On a pu lire récemment dans Acta Fabula un compte rendu du livre de Vincent Descombes, Le Complément de sujet par Jean-Pierre Cometti (« La fausse « querelle du sujet » »). Et l'on peut se demander ce que de tels textes (celui de Descombes/celui de Cometti sur Descombes) apportent à la réflexion sur la littérature. Jean-Pierre Cometti donne une bonne idée de l'importance du livre de Descombes pour le domaine philosophique, et en particulier pour le domaine français. Mais on peut prolonger la réflexion du côté de la théorie littéraire souvent séduite par la philosophie mais ne sachant pas toujours au juste qu'en faire. (cf. « La littérature a-t-elle quelque chose à dire à la philosophie ? » de J.-B. Mathieu sur Philippe Sabot, Littérature et philosophie )
On peut sans doute considérer que la conception réflexive du sujet (la « diathèse subjective réfléchie ») est le fondement sous-jacent de tout un pan de littérature, qu'on pourrait appeler littérature du sujet, du XVIIIe au XXe siècle : la confession, la rêverie, l'autobiographie, les mémoires, mais aussi les formes du « paysage intérieur », du monologue intérieur, etc. Que la relation réflexive du sujet à « soi » soit thématisée, voire problématisée, ou qu'elle demeure une donnée fondamentale tacite de la représentation, elle est incontestablement à l'uvre au cours d'une longue ère littéraire dont il serait intéressant et délicat de définir les limites chronologiques. En effet, sans cela, pas de théorie romantique de l'expression, pas de mythe de l'intériorité (si structurant comme le montre le récent livre de Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité dont Michel Murat rend compte dans « D'un récit l'autre », Acta fabula), pas d'introspection ni d'auto-analyse, et peut-être même pas de lyrisme moderne.
Quel usage, dès lors, le littéraire peut-il faire d'une théorie du sujet radicalement post-romantique ? Doit-il s'indigner de la naïveté d'un Chateaubriand et fustiger l'erreur d'un Proust ? Sans s'infliger ce ridicule, on peut tout du moins prendre conscience que leurs conceptions du sujet sont historiques et que nous ne pouvons donc pas les partager sans arrière-pensée. C'est certes la tâche de l'historien de la littérature que de donner les moyens de comprendre le contexte culturel qui conditionne les modes de représentation, autrement dit de restituer le contexte culturel de auteurs. Mais l'historien de 2004 devient-il, grâce à quelque machine à remonter le temps, un romantique dès lors qu'il lit ses auteurs ? Peut-il (doit-il) faire abstraction de sa propre culture, de sa propre historicité, sous prétexte de restituer (restaurer, reconstituer ) un texte ? Ne peut-on pas imaginer que la prise de conscience du hiatus épistémologique (entre conception du sujet réflexif et conception wittgensteinienne/tesnièrienne) serve l'analyse littéraire ? Bien sûr, le spectre de l'anachronisme plane, tare inlassablement reprochée à la démarche théorique. Mais ce n'est pas une fatalité.
En histoire de l'art, par exemple, il est convenu de considérer le système de représentation en perspective comme historiquement situé et significatif, et non comme une évidence ou une nécessité naturelle. Quant à cette perspective dite « légitime », il faut interroger, de l'extérieur, les conditions et les limites de sa « légitimité ». Et ce faisant, l'historien n'est pas anachronique mais retrouve en fait au plus près les préoccupations des acteurs de l'époque étudiée. La différence avec la conscience qu'ils pouvaient avoir du système, avec la représentation et la valorisation qu'ils pouvaient en faire, est que l'historien peut réfléchir aux questions conceptuelles sans qu'elles emportent, pour lui, des enjeux axiologiques (esthétiques, religieux, moraux, politiques ). (Sur la différence de point de vue entre le contemporain et l'historien, cf. Baxandall, p. 173-190)
Cet exemple, désormais bien connu, me semble fondateur. Mais la théorisation du sujet et de sa littérature au cours des trois ( ?) derniers siècles emporte un autre enjeu. Celui de la périodisation. Est-on sorti ou non de l'ère du « sujet réflexif » ? La philosophie dont parle Descombes est-elle le symptôme d'un tournant épistémologique qui s'accompagnerait d'un tournant esthétique ? Une telle philosophie pourrait-elle être considérée comme la cause d'un tournant esthétique ? (Et quelle sorte d'influence l'uvre de Descartes a-t-elle eu sur la « littérature du sujet » ? Celle de Husserl ? etc.) Faut-il considérer l'auto-fiction comme l'ultime survivance d'une réflexivité mal comprise, ou au contraire comme la manifestation littéraire du tournant épistémologique en question ? Sur ces questions relevant essentiellement de la périodisation (savoir « où l'on en est »), se greffe inévitablement la question de la valeur : parmi les égo-littérateurs contemporains, lesquels sont « à la page » ? lesquels retardent d'un siècle ou deux ? etc.
- Un exemple de piste de réflexion : le « paysage intérieur » verlainien.
Verlaine est représentatif de cette forme poétique que l'on appelle « paysage intérieur ». Il s'agit, si l'on en croit la conception prévalant jusqu'à présent, de « projeter un état d'âme » sur le monde extérieur, ou pour le dire autrement, de décrire un paysage comme expression allégorique (ou symbolique, selon la nomenclature adoptée) de l'intériorité du sujet. Bref, cette forme se fonde d'une part sur l'opposition intérieur/extérieur et son rôle pour la définition des « frontières » du sujet, d'autre part sur l'idée de la ressaisie de soi par une objectivation-réification. Rien que de très conforme aux séquelles post-romantiques de la théorie de l'expression, du sujet « sortant de soi ». On peut donc, dans la perspective de l'histoire littéraire, gloser de tels textes en convoquant le discours théorique qui lui est contemporain. Mais on pourrait aussi interroger ce système de représentation au regard d'une nouvelle philosophie du sujet : l'idée de « projection d'un état d'âme sur » se verrait alors ramenée à des opérations assez courantes et simples de la perception et de l'énonciation. Si il n'y a pas d'« intériorité » ni d'« il intérieur », le paysage intérieur n'est peut-être qu'une conception allégorique du paysage : une telle allégorie aurait pour particularité d'avoir pour terme figuré des éléments de la nature (donc a priori moins codifiés que les objets culturels), et pour terme propre une disposition psychologique. On dégonfle ainsi le discours post-romantique de dissolution des frontières du sujet et on réinscrit le topos dans la famille de l'allégorie. Il faut ensuite se demander en quoi une telle allégorie pourrait permettre une ressaisie du sujet. Une analyse des paysages intérieurs inspirée de Wittgenstein conduirait probablement à dire que le sujet lyrique ne fait pas autre chose qu'énoncer, en les associant de diverses manières, des assertions quant au monde d'une part et des assertions quant à ses sensations d'autre part. Il n'y a dès lors aucune raison de considérer que la concomitance de ces deux types de constat soit porteuse d'une information particulière sur le sujet, ni qu'elle constitue une manifestation singulière de la conscience de soi. En revanche, cette concomitance, et la manière dont les deux ordres d'assertions sont associés, est esthétiquement significative. En objectivant le « paysage intérieur » comme une « forme symbolique », c'est-à-dire comme un mode de représentation historiquement déterminé, on se donne les moyens de l'inscrire dans une histoire de la représentation du sujet, qui est elle-même le soubassement de l'histoire des poétiques : pour le dire vite, on peut considérer la formule du paysage intérieur comme la solution apportée au débat entre romantiques et parnassiens opposant le lyrisme à l'expression impersonnelle. Le moi est représenté comme une P3 (3e personne du singulier) de manière assumée, et qui explicite la relation d'équivalence entre P1 et P3. La « vision » ainsi suggérée se démarque du paradigme de l'intériorité en suggérant que le « moi » est succeptible du même type de connaissance et de représentation que le « lui » : une connaissance en quelque sorte « superficielle », essentiellement fondée sur les manifestations d'extériorité. On peut relire sous cet angle un recueil comme les Fêtes galantes, et faire ainsi l'économie d'une psychologie de Verlaine. (Cette rapide esquisse d'analyse n'a d'autre ambition que d'essayer de montrer que l'application d'une philosophie anachronique aux textes étudiés n'est pas seulement, et cyniquement, démystifiante mais permet de relancer l'enquête historique en suscitant une définition plus précise de ses objets.)
- Sur la méthode de V. Descombes dans Proust, philosophie du roman
Pour le dire simplement, dans le chapitre « L'invention de l'intériorité », Descombes montre que le roman de Proust est construit sur l'alternance de deux points de vue sur les personnages : le point de vue « du monde » et le point de vue « de soi ». Or, là où Proust-théoricien semble plaider pour la supériorité du « roman de l'intériorité » sur le « roman de l'extériorité », Descombes propose que la leçon de Proust-romancier est plus forte puisqu'elle manifeste qu'il ne peut y avoir celui-là sans celui-ci :
« Pourtant, Proust aperçoit qu'il n'y aurait pas de roman, même d'introspection, si le roman purement réaliste d'une autre existence ne doublait pas continuellement l'essai de psychologie subjective spontanément poursuivi. » (p. 233)
En somme, on peut considérer que la conclusion du chapitre sur « L'invention de l'intériorité » est une conclusion encore plus digne de Wittgenstein que de Proust-romancier, ou encore dire que Wittgenstein s'avèrerait un meilleur exégète de la Recherche que Proust lui-même. Le roman manifesterait, de manière romanesque, que le point de vue strictement subjectif (de première personne) est incomplet (philosophiquement absurde) si l'on ne l'envisage pas combiné au point de vue de la troisième personne. Ou pour le dire autrement en allant un peu plus loin (et retrouver la formulation du problème par Sandra Laugier), que l'intériorité ne peut être posée autrement que comme implication logique de l'extériorité, c'est-à-dire que l'intériorité est seconde par rapport à l'extériorité, que celle-là a besoin de celle-ci pour se manifester. La vraie question est celle-ci : est-ce là la philosophie de Proust, c'est-à-dire du roman de Proust, ou de Wittgenstein-Descombes retrouvée dans le roman de Proust ? Je pense que la réponse est entre les deux : Cette philosophie est sans doute celle de Proust au sens où elle est celle de tout le romantisme, de ses premières origines (au moins Rousseau) jusqu'à ses ultimes séquelles (au moins Proust, mais sans doute au-delà), c'est-à-dire qu'elle produit une intense réflexion sur la notion de sujet et manipule sur un mode littéraire les idées de subjectivité et de point de vue. Toutefois, si le terrain romantique est sans doute favorable à cette lecture philosophique, je crois qu'il ne faut pas ignorer que c'est une lecture au filtre de Wittgenstein. Il faudrait distinguer le matériau fourni par Proust de la forme que lui donne Wittgenstein (à travers Descombes). Je ne veux pas dire par là que Descombes fait dire à Proust des choses qu'il n'a pas pensées. Je veux dire, et en cela je glose à peine ce que Descombes dit lui-même, que Wittgenstein permet sans doute de comprendre ce qu'a écrit Proust mieux que Proust lui-même. D'ailleurs, n'est-il pas fréquent qu'un artiste, fût-il par ailleurs critique, soit dans l'embarras lorsqu'il doit expliquer son travail ?
Citations illustrant les trois étapes de la démarche de Descombes :
« Proust théoricien mobilise les thèses de la philosophie de l'esprit de son temps au service du dogme qu'il défend en littérature (que l'uvre ne saurait être expliquée par l'homme). Il reprend imperturbablement les conclusions les plus aporétiques de la philosophie moderne comme autant de vérités lumineuses : [Il les énumère.] Si Proust était l'auteur d'un livre de philosophie on se gardera de confondre un livre de philosophie et un livre philosophiquement instructif , il faudrait lui reconnaître la même sorte d'importance qu'avait Freud pour Wittgenstein : d'être l'auteur d'une uvre où l'on peut puiser sans fin des exemples d'« erreurs typiquement philosophiques » (ce qui veut dire : des erreurs qui tiennent à ce qu'on veut donner une valeur explicative à ce qui ne devrait être pris que pour une façon de parler parmi d'autres). De façon générale, Proust théoricien reste pris dans la confusion générale qui affecte toute la philosophie du sujet pensant » (p. 15-16)
« Les philosophes ont le plus grand besoin de lire des romans s'il est vrai que la forme romanesque est aujourd'hui la plus riche en legomena, en échantillons de ces manières communes de penser qui sont la matière première de la philosophie pratique. » (p. 18)
« Il s'agit de montrer que la version romanesque de ces deux dogmes proustiens [« mythe de l'intériorité » et « optique des esprits »], loin d'en être la simple transposition, en représente la correction la plus décisive. Ce qui assure la victoire de la philosophie proustienne du roman sur la philosophie proustienne de l'essai. » (p. 21)
Pour le dire simplement, il y aurait contradiction entre la doctrine de Proust et son roman. Mais si l'on arrive à un tel degré de contradiction, c'est-à-dire non à la simple idée que le roman serait supérieur à l'essai dans l'exposé d'une thèse ou le traitement d'une question, mais que le roman contredit l'essai, alors se pose la question de l'intention de l'auteur, et le problème de la surinterprétation. Descombes ne répond pas à cette question, et il n'insiste d'ailleurs pas sur le fait que la réalisation romanesque de Proust aille à l'encontre de sa pensée la plus consciente. Je crois qu'il faut affronter cette question. La lecture de Descombes ne me semble pas strictement surinterprétative ou anachronique. Ce qui est intéressant chez Descombes, c'est qu'il ne cherche pas à corriger Proust, même s'il considère son livre comme une collection d'erreurs. Il considère que les modalités de présentation de ces erreurs les rendent instructives (attitude wittgensteinienne), et même que leur présentation contient les moyens d'en sortir (plasticité de la forme romanesque par opposition au dogmatisme de l'essai). À la question de savoir si une telle démarche nous instruit sur Proust ou sur la nature de l'esprit, je crois qu'on peut répondre qu'une meilleure appréhension de la nature de l'esprit nous permet d'accéder à une meilleure connaissance de Proust. Il me semble qu'on peut étendre cette démarche à d'autres formes littéraires. Si le roman est sans doute un terrain favorable pour la manipulation de questions éthiques, la poésie a sans doute également ses terrains d'élection. En tout cas, la tradition lyrique n'est probablement pas dépourvue d'enseignements (c'est-à-dire d'erreurs) sur la nature du sujet.
- Sur la critique de l'intériorité par Wittgenstein, sa lecture par Sandra Laugier et ce que cela nous apprend sur la littérature romantique :
Sandra Laugier, « La question d'une subjectivité sans psychologie » (Europe).
Le propos de cet article est de redresser l'image que l'on peut avoir de Wittgenstein comme critique de l'intériorité : ne pas croire qu'il nie toute pertinence à cette notion mais plutôt comprendre quel peut être son statut philosophique rigoureusement défini. Deux propositions conjointes : Ce n'est pas le processus mental qui donne sa valeur au langage mais « l'usage, et la communauté de cet usage » (d'où l'erreur liée à la notion de « langage privé ») ; L'intériorité doit être postulée comme le corollaire de cette extériorité, de cette publicité des usages du langage par le sujet : l'intériorité est inventée par réaction au sentiment de cette extériorité, parce qu'il est terrorisant.
« On sait [renvoie à Bouveresse, Le mythe de l'intériorité] que Wittgenstein met en cause l'idée que j'ai un accès privilégié à mes sensations, et qu'il suggère que je ne connais pas mieux, voire moins bien, ma douleur que celle d'un autre. » (p. 111) Ceci contredit l'attitude romantique générale qui consiste à penser que le problème est que je ne peux trouver d'expression adéquate de ce que je ressens et que je ne peux donc être réellement compris (thème du « langage privé »). De ce problème découle que le travail poétique est une recherche désespérée de l'expression la plus adéquate possible, la plus authentique. Or, d'après Wittgenstein, il faudrait plutôt penser que l'expression lyrique consiste plutôt à traiter les sensations personnelles comme si elles étaient celles d'un autre, soit de présenter une P3 sous l'aspect de la P1. Ou, pour le dire autrement, de traiter la P1 comme si c'était une P3.
La conclusion de l'article de S. Laugier propose un retournement du problème du « langage privé ». Ce complexe de l'expression serait doublé de son complémentaire contradictoire : l'« inquiétude du rapport à soi » tiendrait autant à l'impression d'une impossibilité de l'expression qu'à une angoisse de la possibilité de cette expression, une terreur de la publicité, une réticence à l'idée d'être manifesté dans ses paroles. « Une telle reconnaissance [que vos expressions vous expriment, qu'elles sont à vous et que vous êtes en elles] serait l'acceptation de l'expression (Ausdruck) comme identiquement intérieure (elle m'exprime) et extérieure (elle m'expose). C'est dans cette identité finale que se révèle la nature même de la subjectivité telle quelle est réinventée par Wittgenstein : le sujet est certes sujet du langage, Wittgenstein le montre de toutes les façons possibles dans les Recherches, mais au sens où il est sujet de (à) l'expression. » (p. 116) Je propose de suivre cette idée pour expliquer la psychologie du lyrisme romantique par « notre refus ou notre terreur de [l]a publicité [du langage]. Nous préférons être privés que publics. » (p. 117) De là, on peut aussi faire des propositions d'interprétation de l'histoire des poétiques post-romantiques comme des alternatives à la problématisation romantique du sujet. (cf. supra sur Le « paysage intérieur »)
- Michael Baxandall, Formes de l'intention. Sur l'explication historique des tableaux, Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », [Patterns of intention, 1985] 1991.
- Jacques Bouveresse, Wittgenstein : la rime et la raison, Science, éthique et esthétique, coll. « Critique », Éditions de Minuit, 1973.
- Vincent Descombes, Proust, philosophie du roman, coll. « Critique », Minuit, 1987.
- Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité. Théorie de l'expression et invention esthétique dans les avant-gardes françaises (1885-1935), PUF, 2002.
- Sandra Laugier, « La question d'une subjectivité sans psychologie », p. 106-120, Europe, n°906 : « Wittgenstein », octobre 2004.
- Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi d'Investigations philosophiques, traduit par Pierre Klossowski (1961) avec une introduction de Bertrand Russell, Gallimard. Nouvelle édition des Recherches philosophiques à paraître chez Gallimard le 15 novembre 2004.