Les judéités d'investigation (Revue Franges)
Les générations d’après Auschwitz affrontent aujourd’hui la Shoah en adoptant une posture décisive : l’enquête. Celle-ci, véridique ou fictionnelle, est la seule ressource disponible pour sonder un événement dont les écrivains ne sont pas des témoins. Elle se décline en récits, tels Dora Bruder de Patrick Modiano, Les Disparus de Daniel Mendelsohn, L’Origine de la violence de Fabrice Humbert, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka, Sur la scène intérieure de Marcel Cohen, C’est maintenant du passé de Marianne Rubinstein, La Cache de Christophe Boltanski, Dix jours « polonais » de Henri Raczymow, en bandes dessinées comme Nous n’irons pas voir Auschwitz de Jérémie Dres, en romans graphiques – on peut penser à 101, boulevard du Montparnasse d’Anne Gorouben – ou encore en documentaires : Les Enfants du 209 rue Saint-Maur de Ruth Zylberman. Ces enquêtes amènent l’écrivain à adopter une posture active de collecte, d’établissement et d’interprétation de faits qui ont été effacés ou niés. Elles sont marquées par une très forte pulsion généalogique et une tentative de reconduire dans le champ de la littérature les méthodes de la micro-histoire. L’enquête engage de la sorte l’écrivain à reconstruire de lui-même le lien de filiation qui a été brisé. Rassemblant des documents, il historicise sa propre histoire et cherche sa place dans la suite interrompue des générations. Voilà qui explique peut-être la tonalité et les ressorts d’un grand nombre d’œuvres contemporaines qui explorent, d’une façon ou d’une autre, les territoires de la judéité. Or on sait que la judéité en France est de longue date une notion problématique. L’assimilation et la laïcité ont eu pour résultat qu’elle a été pensée en termes davantage culturels qu’identitaires. Ce phénomène a conduit à lui conférer une dimension essentiellement réflexive : la judéité est devenue objet de sa propre enquête. Mais avec la Shoah, cette judéité souvent insaisissable, impossible à circonscrire entièrement en fonction de critères religieux ou identitaires, s’est trouvée radicalement redéfinie en devenant une communauté de destin. C’est à celle-ci que les enquêteurs contemporains tentent de rattacher leur propre judéité. C’est pourquoi les investigations littéraires autour de la Shoah abordent l’identité juive d’une façon bien souvent moins philosophique ou idéologique que dans certaines œuvres antérieures. Elles sont davantage tournées sur une culture et une histoire communes, et tentent de reconstituer les histoires familiales et les trajectoires individuelles. Comment s’expriment et se construisent ces judéités à partir de l’enquête ? Quels en sont les fondements ? On pourra par exemple penser à la manière dont Mendelsohn mobilise la Torah et l’exégèse biblique en les liant à l’histoire de sa famille ; à la façon dont Dora Bruder constitue une sorte d’hapax dans l’œuvre de Modiano puisqu’à travers la judéité de Dora, c’est, de façon exceptionnelle, la sienne qu’il évoque ; ou encore au refus de Jérémie Dres de visiter les camps de concentration, pour retrouver en Pologne, au cimetière juif ou à la synagogue, une autre mémoire du judaïsme. C’est à ces modalités plurielles de réappropriation d’une identité juive à l’aide de l’enquête que ce volume sera consacré. Il s’agira de cartographier et d’interroger ces judéités d’investigation contemporaines, les formes qu’elles peuvent prendre, les enjeux qu’elles véhiculent, les méthodes qu’elles sollicitent et les ambitions qu’elles se fixent.
Les propositions d’article sont à envoyer avant le 15 septembre 2021, accompagnées d’une notice biobibliographique, aux adresses suivantes : maximedecout@yahoo.fr et yona.hanhartmarmor@mail.huji.ac.il.
Les textes, 35000 signes espaces compris environ, sont attendus pour octobre 2021.
Une présentation de la revue Franges est disponible sur le site de l'association LIEJ, à l'adresee suivante: https://liej.hypotheses.org/revue.