la pratique sous toutes ses formes. Toutefois, comme le souligne Laurence Corbel[5], les choix des commissaires, Deborah Wye et Wendy Weitman, témoignent non seulement d’une grande disparité des pratiques et des supports, mais également d’un manque de consensus sur ce que la notion et la définition de « multiple » recouvrent tant pour les chercheurs que les créateurs.
Déjà mis à mal par le multiple et la variété des tirages ou exemplaires qu’il propose, l’œuvre unique se confronte désormais à la dispersion numérique : l’usage très récent de la Blockchain et celui des non-fungible token (NFT) apparaissent comme autant de tentatives de faire perdurer un peu cette aura. L’exemple le plus déroutant étant sans doute Everydays : The First 5 000 days de Beeple, une œuvre regroupant, comme dans un cabinet d’amateur numérique, 5000 images créées par l’artiste, et rendue accessible à l’acquéreur selon certaines conditions.
Nonobstant, force est de constater que les œuvres multiples ont souvent été affaire d’accessibilité technique et matériel, en partie corolaire des développements socioculturels, industriels et technologiques qu’elles explorent et interrogent. Déjà dans les années 1970 de nombreux artistes ont exploré divers supports : à l’image du disque vinyle Reconstitution De Chansons Qui Ont Été Chantées À Christian Boltanski Entre 1944 Et 1946 (1971), ou du Bicentenaire kit de Jacques Monory et Michel Butor (1976) qui est un coffret à tiroirs réalisé à 300 exemplaires en altuglas bleu contenant un ouvrage, des sérigraphies originales ainsi que différents objets emblématiques de la civilisation américaine. De la même manière, l’accessibilité des divers formats audiovisuels dans les années 1980-1990, recelait pour les créateurs des promesses semblables à celles véhiculées par le livre dans les années 1960. Ainsi Thierry De Duve réalise, entre 1976 et 1984, un triptyque intitulé Adrienne et le journal et composé d’une vidéo réalisée en super 8, d’un roman et d’une Pièce sonore pour walkman en 12 cassettes. Jean-Michel Othoniel écrit et réalise quant à lui le contenu du cd-rom A Shadow in your Window (1995), qui est un abécédaire interactif puisant dans ses images, vidéos et écrits : tirée à 500 exemplaires cette œuvre, qu’il considère comme « la plus importante, et la moins coûteuse » a été produite dans le but de « toucher un public différent de celui de l’art »[6].
Parce qu’il est davantage pensé pour l’espace privé que public, parce qu’il autorise également toutes les expérimentations, on peut se demander si le multiple ne trouve pas dans cette domestication des matières et surtout des moyens de la production industrielle que sont les imprimeuses 3D et des découpeuses laser autant d’opportunités d’expression. Fruit et avorton de notre culture industrielle européenne, l’œuvre multiple est-elle aujourd’hui en mesure de révéler voire d’interroger les tenants et les aboutissants des industries culturelles mondiales ?
Ce volume invite chercheurs, artistes et éditeurs à interroger cette forme d’art, en réfléchissant non seulement sur l’évolution du statut de l’œuvre d’art et celui de l’artiste, mais également sur la manière dont ces œuvres utilisent et parfois détournent les moyens de production et de diffusion les plus récents en particulier depuis les années 2000. Voici une liste non exhaustive de pistes de réflexion à explorer :
Perspective historique : origines, développements et continuités d’une pratique
Le statut de l’œuvre et de l’artiste
Le « multiple » et la démocratisation de l’art
Les normes et valeurs de société mises en question
Les enjeux et moyens de production et de diffusion du « multiple »
Positionnements des créateurs vis-à-vis des matières et techniques traditionnelles et des innovations
Les réseaux de diffusion
Les rôles et fonctions des différents acteurs du multiple : éditeurs et créateurs
Place des livres d’artistes dans le multiple contemporain
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Les propositions de contributions, en français ou en anglais (comprenant un résumé de 2 000 à 3 000 signes, avec un titre provisoire, une courte bibliographie sur le sujet, et une biographie de 2 ou 3 lignes) sont à envoyer à l’éditeur des Cahiers de Mariemont, Jean-Sébastien Balzat (jean-sebastien.balzat@musee-mariemont.be) avant le 15 septembre 2021.
Le texte de l’article (max. 30 000 signes, espaces compris) ainsi qu’un résumé (français et anglais) et 10 mots clés (français et anglais) sont attendus pour le 15 janvier 2022.
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Dr Sofiane Laghouati, chercheur qualifié et conservateur des livres modernes et contemporains, Musée royal de Mariemont
Dr Jean-Sébastien Balzat, éditeur scientifique des Cahiers de Mariemont
Les Cahiers de Mariemont
Fondée en 1970, les Cahiers de Mariemont sont publiés annuellement par le Musée royal de Mariemont (Belgique). À comité de lecture, la revue vise à promouvoir l'étude de ses riches collections et à publier, principalement en français et en anglais, des travaux de recherche dans les grands domaines de spécialisation du Musée : l’art et l'archéologie des mondes méditerranéens anciens, les arts extra-européens, l'archéologie et l'histoire régionale, les livres précieux, les arts décoratifs et la muséologie. Ses dossiers thématiques abordent des sujets de l'actualité de la recherche dans une perspective transversale et interdisciplinaire.
Pour en savoir plus, consultez la page de la revue sur :
http://www.musee-mariemont.be/index.php?id=1128.
Les numéros 1-40 sont en ligne sur le portail Persée.
[1] M. Melot, « L'art au défi du multiple », dans Médium, 2012/3-4 (n° 32 - 33), p. 169-182. URL : https://www.cairn.info/revue-medium-2012-3-page-169.htm.
[2] G. Schraenen, éd., Multipels en andere multipels, Turnhout, Cultuur- en ontmoetingscentrum De Warande, 1991.
[3] M.-A. Brayer, R. Froissart et V. Nègre, « Constellations d’objets : le multiple aux frontières de l’art et de l’industrie », dans Perspective, 2, 2019, mis en ligne le 30 juin 2020, consulté le 21 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/perspective/14627.
[4] O. Delleaux, Le Multiple d'artiste, Histoire d'une mutation artistique : Europe-Amérique du Nord de 1985 à nos jours, Paris, 2010.
[5] « Excepté leur appartenance à la catégorie de multiples, ces travaux ont en réalité un statut très différent : les œuvres numérotées et signées, au tirage limité, qui prennent place sur les cimaises des galeries ou des musées sont plus proches du format traditionnel de l’œuvre d’art que de celui des multiples, au tirage illimité, qui ont radicalement transformé les conditions de diffusion et de réception de l’art ». L. Corbel, « Les éditions d’artistes depuis les années 1960 : livres, revues et multiples », dans Perspective, 4, 2009, mis en ligne le 07 août 2014, consulté le 4 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/perspective/1280.
[6] Interview de J-M. Othoniel par C. Girieud dans « L’art et l’artiste projetés sur CD-Rom », Chronicart, 1er avril 1999, consulté le 24 juin 2021. URL : https://www.chronicart.com/digital/l-art-et-l-artiste-projetes-sur-cd-rom/.