L’énonciation dans le discours littéraire : évolutions et tensions de l’appareil formel (Lausanne)
L’énonciation dans le discours littéraire : évolutions et tensions de l’appareil formel
Université de Lausanne, 9-10 juin 2022
Émile Benveniste (1970) a montré que l’énonciation existe par le moyen opératoire d’un appareil formel. Il en a décrit le système dans sa double dimension référentielle (deixis et anaphore) et non référentielle (les fonctions syntaxiques et les composantes modales), tout en définissant sa vocation à construire le sujet et la subjectivité (plan du discours), aussi bien qu’à les neutraliser (plan de l’histoire).
L’ensemble des formes solidairement impliquées dans chacun des deux plans relèvent, statutairement, de la langue, dont elles constituent un principe transversal d’organisation. Ces deux constellations de signes, rigoureusement disjointes dans le système, sont cependant susceptibles de configurations variées dès lors qu’elles sont articulées en discours. Les pratiques littéraires, en tant qu’espace de liberté où l’homme s’exerce à inventer la langue, ont cherché à exploiter au maximum de leurs possibilités les moyens énonciatifs disponibles, jusqu’à en faire évoluer le sens (par détournement, renforcement, élargissement, usure, etc.).
En somme, ce sont les transformations historiques ayant affecté, de manière a priori plutôt locale, l’appareil formel de l’énonciation, que nous voulons étudier (en français moderne du xviie au xxie siècle). Cette problématique donne lieu à différentes perspectives d’analyse :
• La réflexion peut porter sur le système formel de l’énonciation, une partie du système ou, de façon plus restreinte encore, certaines des unités-types qui le composent. Il peut alors être question, par exemple, de la migration d’une forme d’un plan d’énonciation à l’autre, mais aussi, de manière moins radicale, de l’assimilation d’une nuance de sens nouvelle par une expression pouvant aller dans le sens d’une stabilisation ou d’une déstabilisation de son statut énonciatif, dans la mesure où le phénomène est observable dans les textes littéraires.
Exemple. Le fonctionnement référentiel de l’adverbe maintenant a traditionnellement été décrit par sa dépendance à l’activité de parole d’un sujet locuteur. C’est là un embrayeur au sens strict. Cette compréhension a été révisée sous la pression d’emplois littéraires massifs. Les déplacements de l’ancrage, signifié par la concomitance avec un imparfait, et même, plus rarement, avec un passé simple, ou son apparition en contexte de discours indirect libre ont contribué à distendre la relation au locuteur. Un fonctionnement token-réflexif, qui fixe la référence temporelle relativement à l’occurrence de l’expression plutôt qu’à l’actualité du locuteur, a semblé alors mieux adaptée (De Saussure 2008) ; ce genre d’analyse a fini par débarrasser l’explication de toute implication d’un sujet pour lui garder une valeur essentiellement contrastive entre le moment désigné et un autre moment exprimé par ailleurs (De Mulder & Vetters 2008). L’imprévu langagier a ainsi ébranlé la saisie dichotomique des plans énonciatifs, contraignant le discours grammatical à se renouveler.
• Dans l’optique d’une analyse portant sur des réalisations discursives, il est notamment possible d’examiner l’émergence ou la généralisation de processus d’énallage (un temps pour un autre) ; mais aussi la naissance ou l’expansion d’appariements préférentiels de marques dont la cooccurrence constituerait des faisceaux de formes éventuellement inédits, en phase de normalisation ou de disparition. Les variations statistiques de la réalisation des faisceaux (de l’hapax au fait représentatif d’une norme) sont naturellement susceptibles d’être étudiées à grande échelle.
Exemple. De nombreuses analyses signalent que les indicateurs de temps dans des séquences de discours indirect libre peuvent être a priori de type déictique ou anaphorique. En fait, l’option n’apparaît dans les romans qu’à partir du xixe siècle. C’est au cours du xixe que certains romanciers s’attachent à modifier, en France, les ressorts énonciatifs du discours indirect libre (non encore nommé alors), et en particulier à recourir à des localisateurs temporels déictiques.
En comparaison, la possible occurrence des déictiques de temps (dépendants de l’énonciation citée) dans le cadre du discours indirect peine à être reconnue. Le dispositif, statistiquement beaucoup plus rare qu’en dil, se rencontre dans les romans du xxe et du xxie siècle (Authier-Revuz 2020). Un écart de 200 ans semble séparer les deux évolutions.
C’est aussi la réception de ces formes « déroutantes » qui pourra être envisagée, depuis leur perception comme « hors-normes » (transgressives) jusqu’à leur assimilation et leur reconnaissance théorique par les grammaires.
• Qu’elles soient favorables ou, au contraire, contraignantes par rapport à des transformations affectant le système de l’énonciation, les conditions du changement présentent un intérêt majeur pour l’analyse. Elles peuvent d’ailleurs être de différents ordres et concerner l’état de la langue (diachronie), le lieu de production (diatopie), les genres littéraires ayant accueilli, suscité ou empêché un déplacement de forme ou de sens. À cet égard, il peut être intéressant de confronter les genres dits mineurs, possiblement plus transgressifs et donc plus novateurs, aux genres centraux du canon littéraire, et ainsi de spécifier le rapport entre la hiérarchie des genres et la puissance d’innovation.
Exemple. Que l’on pense à la phrase affirmative, dont l’ordre S-V-O se stabilise fermement au xviie siècle. La liberté de planification des constituants phrastiques se trouve alors réduite, mais les dispositifs inversés, tout en se faisant rares, ne disparaissent pas complètement. Ainsi de cet exemple cité par Haase (1898) : Puis en autant de parts le cerf il dépeça (La Fontaine). Le déplacement des compléments à gauche du verbe apparaît archaïque et manifeste une opération énonciative par la focalisation du verbe qu’il implique.
Les trois perspectives évoquées ci-dessus se veulent incitatives et ouvertes, dans la mesure où elles recouvrent une multitude de phénomènes langagiers différents. La démarche consistant à croiser les perspectives présente naturellement un intérêt majeur pour une réflexion qui entend se développer à l’interface du linguistique et du stylistique. C’est pourquoi la dynamique évolutive de l’énonciation que nous voulons saisir dans certains de ces mouvements visera à informer sur la langue, autant que sur les énoncés et contextes littéraires qui les mettent en œuvre.
Travaux cités
Authier-Revuz J. (2020) : La Représentation du discours autre : principes pour une description, Berlin/Boston, Walter de Gruyter.
Benveniste É. (1970) : « L’appareil formel de l’énonciation », PLG II, Paris, Gallimard, p. 79-88.
De Mulders W. & Vetters C. (2008) : « Le sens fondamental de maintenant : un token-reflexive », Cahiers Chronos, 20, ‘Ici et maintenant’, Amsterdam/New York, Rodopi, p. 15-33.
De Saussure L. (2008) : « Maintenant : présent cognitif et enrichissement pragmatique », Cahiers Chronos, 20, ‘Ici et maintenant’, Amsterdam/New York, Rodopi, p. 53-76.
Haase A. (11898/1975) : Syntaxe française du xviie siècle, trad. M. Obert, Paris, Delagrave.
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Le colloque se déroulera sur deux demi-journées, le jeudi 9 (dès le début d’après-midi) et le vendredi 10 juin 2022 (jusqu’en début d’après-midi), à l’Université de Lausanne. L’organisation prend en charge une nuitée par personne ainsi que les repas. Les frais de voyage sont à la charge des participant.e.s. Il n’y a pas de taxe d’inscription.
Les propositions (résumé précis de 3000 signes max.) doivent être envoyées avant le 30 septembre 2021 par mail aux deux organisateurs. Elles feront l’objet d’une expertise anonyme (la présentation de la problématique et les éléments bibliographiques ne doivent pas être centrés sur les travaux de l’auteur). Les résultats de l’expertise seront communiqués en décembre 2021.
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Les organisateurs :
Aude Laferrière, Université Jean Monnet, Saint-Étienne (aude.laferriere@univ-st-etienne.fr)
Joël Zufferey, Université de Lausanne (joel.zufferey@unil.ch)